Pierre Mertens
(1939-...)
Dossier
Le roman selon Pierre Mertens
Pierre Mertens : roman de la vérité et vérité du roman, par Laure Henri-Garand, 8 avril 2016 |
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Chez le Belge Pierre Mertens, la pratique du roman est marquée par une double ambition : celle de donner voix à l'Histoire, et celle de se raconter. Impossible de faire l'un sans l'autre toutefois, puisqu'on « ne peut raconter le monde qu'en se racontant soi-même ». (P. Mertens et G. Scarpetta, 1995, p. 120) Né le 9 octobre 1939, jour même de l'invasion de la Belgique par l'Allemagne, Mertens prendra rapidement la mesure du poids inéluctable de l'Histoire sur le destin des hommes, et son choix initial de pratiquer le droit s'inscrira avant tout dans une forte volonté de dénoncer les horreurs commises au nom de la guerre partout à travers le monde . C'est en revanche par le biais de la littérature – notamment par la découverte de Franz Kafka – que Mertens prendra conscience de l'existence d'une autre réalité, d'une autre Histoire, qui, bien qu'existant uniquement dans livres, comme divorcée du réel, n'en reste pas moins absolument et inévitablementvraie. Car il ne s'agit pas d'énoncer un fait pour accéder à sa vérité : « Nous avons une curieuse manière, en politique comme dans les médias, de chercher des bons et des mauvais. C'est commode! C'est pratique pour l'analyse! Très souvent, les choses ne se passent pas comme ça. Et à force de diaboliser les uns et d'angéliser les autres, on se trompe; parfois très lourdement » (P. Mertens et E. Blattchen, 1998, p. 39). Au contraire, en raison justement de leur neutralité soi-disant objective, Mertens en viendra à considérer les discours juridiques et journalistiques comme facilement manipulables, en plus de leur regrettable tendance à réduire les conflits humanitaires aux statistiques et aux enjeux politiques. Or, pour Mertens, l'Histoire est faite par les hommes, et les hommes sont faits de paradoxes et de contradictions. Aussi le roman lui apparaît-il comme l'unique réponse possible au problème posé par l'Histoire : derrière la vérité unique et objective des faits se cache la vérité subjective de l'homme, une vérité multiple et complexe, mais surtout, une vérité essentielle en ceci qu'elle tient compte de toutes les facettes de l'expérience humaine. Il n'y a donc pas, chez Mertens, de meilleur moyen pour accéder à la vérité que de passer par la fiction. Et le roman, en raison surtout de sa capacité à contenir toutes les formes possibles du discours humain, et par ce qu'il permet de faire cohabiter des vérités paradoxales, est le genre privilégié pour donner voix à l'ٰܳHistoire, celle des hommes :
Alors que la notion de vérité appliquée au réel soi-disant empirique ne peut qu'engendrer des absolus, la vérité du roman s'inscrit plutôt dans sa capacité de mettre à mal l'idée même de vérité. C'est donc que la vérité de l'homme ne peut êٰ simplement « dite », elle doit s'incarner, dans la complexité de la forme, et donc dans la fiction. Chez Mertens, le roman n'est pas séparé du monde, il leéen quelque sorte, en donnant entre autres accès à l'autre Histoire, la « vraie » celle-là, une Histoire pétrie des nombreux paradoxes de l'homme. Articulée en trois temps, cette étude tentera donc de circonscrire la poétique romanesque de Pierre Mertens telle qu'il la développe en entretiens, dans ses articles, et dans ses essais, à l'égard de sa conception de la vérité romanesque. En premier lieu, je me pencherai sur sa compréhension du rapport entre le récit de l'Histoire et la notion de style qui doit sous-tendre ce récit, pour ensuite m'arrêter sur ce que le roman peut également êٰ vu comme un art de la trahison. En dernier lieu, je tenterai de comprendre comment chez Mertens, la pratique du roman est comprise comme l'ultime forme d'engagement, en ceci qu'elle seule permet d'engagerl'homme à saisir dans son ensemble la complexité du monde qu'il habite. 1. « Le roman a pour fonction, je crois, de mettre en style l'histoire »(P. Mertens et M.-F. Renard, 2001, p. 209). La question de l'Histoire est donc fondamentale à la poétique romanesque de Mertens. Sensible aux récits cachés qui la sous-tendent, son intérêt pour cette autre Histoire résulte incontestablement de l'expérience très concrète que lui permet son travail de juriste et d'observateur judiciaire :
