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Photo Virginia WoolfVirginia Woolf

(1882-1941)

Dossier

Le roman selon Virginia Woolf

Traverser les apparences : le roman selon Virginia Woolf, par Jolianne Gaudreault-Bourgeois, 1 août 2018

Introduction. Virginia Woolf : lectrice, critique et romancière.

« Il n'y a rien de plus agréable au monde que de raconter des histoires », écrit Virginia Woolf dans un article intitulé « Professions féminines ». Mais comment le romancier – ou, bien sûr, la romancière – devrait-il raconter ces mêmes histoires dans l'optique où Woolf est tout sauf une partisane du réalisme et de la fabrication élaborée de l'intrigue romanesque ? À travers une forte activité de critique littéraire et de conférencière, la romancière s'est construit une pensée très riche au sujet du genre du roman – sur son sens, sur ses visées, sur ses techniques –, alors que ces deux activités lui ont permis d'intervenir dans des débats littéraires contemporains importants. S'il ne fait aucun doute que Virginia Woolf développe une pensée très historique du genre du roman – et notamment en ce qui concerne l'histoire du roman au féminin –, cette pensée est d'abord orientée vers l'avenir du genre lequel constitue sa grande priorité. Elle s'ancre dans le présent, regarde vers l'avenir, mais ne se prétend jamais historienne :

C'est à l'historien de la littérature de décider, à lui de dire si, aujourd'hui, nous sommes au début ou à la fin, ou au milieu d'une grande période de l'art romanesque ; car d'ici, de la plaine, on ne distingue pas grand-chose. Tout ce que nous savons, c'est que certaines gratitudes, certaines antipathies nous inspirent, que certains chemins semblent mener à des terres fertiles, d'autres à la poussière et aux sables […] (Woolf 2009, p. 8).

C'est le point de vue de la critique, de la romancière, mais aussi de la lectrice que nous rencontrons à la lecture des textes de Virgina Woolf, trois pratiques qui sont maintenues de manière conjointe tout au long de sa carrière et qui font dire à Agnès Desarthe qui signe la préface au recueil L'art du roman, que ce sont là les « les trois côtés d'un même art » (Desarthe 2009, VIII).

Virginia Woolf est née en 1882 dans la haute bourgeoisie britannique, c'est-à-dire à la fin de l'époque victorienne, une période historique marquée par de grands bouleversements économiques et sociaux, de même que par un conservatisme moral. Elle fait partie du groupe de Bloomsbury, composé d'anciens étudiants de Cambridge, d'artistes et de philosophes, qui critiquent activement les valeurs de l'âge victorien. La romancière fait souvent référence à cette période et se montre résolument critique envers elle, autant sur le plan social qu'esthétique : « Il est douteux qu'au cours du siècle, alors que nous avons tant appris sur la fabrication des machines, nous ayons appris quoi que ce soit sur la fabrication littéraire. Nous n'arrivons pas à écrire mieux […] », soutient-elle dans « Le roman moderne » (Woolf 2009, p. 7), ou encore : « Le génie de la fiction victorienne semble consister à exécuter magistralement un travail par essence médiocre » (Woolf 2008, p. 93).

Parce qu'interdite aux femmes à cette époque, Woolf n'a pas pu fréquenter l'université, mais en autodidacte, elle s'est construite une impressionnante culture littéraire européenne : elle a lu les auteurs classiques (grecs et latins), les français, les italiens et les russes. Elle publie en 1915 son premier roman, The Voyage Out, dont le titre, dans une ses traduction française, La traversée des apparences, nous est apparu comme évocateur de sa poétique du roman. Elle publiera ensuite, entre autres, Mrs Dalloway (1925), To the Light House (1927) et The Waves (1931). Elle est aussi cofondatrice avec son mari, Leonard Woolf, d'une maison d'édition qui publie ses textes, de mêmes que les textes de plusieurs de ses contemporains importants, notamment T.S. Eliot. Virgina Woolf met fin à ses jours en 1941 en orchestrant son suicide par noyade.

Mis à part Flaubert, Tchékhov, Dostoïevski et Tolstoï, le « plus grand de tous les romanciers » (Woolf 2009, p. 16), les références littéraires de Virginia Woolf demeurent surtout britanniques : elle admire Jane Austen, George Eliot, les soeurs Brontë et par-dessus tout elle adore Shakespeare. Elle n'aime pas Joyce, bien qu'elle le considère tout de même important : « Ulysse a été une catastrophe mémorable – immense par l'audace, terrifiant par le désastre » (Ibid., p. 36). En ce qui concerne le roman russe, sa présence marquée dans ses textes s'explique par le fait qu'il éclaire, par la négative, la tradition romanesque anglaise. Le roman russe montre ce que le roman anglais om: l'âme, le sentiment de religiosité, le questionnement infini de la vie. C'est pourquoi, nous dit-elle, « les remarques les plus élémentaires sur le roman anglais moderne ne peuvent guère éviter de mentionner l'influence du roman russe » (Ibid., p. 16).

Ajoutons que Woolf a été journaliste pour le Times Literary Supplement dès 1905, soit bien avant de débuter sa carrière de romancière. C'est ce qui fait d'elle, d'abord, une lectrice et cette lectrice a ses théories et ses idées sur la lecture. Elle prêche surtout pour une lecture plus assidue et plus rigoureuse des contemporains. Elle reproche à la plupart des critiques de « tourn[er] le dos au présent et [de] scrut[er] sans cesse le passé » (Ibid., p. 71). En effet, celle qui souhaite former un véritable public de lecteurs de romans soutient que les lecteurs et les critiques doivent « lancer [leur] imagination » à la poursuite des contemporains, afin de recevoir « en connaissance de cause les cadeaux étrangers qu'ils nous ramènent » (Woolf 2008, p. 31). L'idée n'est pas de remplacer la lecture des auteurs classiques – la lecture des oeuvres de l'époque permettrait selon elle un regard renouvelé sur les oeuvres anciennes –, mais bien d'accompagner la création actuelle. S'il est possible que certains auteurs anciens soient au fond « moins doués ou moins profonds que certains auteurs actuels » (Ibid., p. 32), il demeure que les oeuvres des contemporains ne peuvent prétendre à « l'enchantement » que procurent les grands classiques :

l'ancien possède sa propre alchimie. Ceci pourtant reste vrai : vous avez beau les lire autant de fois qu'il vous plaira, les classiques ne paraissent jamais avoir perdu le moindre mérite et se réduire à une coquille vide de mots ; de plus, ils gardent un sens absolu de leur finalité intrinsèque (Ibid., p. 32).Il y a, à tout le moins, une urgence que Woolf transmet aux lecteurs, et tout particulièrement aux critiques, de faire le tri, d'« être généreux en encouragement, mais économe de guirlandes » (Woolf 2009, p. 42) afin de déceler, parmi les auteurs actuels, ceux qui ont le potentiel de devenir des auteurs majeurs.

Enfin, Virginia Woolf est aussi une essayiste, au sens fort. Chaque article que nous avons eu l'occasion de lire aux fins de ce travail s'est avéré un texte créatif dans lequel l'auteure se donne entièrement et n'hésite pas à plonger en elle-même. Certains textes comportent une situation initiale, une chute et parfois même un décor. Elle décrit ses expériences et invente parfois des personnages. C'est d'ailleurs ce qui fait dire à Agnès Desarthe que Woolf, si elle est « poète dans ses romans », est « rarement aussi romancière que dans ses essais » (Dasarthe 2009, p. V). Plus particulièrement – et ce n'est pas anodin –, ce sont des personnages féminins que la romancière choisit d'inventer pour développer un aspect de l'écriture du genre romanesque. La soeur imaginée de Shakespeare dans Une chambre à soi et le personnage de Mrs Brown dans « Mr Bennett et Mrs Brown » en sont les deux exemples les plus aboutis.