Constatant que ses romans rejoignent avec plus d'efficacité les lecteurs que ne le peuvent ses rapports officiels et autres documents journalistiques, Mertens entrevoit très tôt l'avantage de la forme romanesque sur l'écriture dite « objective ». D'une part, l'inscription dans le texte d'une subjectivité spécifique, qui s'incarne entre autres dans la voix d'un narrateur à la première personne, permet au lecteur de se projeter dans l'Histoire, au lieu de simplement en faire l'expérience de l'extérieur. Par le roman, Mertens chercherait donc à produire un effet d'« empathie », une question sur laquelle je reviendrai lorsqu'il sera question de réfléchir à l'engagement littéraire. D'autre part, le roman permet de mettre en lumière certains paradoxes, certaines questions laissées en plan par l'Histoire officielle, mais autrement de première importance dans le déroulement des évènements. C'est ainsi qu'à propos de son romanUne paix royale(1995), dont l'un des thèmes principaux est l'abdication prématurée du roi belge Léopold III à la suite de plusieurs bourdes politiques importantes, Mertens affirme avoir souhaité se concentrer sur le regard que peut porter sur lui-même une figure publique, dont l'image appartient en quelque sorte à la nation qu'il dirige :
Pour Mertens, il ne peut y avoir d'évènement historique sans ces moments profondément étranges et intimes qui informent le comportement de ceux qui participent à l'Histoire. Les discours officiels ne pouvant s'aventurer dans ce type de détail sans risquer de perdre, justement, leur caractère objectif, et donc leur légitimité, il est du devoir du roman d'en faire état, de manière à mettre en lumière le caractère profondément problématique du rapport entre l'Histoire et les hommes qui la forgent. Le romanLes Éblouissements, pour lequel Mertens reçoit en 1987 le prix Médicis, est fondé sur un principe semblable. Dans un récent entretien filmé dans le cadre d'une conférence prononcée au Centre Communautaire Laïc Juif, Mertens explique que le choix de traiter dans son roman de la dérive idéologique du poète allemand Gottfried Benn – en 1933, Benn se lie au parti nazi avant de réaliser quelques années plus tard son erreur – tient de son désir de comprendre l'impossibilité de revenir sur des actions qui ont affecté le cours de l'Histoire : « ... et la question que je pose dans ce roman, c'est, est-ce qu'on ne se remet jamais d'une maladie pareille... Est-ce qu'on ne revient jamais d'un voyage au bout du fourvoiement, lorsqu'il est si grave... ». (, consulté le 9 octobre 2015.) Contre le récit conventionnel de l'Histoire, qui ne fait selon lui qu'asservir les hommes à la tyrannie de la chronologie, Mertens oppose une complexité et une ambigüité que seul le roman peut incarner. De manière générale, donc, l'art, et par extension la littérature, permet « d'appréhender […] au minimum la dualité des êٰs » (P. Mertens et E. Blattchen, 1998, p. 30) mais le roman s'engage encore plus loin dans l'ambigüité, avec comme résultat que « pour dire l'horreur, il n'y a rien de mieux que le roman » (P. Mertens et E. Blattchen, 1998, p. 16). Un des concepts développés par Mertens pour rendre compte de sa poétique romanesque est la notion de la « seconde chance ». Contre la transcription soi-disant « littérale » des faits historiques, Mertens conçoit le roman comme une forme de sauvetage de l'Histoire, par lequel le romancier revisite les faits, à la fois dans le désordre et par le biais d'un point de vue subjectif, pour ainsi en faire ressortir une vérité cachée. Il en parle également en termes de « restructuration romanesque » : « C'est comme si j'avais fait un film et que l'essentiel du film soit resté dans les chutes et que ce soit dans les chutes j'aie fait le roman. » (P. Mertens et G.G. Campos, 2007) Et