C'est pourquoi après une première partie de ce travail qui sera portera sur la réflexion que Virgina Woolf consacre en propre au genre romanesque – notamment au regard des liens qu'il entretient avec la vie, sous toutes ses formes – et qui sollicitera plusieurs articles se trouvant dans les recueils L'écrivain et la vie L'art du roman, dans une seconde partie, nous centrerons délibérément notre propos autour de la question, très chère à Virgina Woolf, des femmes et du roman. Nous croyons qu'à travers un discours sur « le roman au féminin », se dégage, là aussi, une pensée plus générale sur le roman, sur l'art qu'il constitue et sur l'art qu'il deviendra. En effet, si le passé de l'art du roman est inévitablement (surtout) masculin, la question de l'avenir du roman au féminin est très intrinsèquement liée à celle de l'avenir du genre. Le problème des femmes et du roman se voit développé principalement dans les articles réunis par le recueil Les fruits étranges et brillants de l'art et dans le texte désormais célèbre Une chambre à soi, deux autres sources qui viennent compléter la toile du corpus de ce travail. Ce dernier texte, à mi-chemin entre l'essai et la fiction, se veut la mise en scène d'une conférence adressée aux premières cohortes d'étudiantes admises en Faculté de Lettres et se présente comme une recherche. Il s'agit de résoudre le mystérieux problème des femmes et du roman à travers une déambulation en bibliothèque et dans les rues londoniennes. « Des mensonges jailliront de ma bouche, auxquels il se peut qu'un atome de vérité soit mêlé. C'est à vous de découvrir cette vérité et de décider s'il vaut la peine d'en conserver quelques parcelles » (Woolf, 1992, p. 9), leur dit-elle. Ces mensonges peuvent aussi bien concerner l'état du ciel, le mois de l'année et les couleurs des feuilles dans les arbres que la réalité même des faits et des lieux évoqués.

Partie 1. Faire du roman un art.

Mentionnons d'emblée qu'à travers notre parcours dans l'oeuvre critique de Virgina Woolf, jamais nous ne nous sommes retrouvés en présence d'une véritable définition du roman. Si la romancière ne propose guère de définition du genre romanesque, il est très clair qu'elle cherche à en faire un art à part entière. Le roman est, plus précisément, un art conditionnel, au sens où il n'est pas a priori un art — car son médium est la langue commune à tous et en ce sens il est beaucoup « facile » que le sont la peinture ou la musique —, mais il peut y aspirer et le devenir, c'est-à-dire qu'il peut, selon ses mots, franchir le « pont de l'art ». Or avertit-elle, « vous ne pouvez pas traverser l'étroit pont de l'art en portant tous vos outils dans vos mains. Il vous faut en laisser quelques-uns derrière vous, sinon ils tomberaient à l'eau ou, ce qui est pis, vous perdriez l'équilibre et vous vous noierez vous-mêmes » (Woolf 2009, p. 85). Mais de quoi le romancier doit-il bien se débarrasser s'il veut franchir ce pont ?

Ce sont sans surprise les lois traditionnelles de la fiction, souvent appelées à tort « la vie » et qui au fond consistent en la fabrication d'une intrigue et en la restitution du vraisemblable et du quotidien, qui constituent la première chose que le roman doit abandonner s'il aspire pleinement au rang d'oeuvre d'art. Cela suppose une nouvelle conception de la « vie » que doivent adopter et mettre de l'avant, ensemble, critiques et romanciers :

Si le critique anglais était moins apprivoisé, moins zélé dans sa défense des droits de ce qu'il lui plait d'appeler la vie, le romancier se montrerait peut-être plus intrépide. Il pourrait se détacher de l'éternelle table où le thé est servi, ainsi que des situations plausibles et grotesques qui sont censées rendre compte du tout de l'aventure humaine. Mais alors l'histoire deviendrait bancale ; l'intrigue s'effondrerait ; la ruine s'abattrait sur les personnages. En bref, le roman pourrait se faire oeuvre d'art (Woolf 2008, p. 107).

Le roman, cet art de la vie.

Mais qu'entend exactement Virginia Woolf par « vie » ? Le concept est à la fois central à sa poétique du roman et très souvent mis à mal, pointé du doigt. Si les liens que le roman entretient avec la vie ne sont pas toujours des plus évidents, il est clair que ceux-ci ne résident jamais dans un simple rapport de représentation. Le roman est à la fois similaire et différent de la vie ; il est une « création qui comporte une certaine ressemblance avec la vie, ressemblance qui implique cependant de multiples simplifications et déformations » (Woolf 1992, p. 106). De la perspective du lecteur, le roman fait naître en nous « nombre d'émotions antagonistes et contradictoires. La vie entre en conflit avec quelque chose qui n'est pas la vie […] Mais comme il s'agit là tout de même de quelque chose qui est partiellement de la vie, nous en jugeons comme nous jugeons de la vie » (Woolf 1992, p. 107). La romancière n'est pas dupe des difficultés que pose le concept de « vie ». Il s'agit d'un terme équivoque et fuyant, mais Woolf le préfère nettement à celui de « réalité » :

La vie échappe, et peut-être que sans la vie tout le reste est sans intérêt. C'est un aveu d'impuissance que de devoir user d'un terme aussi vague, mais nous n'améliorons pas beaucoup de choses en parlant comme le font d'ordinaire les critiques, de réalité (Woolf 2009, p. 11).

La vie, c'est d'abord tout ce à quoi est exposé le romancier à tous les jours et à toutes les minutes de son existence, soit tout ce qui l'entoure, tout ce qui l'englobe et à quoi il peut difficilement échapper. L'omniprésence de sa « matière » distingue le romancier des autres artistes :

Le romancier – c'est à la fois ce qui le distingue et le met en danger – est terriblement exposé à la vie. Les autres artistes, du moins en partie, se tiennent en retrait ; ils se barricadent dans la solitude pendant des semaines avec un plat de pommes et une boîte de couleurs, ou bien un rouleau de papier à musique et un piano. Lorsqu'ils émergent, c'est pour oublier et se distraire. Mais le romancier n'oublie jamais et il est rarement distrait. Il remplit son verre et allume sa cigarette, il apprécie vraisemblablement tous les plaisirs de la conversation et de la table, mais toujours avec la sensation qu'il est stimulé et manipulé par la matière dont il tire son art. Un goût, un son, un mouvement, quelques mots par-ci, un geste par-là, un homme qui entre, une femme qui sort […] (Woolf 2008, p. 111).

Ainsi, de tous les arts, nous dit Woolf, le roman est très certainement celui qui s'approche le plus de la vie. La vie, nous venons de le voir, est la matière même du roman et en ce sens, un bon romancier doit être doué « d'un tempérament suffisamment réceptif » (Woolf 2008, p. 113). Il doit être réceptif à ce qui le traverse, car par « vie » Woolf entend plus exactement les impressions que reçoit continuellement le romancier, mais aussi les perceptions qui les produisent et les émotions (ou réactions) qu'elles suscitent. Le romancier, tel que Woolf le portraiture, est un être inondé d'impressions comme un « poisson au milieu de l'océan ne peut empêcher l'eau de s'engouffrer dans ses ouïes » (idem).

La romancière décrit deux attitudes opposées que le romancier peut adopter face à cette « vie », ce flux d'impressions, dans lequel il baigne. Imaginons un instant un romancier assis en terrasse, devant une place urbaine. Une première attitude, réactive, serait celle du retrait, celle du romancier qui ne veut pas tomber dans le piège de la vie : « il repos[e] son verre, se retir[e] dans sa chambre et soum[et] son trophée à ces processus mystérieux grâce auxquels la vie devient, comme le manteau chinois, capable de tenir par elle-même » (Woolf 2008, p. 119). L'autre attitude serait celle de la submersion : le romancier reste boire son verre et il « observ[e] la vie de sa chaise et engendr[e] son livre à partir de l'écume et de l'effervescence même de ses émotions […] » (idem).

Or, lorsque prises séparément, ces deux attitudes sont toutes deux mauvaises et même nuisibles pour le genre romanesque. C'est que la première, symptomatique d'une peur, donne lieu à une littérature éteinte : 

pour perdurer, chaque phrase doit receler, en son tréfonds, une petite étincelle de feu que le romancier, en dépit du danger, doit à mains nues extraire du brasier. Partant, sa situation est précaire. Il doit s'exposer à la vie ; il doit courir le risque d'être entrainé au loin […] (Ibid., p. 121).