dès lors qu'on ne peut plus considérer le destin de l'homme indépendamment du cours de l'Histoire, il n'est pas étonnant de constater qu'à l'inverse, il est difficile de véritablement comprendre l'Histoire autrement que par le biais de l'étude de destins individuels. Aussi le roman de Pierre Mertens octroie-t-il une place très importante au point de vue autobiographique. En plus d'êٰ né le même jour que son auteur, Pierre Raymond, le narrateur d'Une paix royale, a vécu une enfance en plusieurs points semblable à celle de Pierre Mertens. Même chose pour le roman érotiquePerdre, au sujet duquel Mertens explique qu'il lui a semblé, au moment d'entamer sa rédaction, soudainement « impossible […] de dire la vérité sexuelle de sa vie en la prêtant à un il . » (1997, p. 7) C'est que chez Mertens, la vérité historique révélée par le roman est intimement liée à la mémoire individuelle, chaque roman devenant ainsi comme une nouvelle chance de revisiter son passé en le conjuguant à cette autre Histoire, créée par l'espace même du roman. La perspective autobiographique imprègne également les nombreux essais et critiques littéraires du romancier, qui avoue êٰ plus ou moins incapable d'écrire autrement que par le biais de son expérience personnelle, autrement que par le biais de son "humeur" (P. Mertens et P. Tison, 2007, p. 138) . C'est que Mertens souhaite en quelque sorte éviter l'écueil d'une objectivité illusoire, en affichant d'emblée le lieu d'où il réfléchit à ses modèles littéraires. « J'ai mêlé à ma rencontre avec vous des plans entiers de ma vie », explique-t-il en s'adressant directement aux auteurs dont il parle, « en fait, j'ai raconté comment cela s'était vraiment passé! […] Ne serait-ce que pour avertir le lecteur qu'on ne lui parlait pas de n'importe où, comme un minuscule deusex machina.» (1997b, p. 7-8) C'est une autre facette importante de la vérité romanesque chez Pierre Mertens : que ce soit dans cadre de la fiction ou de la critique, l'écriture s'incarne toujours dans la voix assumée de Pierre qui, bien qu'évoluant dans le « réel », ne peut s'exprimer que par le biais de la fiction. Ce n'est pas dire toutefois que toute vérité soit bonne à dire. En effet, si l'écriture de Mertens entretient un rapport particulièrement intime avec le geste autobiographique, il n'en demeure pas moins que le gestebiographique, lui, n'a pas du tout la cote. C'est là une nuance (et peut-êٰ un paradoxe) fondamentale de la poétique du roman de Mertens : alors que l'entreprise romanesque se pose comme une « seconde chance » pour l'Histoire de se révéler par le biais d'une voix subjective, l'entreprise biographie est à l'inverse considérée à la fois comme du mauvais documentaire, et du mauvais roman. Il déplore ainsi le travail de Max Brod sur la vie de Kafka (comme l'avait fait avant lui Milan Kundera), ou encore celui d'Henri Troyat, spécialiste de la biographie romancée :
Une accusation plutôt surprenante lorsqu'on songe aux romans eux-mêmes quelque peu « biographiques » de Mertens (Les Éblouissements, sur Gottfried Benn,L'Inde ou l'Amérique, en partie sur Christophe Colomb), ou encore à ses textes « biocritiques » tels qu'Uwe Johnson, le scripteur de mursou encoreRilke ou l'ange déchiré. À en croire Mertens, il semble que la distinction entre les deux genres se situe en quelque sorte du côté du point de vue annoncé. Le titre de « biographie » placerait d'emblée le texte du côté d'une vérité objective, et donc du côté d'un point de vue critique et distancé qui chercherait à donner la vision la plus juste possible – la plus proche du réel, pour ainsi dire – du personnage à l'étude, tandis que le roman, qu'il soit biographique ou non, est placé du côté de la fiction, c'est-à-dire qu'il s'annonce comme « faux » dès la première ligne. Cette posture du roman permettrait donc au lecteur d'accéder àunevérité de l'Homme, contrairement à la biographie qui semble recherchelavérité d'un seul homme. Car « le plus court chemin entre Histoire et histoire » affirme Mertens, « c'est encore d'imaginer . »(1993, p. 140) Que cette distinction pour le moins problématique entre « roman biographique » et « biographie romancée » tienne ou non la route, il demeure évident que la notion de style est centrale à la conception du roman de Mertens. Par « style », Mertens entend :