Le problème avec la seconde attitude, c'est qu'elle témoigne d'une mauvaise compréhension de ce qu'est la « vie ». Le romancier qui se laisse aller à cette attitude tentera de rendre compte de tout ce qu'il voit, de toutes les modes, stimuli, produits, expressions, habitudes, nouveaux moyens de transport, moeurs, saveurs, couleurs, bref de toutes les « nouvelles danses trépidantes de la vie moderne » (Ibid., p. 120). Il agencera ce goût du jour à l'intérieur d'une intrigue fort probablement amoureuse. Le romancier devient alors esclave de l'époque – de son époque – et s'éloigne du même coup de la véritable vie :

l'auteur semble contraint, non pas par sa propre et libre volonté, mais par quelque puissant tyran sans scrupules qui l'a réduit en esclavage, de fournir une intrigue, de fournir de la comédie, de la tragédie, de l'amour, de l'intérêt et, enveloppant le tout, un air de probabilité si impeccable que si tous ses personnages prenaient vie ils se trouveraient habillés jusqu'au dernier bouton de leur veste à la mode du jour (Woolf 2009, p. 11).

La romancière précise que ce n'est pas que l'entreprise ne soit pas périlleuse et difficile ou qu'elle n'ait pas de « mérite », mais c'est plutôt que le travail du romancier qui adopte cette attitude « passera », exactement « tout comme passent l'année 1921 et les fox-trot, jusqu'à paraître trois ans plus tard aussi démodé et ennuyeux que toute autre mode […] » (Woolf 2008, p. 120-121). Or il s'avère que pour Virginia Woolf, le véritable roman, le roman de qualité, est justement un roman qui dure dans le temps. C'est sa qualité de probité sur laquelle nous reviendrons.

« Regardons au-dedans » : le travail sur la vie.

Le roman de l'avenir, c'est-à-dire, comme elle l'appelle, le « roman moderne », s'intéressera au « contour plutôt qu'[au] détail » (Woolf 2009, p. 80). Elle reprend cette idée et ce vocabulaire pictural quelques pages plus loin dans le même article, dans ce qui, nous le croyons, permet d'entrer au coeur de son modernisme : « au lieu d'énumérer des détails il [le roman] modèlera des blocs » (Ibid., p. 86). Cette absence du détail et cette présence des formes (ou comme elle le dit, des « contours » et des « blocs ») serait garant de la puissance dramatique du roman dans la mesure où cela permettrait de le désengorger et de l'orienter vers l'essentiel. En effet, ce roman, nous dit Woolf, « fera peu usage de ce merveilleux pouvoir de rapporter les faits, l'un des attributs de la fiction. Il nous racontera très peu de choses sur les maisons, les revenus, les occupations des personnages ; il aura peu de parenté avec le roman social ou le roman de moeurs » (Woolf 2009, p. 80-81). En d'autres termes, le roman « à venir », du moins tel qu'elle l'espère et le conçoit, aura compris que la véritable « vie » se trouve au-delà des apparences de ce que l'on considère souvent être la « vie » et qui, elle, est bien « impure » :

À grands cris stridents, la vie clame sans cesse qu'elle constitue l'authentique aboutissement de la fiction et que, plus l'écrivain la fréquente et se nourrit d'elle, plus son livre sera réussi. Elle se garde pourtant bien d'ajouter qu'elle est extrêmement impure ; et que le côté dont elle fait le plus parade ne présente, bien souvent, aucun intérêt pour le romancier. L'apparence et le mouvement sont les appâts dont elle se sert pour l'attirer à sa suite, comme si cela constituait son essence […] (Woolf 2008, p. 119).

« Regardons au-dedans », décrète la romancière (Woolf 2009, p. 11), car la vraie vie est intérieure et encore une fois, ici, le roman russe peut servir d'exemple au roman anglais, car « c'est l'âme qui est le personnage central du roman russe » (Woolf 2009, p. 24). La conséquence de ce déplacement est à ses yeux considérable pour la tradition anglaise et tout particulièrement sur le plan de notre compréhension de ce qu'est l'art romanesque. En effet, « la substance propre au roman » devient soudainement « différente de ce que la coutume nous ferait croire » (Woolf 2009, p. 12). Dans un raisonnement similaire à celui de Nathalie Sarraute dans L'ère du soupçon, la romancière suggère que devant notre nouvelle compréhension de ce qu'est la vie, les formes romanesques doivent, elles aussi, changer : « tout de suite une forme nouvelle devient nécessaire, difficile à saisir pour nous, et incompréhensible pour nos prédécesseurs » (Woolf 2009, p. 15). La matière romanesque n'est plus l'époque ni l'intrigue amoureuse, mais le ٴdzܳ: « tout est la substance propre au roman, tout sentiment, toute pensée ; toute qualité de l'intellect ou de l'âme nous sert ; nulle perception n'est à écarter » (Ibid., p. 17). C'est donc dire que cette substance propre n'existe pas.

Cependant, dit-elle, « l'effort de l'auteur sera pour généraliser et synthétiser » (Ibid., p. 86) car cette totalité suppose un travail sur la vie réalisé par le romancier. Celui-ci doit apprendre à gouverner ses perceptions et ses impressions s'il veut arriver à faire oeuvre, c'est-à-dire qu'il doit les transformer, les transmuer en roman. Par-dessus tout, il s'agit de les ordonner et de les hiérarchiser : « La vie est soumise à un millier de règles et d'exercices. On lui serre la bride ; on l'étouffe. On la mélange avec ceci, on l'affermit avec cela, on l'oppose à quelque chose d'autre encore […] » (Woolf 2008, p. 112). C'est dire que le romancier doit, le moment venu, savoir se retirer dans sa chambre pour faire le tri. C'est ce moment où « son corps s'affermit » (Ibid., p. 121), c'est-à-dire ce moment où il fait barrière aux impressions, pour écrire. En d'autres termes, le romancier doit savoir combiner les deux attitudes précédemment évoquées car lorsque ce tri des impressions n'est pas fait, il demeure un romancier submergé par l'époque :

l'écrivain a pour tâche de sélectionner un aspect et de faire en sorte qu'il en évoque vingt –une tâche périlleuse et difficile s'il en est, mais c'est à cette seule condition que le lecteur est délivré du grouillement confus de la vie et se trouve effectivement marqué par l'aspect précis que l'écrivain souhaite lui faire relever (Ibid., p. 118).

Écrire dans la solitude, écrire la solitude : l'émotion comme fondement du roman.

Une fois de plus le roman russe sert ici de modèle car celui-ci, et tout particulièrement Dostoïevski, sait ordonner la confusion, dans la création d'un « monologue». Le terme n'est pas anodin puisque Virginia Woolf le reprend au sujet du roman anglais, parlant cette fois d'un « monologue de l'esprit » (stream of consciousness) qui ne peut trouver sa place dans le roman qu'à partir du moment où on y laisse entrer notre relation à la solitude. En effet, trop souvent le roman cherche à exprimer les relations humaines, à représenter l'homme grégaire, mais la relation de l'homme – ou de la femme – face à lui-même (ou à elle-même) est infiniment plus riche. Le roman pourra alors mieux s'intéresser au

pouvoir de la musique, [à] la sensation visuelle, [à] l'effet que produit sur nous la forme d'un arbre, un jeu de couleurs, les émotions engendrées en nous par les foules, ces haines, ces terreurs obscures qui naissent d'une manière si irrationnelle en certains lieux, ou que provoquent certaines gens, le plaisir du mouvement, l'ivresse du vin. Chaque instant est le centre et le lieu de rencontre d'un nombre extraordinaire de perceptions encore jamais exprimées. La vie est toujours et inévitablement toujours plus riche que nous qui essayons de l'exprimer (Woolf 2009, p. 86).

C'est précisément en poussant dans cette voie, en tentant de mettre en scène l'individualité face à ces perceptions, ses impressions, ses émotions et les vertiges de son existence que le genre romanesque est le plus apte à enrichir notre perception du monde, autre critère du véritable roman, de ce roman qui s'apprête à advenir et celui qui est pleinement oeuvre d'art.

Ainsi, ce roman de l'avenir, ou ce roman souhaité, que Woolf décrit dans son texte « Le pont de l'art » ressemblera à la poésie, nous dit-elle, « dans la mesure où il ne donnera pas seulement, ou pas principalement, les relations des gens entre eux et leurs activités communes, comme le roman l'a fait jusqu'à présent, mais le rapport de l'esprit avec les idées générales et son monologue dans la solitude » (Ibid., p. 81). Et pour cela, le romancier doit savoir user de sa propre solitude car Woolf refuse de séparer l'expérience de la création. L'écriture est liée à une nouvelle manière d'être au monde et, inversement, il semble que pour renouveler le roman, il lui faut trouver une nouvelle manière d'être.