Le style est donc la mise en forme du texte qui permet à l'auteur d'atteindre la conscience du lecteur. Contrairement à la biographie, qui pour Mertens semble faire figure de simple collection d'anecdotes romancées, anecdotes qui révèlent très peu sur « l'homme », et encore moins sur l'Histoire – du moins rien de « vrai » –, contrairement aussi aux discours juridiques ou journalistiques, trop neutres pour atteindre le lecteur, le roman, par son travail de la forme, engendre un discours qui lui est absolument consubstantiel, et qui rend en quelque sorte visible une forme de l'Histoire qui était auparavant dissimulée. Mertens parle également de « musique » : « Le style, c'est aussi laisser entendre une musique. Le livre le plus riche par son message, s'il n'est porté par un style, n'est pas de la littérature. […] Tandis que des livres de moindre intelligence, s'ils sont portés par une musique, risquent d'émouvoir néanmoins. »(P. Mertens et M.-F. Renard, 2001, p. 212) Chez Mertens, le style, la musique, c'est Marcel Proust qui donne vie à l'affaire Dreyfus, c'est Tolstoï qui fait entrer dans l'imaginaire le général Koutouzov, c'est Kafka qui toise, formule et épèle, « épouvanté, souvent, mais sans trembler. » (1997b, p. 131) Le style, c'est également « ce vieux monarchiste réactionnaire qu'est Balzac, [qui], vu sous un certain angle, dans ses grands moments, fini par êٰ beaucoup plus progressiste qu'on ne le présume. Parce qu'il est porté par un projet romanesque qui le déborde. » (P. Mertens et M.-F. Renard, 2001, p. 212)En ce qui concerne sa propre pratique, Mertens conçoit le style comme le rythme qui portent chacun de ses projets, un rythme qui ne peut jamais êٰ répété, mais qui s'accumule au fil de l'écriture : « C'est à refaire à chaque fois. On ne peut pas écrireLes Bons officesavec la même encre queL'Inde ou l'Amérique. C'est impossible. Il y a une interaction entre le propos et la musique d'accompagnement qui fait que le cocktail ne peut rester le même. »(1997b, p. 214) Chez Mertens, le fond et la forme sont absolument indissociables. Le roman, le « vrai » roman, a pour tâche de donner corps par le biais de la fiction à une subjectivité qu'écrase l'Histoire, et c'est par cette « seconde chance », à la fois pour l'homme et pour l'Histoire, que se construit la vérité du roman. À l'instar de Milan Kundera et de son roman qui ne dit « que ce que le roman peut dire », Mertens considère que le roman, ainsi arrimé à la « petite » et à la « grande » Histoire, construit une vérité que lui seul peut révéler. Que ce soit par l'idée de la « seconde chance » ou de la « restructuration romanesque », le geste impliqué par la pratique du roman est également conçu par Mertens comme une forme de trahison, dans la mesure où le romancier, par son travail, refuse d'en rester aux « faits » et tente de déborder le réel en lui restituant sa dimension fondamentalement problématique. Une trahison sur le plan formel avant tout, car depuis ses débuts le roman se fonde sur la déconstruction des codes et des conventions littéraires d'un genre. En se rapportant à une certaine histoire du roman, Mertens fait ainsi remarquer que ce qu'on appelle communément l' « évolution » du genre romanesque se présente en vérité comme une série de petites ou de grandes infidélités :