Les oeuvres de fiction dans lesquelles il n'y a pas d'intrigue sociale et/ou amoureuse peuvent paraître ennuyantes, concède-t-elle. Elle prend ici l'exemple d'Un coeur simple de Flaubert, un texte extrêmement ennuyeux si on le considère sur le strict plan factuel. Mais quand on considère ce même texte à partir du travail sur les impressions, l'oeuvre est tout autre : elle est le vecteur d'une émotion. La lecture de romans ayant – dans l'idéal – à voir avec une accumulation d'impressions, le lecteur peut soudainement saisir, autour de phrases concentrées en sens, « pourquoi l'histoire a été écrite » (Woolf 2008, p. 86). Elle donne en exemple ce moment où la Félicité de Flaubert prie en regardant l'image du Christ et « de temps en temps se tournait un peu vers l'oiseau». Une fois la lecture d'Un coeur simple terminée, ajoute Woolf « il n'y a plus rien à voir – mais tout à ressentir » (Idem).

Ainsi, si le genre romanesque prend de la distance face à l'époque et délaisse l'intrigue amoureuse, s'il entre « au-dedans », c'est ultimement pour mieux jouer sur le terrain de l'émotion, premier critère du véritable roman. Et, précise-t-elle, s'il y a quelque chose comme « un livre en soi » derrière le récit factuel du roman, il se cache au-delà des apparences, c'est-à-dire de « la forme visible » et relève plutôt de « l'émotion ressentie ». « Plus la sensation de l'écrivain est intense, plus son expression en mots sera exacte, sans faille ni fêlure » (Woolf 2008, p. 86), ajoute-t-elle. C'est cette exactitude qui fait de Tolstoï le plus grand romancier, car, certaines scènes de Guerre et paix, nous dit-elle, atteignent ce point de clarté où « le sentiment et le bonheur intense qui nous est communiqué est tel que nous fermons le livre pour mieux sentir » (Woolf 2009, p. 29).

Exprimer le personnage romanesque : « Mrs Brown » ou la nature humaine.

Le personnage romanesque est une préoccupation centrale chez la plupart des romanciers que nous avons « rencontrés » dans le cadre de nos travaux au TSAR. Virgina Woolf ne fait pas exception mais elle n'en parle pas beaucoup dans la grande majorité de ses textes critiques, sauf dans l'un d'entre eux, « Mr Bennett et Mrs Brown », où elle développe sa philosophie du personnage romanesque, laquelle est intimement liée à la vie. D'abord elle dit chercher à comprendre (et à expliquer) ce qui fait que l'étude du personnage est pour le romancier une « poursuite absorbante » et que « révéler un personnage devient une obsession » (Ibid., p. 47). Mais pour ce faire, elle entraine son lecteur sur le terrain du récit : elle nous « racont[e] [une] histoire toute simple » qui n'est qu'« en apparence insignifiante » (Ibid., p. 47). Elle se met en scène dans un train où se trouvent « Mr Bennett » (soit le romancier Arnold Bennett) et, dans le fond du wagon, une vieille dame âgée qu'elle décide d'appeler, pour les besoins du récit, « Mrs Brown » :

C'était une de ces vieilles dames propres, râpées, dont l'ordre extrême – tout boutonné, ajusté, attaché, raccommodé, brossé – suggère l'extrême pauvreté plus que ne le feraient les haillons et la saleté. Il y avait en elle quelque chose de contraint – un air de souffrance, d'appréhension, et par surcroît elle était très, très petite. […] J'avais l'impression qu'elle n'avait personne pour l'aider, qu'elle devait prendre ses décisions toute seule, qu'abandonnée ou veuve, depuis des années, elle avait mené une vie anxieuse […] (Woolf 2009, p. 48)

La romancière dit développer instantanément une obsession pour cette personne vulnérable, à la fois si commune et si unique, ce personnage potentiel qu'est « Mrs Brown » : « L'impression qu'elle faisait était irrésistible. Cela se répandait comme un courant d'air, comme une odeur ». (Ibid., p. 51). Et déjà la romancière se met à l'imaginer dans des situations diverses : « Je la voyais dans une maison au bord de la mer, parmi les bibelots bizarres : oursins, petits bateaux dans des bouteilles ». Elle évoque même les « décorations de son mari » qui « étaient sur la cheminée ». Woolf poursuit, dans ce qui est déjà le germe d'un récit : « Elle entrait et sortait ; se perchait au bord d'une chaise, picorait dans des soucoupes, se laissait aller à de longues pauses, les yeux fixes, dans le silence » (Ibid., p. 51). Car la chose importante, à ce stade, c'est « de créer son personnage, de se baigner dans son atmosphère » (idem).

Mrs Brown devient très rapidement plus qu'elle-même dans ce texte : elle devient sans surprise « l'esprit qui nous fait vivre, la vie elle-même » (Ibid., p. 70), mais aussi l'enjeu permettant à Woolf de discuter de la création de personnages chez les romanciers contemporains (les romanciers edwardiens), incarnés ici en Arnold Bennett. « Mr Bennett n'a jamais regardé une seule fois Mrs Brown dans son coin. Elle est là dans le coin du compartiment », écrit Woolf, soulignant par-là que les romanciers contemporains, aveuglés par les merveilles de l'époque, ne passent à côté de rien de moins que la « nature humaine » :

Mrs Brown est éternelle, Mrs Brown c'est la nature humaine, Mrs ne change qu'à la surface – ce sont les romanciers qui passent ; elle est là, assise, et pas un des romanciers edwardiens ne l'a seulement regardée. Avec beaucoup d'acuité, de curiosité et de sympathie, ils ont regardé la portière ; ils ont regardé les fabriques, les Utopies, même la décoration et les capitonnages du compartiment, mais jamais elle, jamais la vie, jamais la nature humaine » (Ibid., p. 60).

Puisque, comme nous l'avons vu, la conception du roman qui est celle de Virginia Woolf passe aussi par un idéal de lecture et de critique, ainsi s'adresse-t-elle à ses lecteurs : « votre rôle, c'est d'exiger que les écrivains descendent de leurs plinthes et de leurs piédestals et décrivent d'une manière belle et possible, vraie en tous cas, notre Mrs Brown » (Ibid., p. 69). Et ce manifeste pour le personnage vivant s'inscrit dans une conscience historique aiguë – elle identifie, dans ce texte, 1910 comme l'année de tous les changements – et dans un souci pour l'avenir : « Nous sommes en train de vaciller au bord d'une des grandes époques de la littérature anglaise. Mais nous n'y entrerons que si nous sommes résolus à ne jamais, jamais abandonner Mrs. Brown » (Woolf 2009, p. 70).

Partie 2. Le roman au féminin.

Raconter ces « vies infiniment obscures » : femmes réelles personnages féminins.

Il est certain que ce n'est pas faute du hasard si la romancière, pour nous parler du personnage romanesque, choisit de brosser le portrait d'une vielle femme soucieuse et vulnérable. D'abord, il faut dire que la pensée de Virginia Woolf au sujet du roman au féminin rejoint deux grandes préoccupations, soit, selon ses mots, « les oeuvres de fictions produites par les femmes » et « celles les représentant » (Woolf 1983, p. 9). Même si Woolf ne le formule pas comme tel, on devine que sa Mrs Brown, si elle la développait dans une oeuvre romanesque – ce qu'elle dit par ailleurs regretter de ne pas avoir fait : « J'ai laissé ma Mrs Brown me filer entre les doigts. Je ne vous ai rien dit sur elle » (Woolf 2009, p. 63) – aurait non seulement constitué un personnage romanesque idéal, mais aussi un personnage féminin digne de faire contrepoint aux personnages féminins tels qu'ils se présentent trop souvent dans les oeuvres de fiction.

En effet, dans Une chambre à soi, Woolf s'intéresse, entre autres, à la manière dont les romanciers représentent les femmes dans leurs oeuvres et, partant, au décalage persistant entre l'existence des femmes réelles et les créatures fictionnelles :

dans la fiction, elle domine la vie des rois et des conquérants ; en fait, elle était l'esclave de n'importe quel garçon […]. Quelques-unes des paroles les plus inspirées, quelques-unes des pensées les plus profondes de la littérature tombent de ses lèvres ; dans la vie pratique, elle pouvait tout juste lire, à peine écrire, et était la propriété de son mari (Woolf 1992, p. 56).

Très souvent, dans les romans, les femmes sont envisagées depuis la perspective masculine et le premier effet en est que les personnages féminins manquent énormément de profondeur car, nous dit Woolf, « un homme, et même Proust, est terriblement handicapé et partial dans sa connaissance des femmes, comme une femme l'est dans sa connaissance des hommes » (Woolf 1992, p. 125). Mais pire encore, les femmes nous sont données dans la relation qu'elles entretiennent avec les hommes, c'est-à-dire d'amoureuses, de femmes inaccessibles, de mères :

il est étrange de penser que jusqu'à Jane Austen, toutes les femmes importantes de la fiction furent, non seulement uniquement vues par des hommes, mais encore uniquement dans leurs rapports avec les hommes. […] D'où, peut-être, la nature particulière des femmes fictives ; les étonnants extrêmes de leur beauté et de leur horreur ; leurs alternatives de bonté céleste et de dépravation diabolique – car c'est ainsi qu'un amoureux les verrait […] Imaginez, par exemple, que les hommes aient été représentés dans la littérature sous leur aspect d'amants des femmes et jamais sous celui d'amis des hommes, de soldats, de penseurs, de rêveurs (Ibid., p. 124-125).

Or le problème, se désole-t-elle, c'est que ces rapports avec les hommes « ne constituent qu'une petite partie de leur vie! » (idem). La romancière souhaite que les romans à venir s'attardent à la vie ordinaire des femmes ordinaires, celle « des marchandes de violettes ou des vendeuses d'allumettes, celle des vieilles posées sous les porches, celle des femmes en dérive […] » (Ibid., p. 134) ; qu'ils s'y attardent en elles-mêmes et pour elles-mêmes. Dans la déambulation londonienne qui marque la trame d'Une chambre à soi, ces « vies infiniment obscures », celles des « femmes au coin des rues », finissent par s'incarner, non pas, cette fois, dans « Mrs Brown », mais dans une jeune fille se trouvant derrière le comptoir de la boutique où l'auteure dit être entrée. Woolf écrit : « j'aimerais autant connaître sa véridique histoire que la cent cinquantième biographie de Napoléon […] » (Ibid., p. 135).

Écrire dans un monde d'hommes : les valeurs et le monde moral.

C'est cependant la question de la production des oeuvres romanesques par les femmes qui retient davantage l'attention de Virgina Woolf lorsqu'il s'agit pour elle de penser le roman au féminin. À ce titre, un premier grand problème sous-jacent à la place des romancières dans la tradition britannique est que celles-ci écrivent dans un monde d'hommes, c'est-à-dire un monde dont les valeurs (et l'ordre moral qui les sous-tend) sont masculines. Or, pour Woolf, les hommes et les femmes n'ont pas les mêmes valeurs : une femme accordera de l'importance à quelque chose « qu'un homme jugerait insignifiant » (Woolf 1983, p. 16.). Pour le dire très simplement, « les hommes décrivent des batailles et les femmes des accouchements » (Ibid., p. 42). Or parce que les valeurs masculines dominent, les sujets des romanciers apparaissent comme plus intéressants que ceux des romancières :

puisqu'un roman est à ce point en liaison avec la vie réelle ses mérites sont dans une certaine mesure ceux de la vie réelle. Or il est évident que l'échelle de valeurs des femmes est souvent différente de celle établie par l'autre sexe et c'est bien naturel. Cependant ce sont les valeurs masculines qui dominent. […] Et il est inévitable que ces valeurs soient transportées de la vie dans la fiction. […] Une scène sur un champ de bataille est plus importante qu'une scène dans une boutique» (Woolf 1992, p 109-110).

Mais par-dessous tout, ce qu'il y a de pire avec ce code de valeurs empêchant la pleine réalisation du roman au féminin, c'est qu'il fait planer sur l'écriture des femmes une série de conventions sujettes à les censurer. Afin d'expliquer cela, Woolf plonge au fond d'elle- même et fait son autoportrait en romancière : « je veux que vous m'imaginiez écrivant un roman, en état second. Je veux que vous imaginiez une jeune fille installée devant un encrier où, durant des minutes, sinon des heures entières, elle ne trempera pas la plume qu'elle a en main » (Woolf 1983, p. 30). Cette jeune fille est alors en état de complète « léthargie », tout comme « un pêcheur [est] perdu dans ses rêves, au bord d'un lac profond où il a jeté sa ligne » :

Elle laisse son imagination dériver librement autour de chaque rocher, chaque crevasse du monde submergé dans les profondeurs de son inconscient. Alors se produit l'expérience en question, expérience sûrement plus courante chez les romancières que chez les romanciers. Elle sent la ligne filer entre ses doigts. Son imagination s'est élancée, sondant les eaux, les fonds, les sombres profondeurs où sommeillent les grands poissons. Alors survient un choc : une véritable explosion, suscitant force écume et force affolement. Son imagination vient de rencontrer une résistance. Brutalement tirée de son rêve, la jeune fille se trouve dans une vive et profonde détresse. Pour parler crûment, elle vient de songer à quelque chose – à quelque chose touchant au corps et aux passions dont une femme ne peut décemment parler, sans choquer les hommes. C'est du moins ce que lui souffle sa raison. Que diraient les hommes d'une femme révélant ses passions ? […] Plus question d'écrire. Plus question de rêver. Son imagination est bloquée (Woolf 1983, p. 30).

Il y a quelque chose qui freine, voire bloque, les romancières dès qu'il est question d'investir le domaine du désir. Conséquemment, les romancières « pâti[ssent] de l'extrême conformisme de l'autre sexe » (Woolf 1983, p. 30), nous dit Woolf dans ce texte de 1931, où elle avoue pâtir elle-même de ce code moral victorien et ne pas s'en être encore débarrassée.

Écrire dans le grief et la colère ou l'impossible roman au féminin avant le XIXe siècle.

Aux côtés de cet obstacle moral, le roman au féminin rencontre, selon Woolf, tout au long de son histoire, un obstacle économique de taille. C'est que, dit-elle, on regarde trop souvent les oeuvres, sans s'attarder aux conditions matérielles qui les produisent. Ainsi, puisque « le roman est semblable à une toile d'araignée, attachée très légèrement peut-être, mais enfin attachée à la vie par ses quatre coins » (Woolf 1992, p. 64), une réflexion sur le roman au féminin ne peut faire l'économie de la pauvreté effective dans laquelle vivent les femmes, ce qui l'occupe grandement dans Dans une chambre à soi. Elle raconte par exemple n'avoir pu véritablement commencé à écrire qu'en touchant une rente donnée par sa tante, atteignant du coup une certaine indépendance financière car avant, au mieux, elle « mendiait d'étranges travaux aux journaux, en faisant ici un reportage sur une exposition de baudets […] » (Ibid., p. 56). Elle pose de front la question suivante : « Pourquoi les hommes boivent-ils du vin et les femmes de l'eau ? Pourquoi un sexe est-il si prospère et l'autre si pauvre ? Quel est l'effet de la pauvreté sur le roman ? » (Woolf 1992, p. 40). En d'autres termes, quel est le lien entre les conditions de vie des femmes et leur création littéraire? Sa réponse tient en une ligne : « la liberté intellectuelle dépend des choses matérielles » (Ibid., p. 156).