Mertens déplore ces auteurs « d'oeuvrettes régressives congelées, à réchauffer au four micro-ondes […] »(1989, p. 31), qui promettent à leur lecteur l'expérience du « vrai » roman, et il fustige dans le même souffle tous les épithètes et catégories à la mode pour ce qu'ils ont de figés et de faux, plus particulièrement celui de « post-moderne », qui grince à ses oreilles par sa « ringardise ». C'est « qu'il faut toujours grandement se méfier des exégètes d'occasions […] qui s'autorisent à dénier à un romancier la latitude de composer une certaine sorte de roman où eux, les commentateurs, ne reconnaissent pas le cadre traditionnel qu'ils prêtent au genre. »(1997b, p. 231) La notion de trahison est encore, sinon plus adéquate pour décrire le rapport que la pratique romanesque de Mertens entretient avec les idéologies dominantes. Car le roman ne doit pas êٰ guidé par aucune idéologie et il ne peut servir de cause autre que celle de sa propre vérité. Il agit, en quelque sorte, comme un traitre à tout ce qui lui est extérieur. Or, si dans la même veine qu'Hermann Broch et Milan Kundera, Mertens s'avoue méfiant de l'attitude lyrique (ou kitsch) en ce qu'elle peut très rapidement mener à la dérive totalitaire, et s'oppose de plusieurs manières à la liberté consubstantielle du roman, il refuse de l'exclure complètement de sa poétique romanesque, invoquant pour s'expliquer le droit au lyrisme comme composante en règle de l'expérience humaine. Pour Mertens, la dénonciation du kitsch comme ennemi principal de la vérité du roman, discours bien à la mode chez plusieurs de ses contemporains, devient en elle-même une forme d'idéologie totalitaire. C'est ce qu'il définit comme le « kitsch de la négativité » :
Le kitsch (tout comme l'anti-kitsch), avance Mertens, n'est pas une valeur en soi : c'est un point de vue. À l'instar des théoriciens de l'ironie, qui constatent depuis quelques années que le phénomène ne peut pas se comprendre comme un objet fixe, mais plutôt comme une posture d'énonciation ou même de réception, Mertens avance qu' « on est toujours le kitsch de quelqu'un d'autre » : « Le problème – car il y en a un, et qui se pose surtout aujourd'hui – c'est qu'on peut finir par trouver kitsch tout et n'importe quoi […]. Le kitsch de l'un n'est pas celui de l'autre et chacun, en l'espèce, établit librement son catalogue personnel, son inventaire, ses hiérarchies, chacun formule aussi oukases, interdits et tabous. » ( 1997b, p. 215) Il semblerait que la neutralisation du sentiment et du lyrisme, en raison surtout de leur potentiel extrême d'atteindre la sentimentalité et le kitsch le plus pur (le plus dangereux), s'impose chez Mertens comme étant contraire à l'essence même du roman, essence qui, nous l'avons vu, s'incarne dans la reconstruction d'une vérité cachée à partir de la grande et la petite Histoire. Or, cette vérité se doit d'englober toute l'expérience humaine; d'en exclure le sentiment serait donc contreproductif. Prenant pour exemple ce qu'il considère comme un mépris presque institutionnalisé du phénomène de l'amour, Mertens prend note de la nature un peu « BCBG » de ce qu'il appelle la posture « antiromantique » :
À maintes reprises, le romancier s'insurgera avec vigueur contre ce qu'il considère comme un embargo, et ira même jusqu'à affirmer qu'à la source de l'antiromantisme se trouve la peur de la véritable connaissance; la peur, surtout, d'êٰ mal lu et mal interprété; la peur, en somme, de se tromper. Car le roman, continue Mertens, ne peut êٰ complètement roman que s'il prend véritablement le risque d'êٰ complètement roman, c'est-à-dire, non pas uniquement en nommant la posture kitsch, ou tout autre vérité désagréable, mais plutôt en l'incarnant, en la rendant vraie par le style, par la forme. Il illustre davantage son propos en évoquant ces grands romanciers (et autres artistes) dont les oeuvres ont marqué l'Histoire, en raison justement de cette capacité à intégrer un certain kitsch à leur matière romanesque :
Il semble de plus en plus évident que pour Mertens, l'essence du génie créateur se situe comme à la lisière de l'excès, dans une position à la fois précaire et inconfortable. Dans cette perspective, le roman, le « vrai », reste celui qui en arrive à trahir toutes les conceptions qui le précèdent, qu'elles soient formelles ou idéologiques. « Un kitsch n'est pas l'autre si un génie s'en mêle » (1997b, p. 224), et le refus, ou l'incapacité, d'intégrer le principe de trahison à sa pratique du roman équivaudra pour Mertens à une forme de désengagement allant contre le principe même de la forme romanesque. 3. Le roman ou l'engagement par la fiction.