En effet, avant le XIXe siècle, l'histoire du roman au féminin existe par la négative, par son impossibilité, et se trouve cachée dans des journaux intimes « serrés dans de vieux tiroirs » (Woolf 1983, p. 10). Les femmes qui tentent d'écrire s'en sentent empêchées, elles sont en lutte contre elles-mêmes, et celles qui ont l'esprit pour le faire, comme l'hypothétique soeur de Shakespeare dans Une chambre à soi, sont « contraintes à la colère et à l'amertume » (Woolf 1992, p. 90). Loin d'être un état esprit qui favorise la création, cet « acharnement à se libérer » a toujours sur l'art, nous dit Woolf, « un effet désastreux ». (Ibid., p. 41). Au contraire, la création exige un esprit « merveilleusement libre » (Woolf 1992, p. 85) comme celui de Shakespeare, c'est-à-dire un esprit pouvant juger dans la distance, la nuance et la complexité. La « structure tout entière » des grands romans célèbres, nous dit Woolf, « est d'une complexité infinie parce que précisément elle est faite de multiples jugements, d'émotions multiples et diverses » (Ibid., p. 107). Cette complexité est garante de « probité » pour le roman, c'est-à-dire en un premier sens, de « la conviction qu'il vous inspire que sa fiction est la vérité » (Idem). Mais la probité est aussi un gage de pérennité, soit du fait qu'un roman donné, en vertu de toutes ces qualités, survivra au temps, comme Guerre et paix. Or, malheureusement, en en ayant des griefs personnels, les femmes au XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle ne peuvent atteindre cette distance et cette complexité dans le jugement. Woolf pointe néanmoins l'oeuvre d'Aphra Behn qui ouvrira la voie à des successeurs prodigieuses : Jane Austen, les soeurs Brontë et George Eliot car – et ici nous entrons pleinement dans la pensée historique de Woolf – « les chefs d'oeuvres ne sont pas nés seuls et dans la solitude ; ils sont le résultat de nombreuses années de pensées en commun, de pensées élaborées par l'esprit d'un peuple entier » (Woolf 1992, p. 85).

Écrire dans le salon commun ou le roman par défaut.

Le début du XIXe siècle anglais constitue aux yeux de Virginia Woolf un véritable miracle littéraire, un moment « d'extraordinaire efflorescence romanesque » (Woolf 1983, p. 11-12), car c'est l'époque où les femmes commencent à ne plus écrire dans la colère. Plus précisément, la femme de la petite bourgeoise se met à écrire. Or ces quatre grandes romancières anglaises que nous venons d'évoquer et sur lesquelles Woolf revient constamment, n'ont dit-elle, rien en commun sauf justement le fait d'écrire des romans. Elles sont des romancières extrêmement différentes, mais que « tout destinait à la même carrière » (Woolf 1983, p. 12), car le roman est, soutient-elle, le genre qui, de tous les genres, exige le moins de concentration :

comme il l'est encore de nos jours, le roman était alors la forme la plus accessible aux femmes. La chose s'explique aisément. Il n'est pas de forme exigeant moins de concentration que le roman, qu'on peut abandonner plus aisément qu'un poème ou une pièce de théâtre. George Eliot négligeait son oeuvre pour soigner son père. Charlotte Brontë posait la plume pour éplucher les pommes de terre (Ibid., p. 12).

En effet, le roman est le seul genre qui supporte l'interruption constante et donc il était le seul genre susceptible d'être pratiqué dans le salon commun, seule pièce dont disposaient les femmes pour écrire : « Si une femme écrivait, elle devait le faire dans le salon commun. Et sans cesse on interrompait son travail. […] Encore était-il plus facile d'écrire ainsi en prose et une oeuvre de fiction, que de composer un poème ou une pièce de théâtre (Woolf 1992, p. 99). Dès lors, Woolf croit que certaines de celles que l'on considère aujourd'hui comme les plus grandes romancières britanniques pratiquaient, en quelque sorte, le roman par défaut. Mais, en même temps, la dynamique même du salon commun a imprégné leurs oeuvres. Le salon commun les a pour ainsi dire formées au roman car « à force de vivre dans son salon et avec tout son entourage, une femme exerçait son esprit à l'observation et à l'analyse du caractère – autant de motifs la destinant donc à être romancière, et non poétesse » (Woolf 1983, p. 12). Le salon commun, dit-elle, « avait affiné la sensibilité féminine » en poussant les romancières à porter une grande attention au sentiment des autres, tandis que « le jeu des relations personnelles se déroulait sans cesse devant elle » (Woolf 1992, p. 100).

Le salon commun a fait de bons romans, mais il n'a fait pas les meilleurs romans. C'est que ces romans, dit-elle, « pâtissent du manque d'expérience en certains domaines, interdit aux femmes en raison de leur sexe. En matière de fiction, l'expérience est chose décisive » (Woolf 1983, p. 12-13). C'est ce qui, dès lors, rejoint la question de la probité car « les meilleurs romans de Conrad n'auraient pas vu le jour s'il n'avait pas pu être marin. Ôtez-en tout ce que Tolstoï avait appris de la guerre en tant que soldat […] Guerre et Paix s'en trouvera substantiellement appauvri » (Ibid., p. 13).

Conclusion. L'avenir du roman au féminin et l'idéal du roman androgyne.

Virginia Woolf concède que les romancières anglaises du début du XIXe siècle ont aussi adopté le roman parce qu'il s'agit d'un genre souple, indéfini. Alors que « tous les anciens genres littéraires s'étaient durcis et avaient pris une forme définie avant que la femme devînt écrivain », seul le roman, dit-elle, était « assez jeune pour être malléable entre ses mains » (Woolf 1992, p. 115). Cette indétermination et cette souplesse propre au roman, deux caractéristiques qui viennent compléter notre tour d'horizon de la pensée du genre romanesque chez Virginia Woolf, ouvre la porte à la question de l'avenir du roman au féminin, sur laquelle nous terminerons ce travail. Pour Woolf, il ne fait « nul doute » qu'un jour « la femme changer[a] la forme du roman pour ses fins à elle, quand elle aura la liberté de ses mouvements » (Idem). Mais comment sera ce roman au féminin « à venir » ? En guise de conclusion, voyons s'il rejoint ce roman espéré, reposant sur un travail de contours, sur un accès privilégié à la véritable vie – celle qui est intérieure –, avec lequel nous avons fait connaissance dans la première partie de ce travail.

D'abord Woolf évoque, et d'une manière assez mystérieuse, le fait qu'il se « moulera » sur le « corps » de l'auteure. Les romans des femmes seront « plus courts, plus concentrés que ceux des hommes, et concis de telle sorte qu'ils ne demanderaient pas de longues heures de travail appliqué et ininterrompu, car il y aura toujours des interruptions » (Woolf 1992, p. 115). Le roman au féminin espéré sera aussi moins centré sur son auteure « que sur d'autres femmes » – peut-être bien une Mrs Brown – au contraire des romans du début du XIXe siècle qui étaient « largement autobiographiques » (Woolf 1983, p. 16). Ce seront des romans où les femmes commenceront à « parler des femmes comme nul n'en a jamais parlé » (Ibid., p. 16), c'est-à-dire qu'elles n'hésiteront pas à parler du désir, mais aussi à aller l'intérieur, à traverser les apparences.

Enfin – et voilà ce qui rejoint pleinement les considérations esthétiques plus générales de Woolf au sujet du monologue de l'esprit, du travail sur les impressions, de notre relation à la solitude –, le roman au féminin sortira de l'intrigue sentimentale et de la représentation réaliste. « Les romancières dépasseront l'obsession du réel, la minutieuse observation des menus détails. Au-delà des rapports individuels et sociaux, elles poseront les vastes problèmes que tente de résoudre le poète : celui de notre destinée et du sens de notre existence » (Ibid., p. 18), écrit-elle.Nous avons aussi vu, dans la première partie de ce travail, que la question de l'émotion était centrale au genre romanesque. Le roman ne devrait jamais tomber dans l'avalanche d'émotions, mais arriver à transmettre les quelques émotions essentielles avec la clarté d'Un coeur simple et de Guerre Paix. De la même façon, le roman au féminin ne sera plus un « déversoir d'émotions personnelles » (Ibid., p. 18-19), mais il traduira « les émotions féminines sans amertume et sans emphatiser la féminité » (Ibid., p. 17) car « tout désir orgueilleux ou honteux de souligner consciemment que l'auteur est homme ou femme est, plus qu'irritant, superflu » (Ibid., p. 41).

Bibliographie

Ouvrages cités
Afin de pouvoir fournir des citations en français, nous avons travaillé avec les traductions des textes de Woolf. Depuis 1979, il y a un engouement notable pour les textes critiques de Virginia Woolf dans le monde de l'édition française. Si bien sûr la totalité de ces textes n'a pas été traduite, ceux qui concernent en propre le roman l'ont été.

Une chambre à soi, trad. de l'anglais par Clara Malraux, Paris, 10/18 coll. « Bibliothèque 10/18 », 1992 [1977].

"Le roman moderne", dans L'art du roman, trad. de l'anglais par Rose Celli, avec la préface d'Agnès Desarthe, Paris, Seuil, coll. « Signature Points », 2009, p. 7-17 [1979].

« Mr Bennett et Mrs Brown », dans L'art du roman, trad. de l'anglais par Rose Celli, avec la préface d'Agnès Desarthe, Paris, Seuil, coll. « Signature Points », 2009, p.-44-70 [1979].

"Le pont étroit de l'art", dans L'art du roman, trad. de l'anglais par Rose Celli, avec la préface d'Agnès Desarthe, Paris, Seuil, coll. « Signature Points », 2009, p-71-87, [1979].

« Les femmes et la fiction », dans Les fruits étranges et brillants de l'art, traduit de l'anglais par Sylvie Durastanti, Paris, éditions Des Femmes, 1993, p. 9-19, [1979].

« De la relecture des romans », dans L'écrivain et la vie, trad. de l'anglais par Élise Argaud, Paris, Payot et rivages, coll. « Petite bibliothèque », 2008, p. 79-95.

"L'Art de la fiction", dans L'écrivain et la vie, trad. de l'anglais par Élise Argaud, Paris, Payot et rivages, coll. « Petite bibliothèque », 2008, p. 99-108.

"L'écrivain et la vie", dans L'écrivain et la vie, trad. de l'anglais par Élise Argaud, Paris, Payot et rivages, coll. « Petite bibliothèque », 2008, p. 111-121.

Citations

Une chambre à soi, trad. de l'anglais par Clara Malraux, Paris, 10/18 coll. « Bibliothèque 10/18 », 1992 [1977].
« Il est indispensable qu'une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une oeuvre de fiction » (p. 8).

« [L]es chefs d'oeuvres ne sont pas nés seuls et dans la solitude ; ils sont le résultat de nombreuses années de pensées en commun, de pensées élaborées par l'esprit d'un peuple entier » (p. 85).

« Si une femme écrivait, elle devait le faire dans le salon commun. Et sans cesse on interrompait son travail […] Encore était-il plus facile d'écrire ainsi en prose et une oeuvre de fiction, que de composer un poème ou une pièce de théâtre. Le roman demande moins de concentration » (p. 99).

« La sensibilité féminine avait été, depuis des siècles, affinée par l'influence du salon commun. Les sentiments des autres êtres marquaient les femmes ; le jeu des relations personnelles se déroulaient sans cesses devant elles ; c'est pourquoi, quand la femme de la bourgeoisie se mit à écrire, elle écrivit des romans, bien que de toute évidence deux des femmes célèbres citées ici ne fussent pas, de nature, des romancières ». (p. 100)

Le roman comme « création qui comporte une certaine ressemblance avec la vie, ressemblance qui implique cependant de multiples simplifications et déformations » ( p. 106).

Le roman « fait naître en nous nombre d'émotions antagonistes et contradictoires. La vie entre en conflit avec quelque chose qui n'est pas la vie » (p. 106).

« Et puisqu'un roman est à ce point en liaison avec la vie réelle ses mérites sont dans une certaine mesure ceux de la vie réelle. Or il est évident que l'échelle de valeur des femmes est souvent différente de celle établie par l'autre sexe et c'est bien naturel. Cependant ce sont les valeurs masculines qui dominent. […] Et il est inévitable que ces valeurs soient transportées de la vie dans la fiction. […] Une scène sur un champ de bataille est plus importante qu'une scène dans une boutique […] » (p. 110).
"Le roman moderne", dans L'art du roman, trad. de l'anglais par Rose Celli, avec la préface d'Agnès Desarthe, Paris, Seuil, coll. « Signature Points », 2009, p. 7-17 [1979].
« La vie échappe, et peut-être que sans la vie tout le reste est sans intérêt. C'est un aveu d'impuissance que de devoir user d'un terme aussi vague mais nous n'améliorons pas beaucoup de choses en parlant comme le font d'ordinaire les critiques, de réalité ». (p. 11)

[Dans le roman de la réalité] : « L'auteur semble contraint, non pas sa propre et libre volonté mais par quelque puissant tyran sans scrupules qui l'a réduit en esclavage, de fournir une intrigue, de fournir de la comédie, de la tragédie, de l'amour, de l'intérêt et, enveloppant le tout, un air de probabilité si impeccables que si tous ses personnages prenaient vie ils se trouveraient habillés jusqu'au dernier bouton de leur veste à la mode du jour ». (p. 11).

« la “substance propre au roman” n'existe pas. Tout est la substance propre au roman, tout sentiment, toute pensée ; toute qualité de l'intellect ou de l'âme nous sert ; nulle perception n'est à écarter » (p. 17).
« Mr Bennett et Mrs Brown », dans L'art du roman, trad. de l'anglais par Rose Celli, avec la préface d'Agnès Desarthe, Paris, Seuil, coll. « Signature Points », 2009, p.-44-70 [1979].
« L'étude du personnage devient pour le romancier une poursuite absorbante ; révéler un personnage devient une obsession. […] quelle est cette impulsion qui les presse si puissamment, de temps à autre, d'incarner dans leur livre l'idée qu'ils en ont » (p. 47).

« Je crois que tous les romans commencent avec une vieille dame dans le coin en face. Autrement dit, je crois que tous les romans ont affaire au personnage et que c'est pour exprimer les personnage – pas pour prêcher des doctrines, chanter des chansons ou célébrer les victoires de l'empire britannique – que la forme du roman, si lourde, si verbeuse, si peu dramatique, si riche, si élastique, si vivante, s'est développée ». (p. 52).

« La chose importante c'était de créer son personnage, de se baigner son atmosphère » ( p. 51).

« Nous sommes en train de vaciller au bord d'une des grandes époques de la littérature anglaise. Mais nous n'y entrerons que si nous sommes résolus à ne jamais, jamais abandonner Mrs. Brown » (p. 70).
"Le pont étroit de l'art", dans L'art du roman, trad. de l'anglais par Rose Celli, avec la préface d'Agnès Desarthe, Paris, Seuil, coll. « Signature Points », 2009, p-71-87, [1979].
« Ce cannibale, le roman, qui a dévoré tant de formes d'art, en aura alors dévoré encore plus. Nous serons obligés d'inventer des noms nouveaux pour des livres qui se masquent sous ce terme unique de roman. Et il se peut que parmi les prétendus romans, il y en ait un que nous ne saurons guère comment baptiser » (p. 80).

Le roman de l'avenir : « Il donnera, comme fait la poésie, le contour plutôt que le détail. Il fera peu usage de ce merveilleux pouvoir de rapporter les faits, l'un des attributs de la fiction. Il nous racontera très peu de choses sur les maisons, les revenus, les occupations des personnages ; il aura peu de parenté avec le roman social ou le roman de moeurs » (p. 80-81).

« Il ressemblera à la poésie dans la mesure dans la mesure où il ne donnera pas seulement, ou pas principalement, les relations des gens entre eux et leurs activités communes, comme le roman l'a fait jusqu'à présent, mais le rapport de l'esprit avec les idées générales et son monologue dans la solitude » (p. 81).

« Nous en sommes venus à oublier qu'une large et importante part de la vie consiste dans nos émotions devant les roses et les rossignols, l'arbre, le coucher de soleil, la vie, la mort et la destinée ; nous oublions que nous passons beaucoup de temps à dormir, rêver, penser, lire tout seul. Nous ne sommes pas uniquement occupées par les relations personnelles ; toutes nos énergies ne sont pas absorbées par le souci de gagner notre vie. Le roman psychologique a été trop porté à limiter la psychologie à celle des relations personnelles. Nous aspirons parfois à échapper à l'incessante, à l'impitoyable analyse de l'amour qui naît et de l'amour qui finit […] » (p. 81).
« Les femmes et la fiction », dans Les fruits étranges et brillants de l'art, traduit de l'anglais par Sylvie Durastanti, Paris, éditions Des Femmes, 1993, p. 9-19, [1979].
« Comme il l'est encore de nos jours, le roman était alors la forme la plus accessible aux femmes. La chose s'explique aisément. Il n'est pas de forme exigeant moins de concentration que le roman, qu'on peut abandonner plus aisément qu'un poème ou une pièce de théâtre. George Eliot négligeait son oeuvre pour soigner son père. Charlotte Brontë posait la plume pour éplucher les pommes de terre » (p. 12).
En matière de fiction, l'expérience est chose décisive. Ainsi les meilleurs romans de Conrad n'auraient pas vu le jour s'ils n'avaient pas pu être marin. Ôtez-en tout ce que Tolstoï avait appris de la guerre en tant que soldat […] et Guerre et Paix s'en trouvera substantiellement appauvri » (p. 12-13).