Fidèle à sa plume grinçante, Mertens est toujours impitoyable à l'égard de tous ces « faux » romanciers qui érigent en véritable dogme le refus du sentiment . S'il en parle très peu de manière explicite, c'est bien toutefois de la notion de l'empathie dont il est ici question, une notion qui apparaît toute de même de manière assez frappante, en creux de son discours sur l'antiromantisme et sur l'engagement littéraire. Car la distance et la froideur ironique que Mertens attribue aux représentants du roman « antiromantique» lui apparaissent comme une forme de mépris envers tout un pan de l'expérience humaine, et partant, envers l'essence même du roman. Tels quels, ces romans férocement « anti-lyriques » ne diffèrent donc aucunement de ceux qui, à l'opposé de ce qu'on pourrait appeler le registre de l'émotion, accordent une importance démesurée à l'amour et à la sentimentalité (romans arlequin, romans de découvertes spirituelles, etc.). Chacun à leur manière, l'un par excès, l'autre par manque, échoueront ainsi à reconnaître l'objectif fondateur de la pratique romanesque, qui est celui de trahir le réel – l'Histoire, la biographie, la politique… – pour accéder à une vérité spécifique à sa propre forme. La posture inverse, que Mertens appelle « engagement », mais qu'il aurait pu nommer « empathie », posture qui fonde l'essence du roman, se révèle en fait comme une sorte de reconnaissance. Sur le plan de l'Histoire, affirme Mertens, l'oubli est une forme de violence . En parallèle, sur le plan du roman, c'est le « mépris », le « cynisme » et l' «intolérance» qui occupent cette position. Le véritable roman est donc par essence Բé, puisqu'il procède à la fois de la mise en voix – en forme – d'une certaine vérité, et à la fois du refus, par une certaine distance critique, de l'adhésion totale à cette même vérité. On comprend donc que l'engagement littéraire de Pierre Mertens diffère radicalement du cas de figure aujourd'hui inévitable qu'est l'engagement littéraire de Jean-Paul Sartre. Au contraire de Sartre, qui donnait à la littérature la tâche spécifique de servir et de défendre la société, Mertens entrevoit l'engagement littéraire comme un engagement non pas pour les causes de l'homme, mais pour sa vérité. C'est que chez Mertens, le roman ne sert pas la politique, il est politique, et ce précisément par sa forme :
Et dès lors que tout roman, par sa manière d'incarner l'Histoire, est nécessairement Բé, tout roman, continue Mertens, est également « progressiste ». Que l'auteur en soit d'ailleurs conscient ou non : de par le simple fait de donner voix à une certaine vérité, de lui donner forme, le roman permet au monde et à l'homme d'exister, d'êٰ « dits » en quelque sorte, dans toute leur complexité. En fait, le roman chez Mertens est d'autant plus Բé qu'il ne se sait pas comme tel :
À l'instar de Proust, pour qui « il y avait comme une discourtoisie à l'endroit du lecteur à se revendiquer de son engagement, comme si on prenait bien soin, offrant un cadeau à une dame, de laisser sur l'emballage l'étiquette indiquant le prix qu'il a couté » (1997b, p. 29), Mertens est d'avis que le simple fait de chercher à afficher son « message » a pour effet de gâter, en quelque sorte, la vérité du roman. À l'égard de son oeuvre, notammentUne paix royaleMertens explique qu'il a tenté, pour neutraliser sa fibre politique, de pratiquer ce qu'il appelle la « puérilité parfaite », ou encore, la « fausse naïveté » :
Ce type de naïveté, donc, qui s'apparente à celle d'un enfant qui dirait les choses sans en réaliser les conséquences, sans tenter d'en entrevoir les implications politiques, vient renforcer le pouvoir d'engagement du roman, puisqu'il réaffirme par là l'importance de la fiction, du « dire », sur le réel. Aussi, aux accusations de Sartre, qui reprochait à plusieurs romanciers soi-disant bourgeois d'avoir encouragé par la production d'une littérature trop désincarnée la déchéance qui mena entre autres aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale, Mertens répond d'une part que Sartre est dans l'erreur lorsqu'il affirme qu'un Proust, qu'un Kafka se sont terrés hors du monde, puisqu'ils se sont en vérité eux-mêmes Բés, peut-êٰ même beaucoup plus que Sartre (2002, p. 37-43), et, d'autre part, qu'il n'était nul besoin d'inscrire de message politique dans leurs oeuvres pour êٰ Բés, puisque leurs oeuvres elles-mêmes y travaillaient, par la forme encore une fois. « Il n'est nullement besoin de s'engager pour êٰ Բé ! » (2002, p. 36) Sur le pouvoir de la fiction. Dans la poétique romanesque de Pierre Mertens, la fiction a toujours le dessus sur le réel. « J'ai su très tôt », écrit-il, « par d'autres livres, que pour êٰ vrai il fallait bien mentir. »(P. Mertens et G. Scarpetta, 1995, p. 212) La vérité du roman provient donc de son dévouement complet, de son engagement, au « mensonge » de la fiction. C'est ce que Mertens appelle le « mentir-vrai », une notion qu'il emprunte à Aragon : « Aragon a en effet montré, parfois de façon saisissante, qu'il est, au-delà des apparences, une vérité que, seul, le détour de la fiction, donc du leurre, voire du mensonge, permet de rejoindre. » (1993, p. 138) C'est par le biais de la lecture que Mertens comprend « que le recours à la forme romanesque n'a pour objet […] que de livrer la clé d'une expérience fondamentale, laquelle n'aurait pu s'engouffrer par aucune autre brèche ni s'imprimer ailleurs dans le tissu des mots de la littérature . » (1997a, p. 85) La vérité du roman ne se situe donc pas dans sa capacité à traduire le réel, ou à s'accorder à certaines conventions d'écriture; et elle ne se situe pas non plus dans sa capacité à défendre une thèse, ou à raconter l'Histoire. Chez Mertens, la vérité du roman est définie par le rapport d'engagement que l'écriture entretient avec la fiction : elle provient de ce que le roman peut produire une forme « autre » pour ainsi rendre vrai, et donc incarner, le mensonge de la fiction. Ouvrages cités :
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Bibliographie
Ouvrages cités |
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L'agent double: sur Duras, Gracq, Kundera, etc.,Bruxelles, Complexe, 1989. À propos de l'engagement littéraire, Montréal, Lux, 2002. Avec G. Scarpetta, « Mon art du roman »,La Règle du jeu, vol. 6, no 17, p. 119-136, 1995. « Du "mentir-vrai" à la transgression du réel »,Représentations de l'histoire. Actes du colloque franco-allemand de Cologne 17-18 juin '88, 1993, p. 138-140. Avec E. Blattchen,Pierre Mertens, tout est feu.Bruxelles/Liège, Alice/RTBF, 1998. Avec P. Louvet, et M. Quaghebeur, « L'Écrivain, un intellectuel en crise? Jean Louvet et Pierre Mertens. Entretien public », dans Beïda Chikhi (éd.),Figures tutélaires, textes fondateurs. Francophonie et héritage critique, Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2009, p. 429-453. « Pierre Mertens : Entrevue avec Marie-France Renard »,Balises, vol. 1-2, p. 209-216, 2002 « La face cachée du roman français »,L'atelier du roman, vol. 10, Printemps 1997, p. 81-105. Une seconde patrie: essai, Paris, Arléa, 1997. « Entretien avec Pierre Mertens, écrivain belge »,, 2 octobre 2007, consulté le 9 octobre 2015. « Entretien de Pierre Mertens et de Pascale Tison »,, 21 octobre 2007, consulté le 9 octobre 2015. |
Citations
L'agent double: sur Duras, Gracq, Kundera, etc.,Bruxelles, Complexe, 1989. |
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« Les biographes font donc, eux aussi, "du roman", mais souvent mal ou pauvrement, car ils interdisent à leurs intuitions, éventuellement fondées, de s'accomplir vraiment dans l'imaginaire. Le point de vue du romancier n'aurait-il pas plus de chance de toucher juste? » (p. 72) |