« [...] un roman traite de milles objets différents […] qu'il tente d'unifier. Dans tout roman de valeur, la puissante vision de l'écrivain ordonne ces éléments. Mais ils sont aussi pliés à un tout autre ordre, ordre imposé par les conventions romanesques. Et puisque les hommes arbitrent les valeurs sociales, et que la fiction s'inspire de la vie, les valeurs masculines y prévalent donc largement ». (p. 15)

« Les romancières dépasseront l'obsession du réel, la minutieuse observation des menus détails. Au-delà des rapports individuels et sociaux, elles poseront les vastes problèmes que tente de résoudre le poète : celui de notre destinée et du sens de notre existence » (p. 18).
« De la relecture des romans », dans L'écrivain et la vie, trad. de l'anglais par Élise Argaud, Paris, Payot et rivages, coll. « Petite bibliothèque », 2008, p. 79-95.
« Le théâtre a cependant des centaines d'années d'avance sur le roman. Nous ne pouvons ignorer qu'un romancier, avant d'arriver à nous persuader que son monde est réel et ses gens vivants, avant de commencer à nous émouvoir à la vue de leurs plaisirs et de leurs peines, doit résoudre certaines questions et acquérir certaines compétences. Pourtant, jusqu'à présent, nous avons dévoré la fiction les yeux fermés. Nous n'avons pas nommé, par suite, vraisemblablement identifié le plus simple des procédés grâce auquel tout roman doit accéder à l'existence » (p. 89).

« […] Non seulement les méthodes ne sont pas nommées, mais que nul n'a en sa possession qu'un romancier. Il peut embrasser n'importe quel point de vue – et dans une certaine mesure allier plusieurs perspectives différentes. Il peut se montrer en personne, tel Thackeray ; ou disparaître (peut-être jamais complètement), tel Flaubert. Il peut préciser les faits, tel Defoe, ou énoncer la pensée sans le fait, tel Henry James. Il peut balayer les horizons les plus vastes, tel Tolstoï, ou se concentrer sur une vieille cueilleuse de pomme avec son panier, encore une fois tel Tolstoï. Là où on a toute les libertés, on a toute licence – et le roman, bras grands ouverts, libre d'accueillir tout ce que se présente, fait plus de victimes que toutes les autres formes de littérature réunies ». (p. 90).

« À chaque tournant, quelqu'un pour protester que les romans jaillissent d'une inspiration spontanée et que Henry James dans son dévouement à l'art, a perdu autant qu'il a gagné. Nous ne ferons pas taire cette protestation car elle exprime la joie immédiate que procure la lecture et sans laquelle une relecture serait impossible faute de première fois ». (p. 92)

« Le roman est le métier de James : c'est la forme adaptée à ce qu'il a à dire. Une telle adéquation confère à ce genre une beauté – une superbe et noble beauté qu'on ne lui avait jamais vue. Voilà qu'enfin il a conquis sa liberté et s'est distingué de ses compagnons. Il ne se chargera plus de ce dont personne ne veut. Il choisira de dire ce que personne d'autre ne peut exprimer. Flaubert prendra pour sujet une vieille bonne et un perroquet empaillé. Henry James trouvera tout ce qu'il lui faut autour d'une table servie pour le thé dans un salon » (p. 93).

« Il est prévisible que les romans vont perdre leur aspect chaotique et acquérir des proportions de plus en plus harmonieuses au fur et à mesure que le romancier explore et perfectionne sa technique » (p. 95).

Former un public de lecteurs de romans : « Celui-ci [le lecteur] ne devrait pas lâcher le romancier d'une semelle ; lui emboîter promptement le pas, le comprendre et ainsi rester tout le temps derrière lui, même dans son bureau, en tenant à sa disposition des rames de papier et des éditeurs impatients d'accepter le fruit boursouflé se sa solitude, exerçant la pression salutaire et exigeante avec laquelle doit compter le dramaturge face aux acteurs, aux spectateurs et à un public formé depuis des générations dans l'art d'aller au théâtre » (p. 95).
"L'Art de la fiction", dans L'écrivain et la vie, trad. de l'anglais par Élise Argaud, Paris, Payot et rivages, coll. « Petite bibliothèque », 2008, p. 99-108.
« Henry James a incorporé au roman un élément extérieur aux êtres humains : il a créé des motifs qui, bien que beaux en eux-mêmes, sont hostiles à l'élément humain » (p. 103).

« personne ne sait rien des lois de la fiction, de ses rapports avec la vie, de ce à quoi elle peut se prêter. Nous ne pouvons que faire confiance à notre instinct » (p. 104).

« Partant, alors que le peintre, le musicien et le poète reçoivent leur part de critique, le romancier est épargné. On discutera de son caractère ; sa morale, peut-être bien sa généalogie, seront examinées ; mais l'écriture s'en tirera à bon compte. Aucun critique vivant n'affirmera qu'un roman est une oeuvre d'art et qu'il va le juger en tant que tel » (p. 107).

« Si le critique anglais était moins apprivoisé, moins zélé dans sa défense des droits ce qu'il lui plait d'appeler la vie, le romancier se montrerait peut-être plus intrépide. Il pourrait se détacher de l'éternelle table où le thé est servi, ainsi que des situations plausibles et grotesques qui sont censées rendre compte du tout de l'aventure humaine. Mais alors l'histoire deviendrait bancale ; l'intrigue s'effondrerait ; la ruine s'abattrait sur les personnages. En bref, le roman pourrait se faire oeuvre d'art » (p. 107).
"L'écrivain et la vie", dans L'écrivain et la vie, trad. de l'anglais par Élise Argaud, Paris, Payot et rivages, coll. « Petite bibliothèque », 2008, p. 111-121.
« Le romancier – c'est à la fois ce qui le distingue et le met en danger – est terriblement exposé à la vie. Les autres artistes, du moins en partie se tiennent en retrait ; ils se barricadent dans la solitude pendant des semaines avec un plat de pommes et une boîte de couleurs, ou bien un rouleau de papier à musique et un piano. Lorsqu'ils émergent, c'est pour oublier et se distraire. Mais le romancier n'oublie jamais et il est rarement distrait. Il remplit son verre et allume sa cigarette, il apprécie vraisemblablement tous les plaisirs de la conversation et de la table, mais toujours avec la sensation qu'il est stimulé et manipulé par la matière dont il tire son art. Un goût, un son, un mouvement, quelques mots par-ci, un geste par-là, un homme qui entre, une femme qui sort […] » (p. 111).

« L'écrivain a pour tâche de sélectionner un aspect et de faire en sorte qu'il en évoque vingt –une tâche périlleuse et difficile s'il en est, mais c'est à cette seule condition que le lecteur est délivré du grouillement confus de la vie et se trouve effectivement marqué par l'aspect précis que l'écrivain souhaite lui faire relever ». (p. 118)

« Le romancier est terriblement exposé à la vie. Il peut observer la vie de sa chaise et engendrer son livre à partir de l'écume et de l'effervescence même de ses émotions ; ou bien il peut reposer son verre, se retirer dans sa chambre et soumettre son trophée à ces processus mystérieux grâce auxquels la vie devient, comme le manteau chinois, capable de tenir par elle-même » (p. 119).

« À grands cris stridents, la vie clame sans cesse qu'elle constitue l'authentique aboutissement de la fiction et que, plus l'écrivain la fréquente et se nourrit d'elle, plus son livre sera réussi. Elle se garde pourtant bien d'ajouter qu'elle est extrêmement impure ; et que le côté dont elle fait le plus parade ne présente, bien souvent, aucun intérêt pour le romancier. L'apparence et le mouvement sont les appâts dont elle se sert pour l'attirer à sa suite, comme si cela constituait son essence […| » (p. 119).
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