À propos de l'engagement littéraire, Montréal, Lux, 2002. |
« Tiens! Nous ne voulons pas dissimuler plus longtemps, et cela nous convient bien, que l'engagement, dans la littérature, puisse êٰ à la limite inconscient et qu'il a tout à gagner à l'êٰ. Alors on est Բé parce qu'on n'a pas pu s'en empêcher. Tout à l'opposé de ces intellectuels trop serviles qui n'ont fait qu'obéir à leur mandat impératif extérieur à eux-mêmes et n'ont jamais produit que de la fâcheuse littérature... » (p. 36) |
Avec G. Scarpetta, « Mon art du roman »,La Règle du jeu, vol. 6, no 17, p. 119-136, 1995. |
« J'ai su très tôt, par d'autres livres, que pour êٰ vrai il fallait bien mentir. J'ai su très tôt aussi que pour se raconter soi-même, il fallait énormément parler d'autre chose que de soi. Ce sont les deux lois qui ont gouverné l'entreprise. »(p. 124-125) |
« Du "mentir-vrai" à la transgression du réel », Représentations de l'histoire. Actes du colloque franco-allemand de Cologne 17-18 juin '88, 1993, p. 138-140. |
« Et pourtant, quelle image de Koutouzov allons-nous donc retenir? Évidemment celle de Tolstoï, parce qu'aucune démonstration d'historien ne nous convaincra jamais vraiment que le romancier s'est trompé. En somme, il a, par là, préfiguré la fameuse théorie du "mentir-vrai" chère à Aragon et à laquelle il est difficile de ne pas souscrire. Aragon a en effet montré, parfois de façon saisissante, qu'il est, au-delà des apparences, une vérité que, seul, le détour de la fiction, donc du leurre, voire du mensonge, permet de rejoindre. »(p. 138) |
Avec E. Blattchen,Pierre Mertens, tout est feu.Bruxelles/Liège, Alice/RTBF, 1998. |
« Ce n'est pas par hasard, si vous voulez, que mes admirations me portent vers des gens comme Kafka. Car la métaphysique y est omniprésente, même si elle est quelque fois mise en lambeaux dans ses fictions effrayantes. »(p. 25) |
Avec P. Louvet, et M. Quaghebeur, « L'Écrivain, un intellectuel en crise? Jean Louvet et Pierre Mertens. Entretien public », dans Beïda Chikhi (éd.),Figures tutélaires, textes fondateurs. Francophonie et héritage critique, Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2009, p. 429-453. |
«[À propos de son roman L'Inde et l'Amérique] Et il n'est surtout pas question de Christophe Colomb, sauf d'une situation symbolique qui m'a toujours fascinée, qui est l'histoire d'un homme qui part pour un pays et qui finit par en découvrir un autre. Ce qui me paraît la façon la plus intelligente de voyager. Parce qu'arriver à destination, ce n'est quand même pas très passionnant, tandis que se tromper de route et finir par découvrir une terre inconnue, je dirais presque par l'inventer - parce que l'invention rejoint là la découverte –, c'est, à mon avis, ce qui nous arrive à tous. C'est ce qui advient au commun des mortels. »(p. 434) |
« Pierre Mertens : Entrevue avec Marie-France Renard »,Balises, vol. 1-2, p. 209-216, 2002. |
« [Le style,] c'est la capacité d'incarnation. La capacité d'un homme de donner chair et sang à des créatures qui font des guerres, des révolutions, qui sont torturés, qui sont libérés. Comme il les incarne, ça nous concerne. Si nous ne reconnaissons pas notre peau et notre sang dans la peau et le sang des autres, je ne dis pas que les évènements n'ont pas lieu, mais ce sont des notions abstraites, scolaires. Et, quelque part, cela cesse rapidement de nous intéresser – et même de nous concerner. » (p. 211) |
« La face cachée du roman français »,L'atelier du roman, vol. 10, Printemps 1997, p. 81-105. |
« Il y a toujours eu, il y aura sûrement toujours deux histoires de la littérature : une officielle et une parallèle, marginale, presque maquisarde. […] Ainsi, on voit de grands solitaires dépérir faute d'avoir cotisé dans quelque club ou d'avoir rallié à temps les grandes familles... » (p. 82) |
Une seconde patrie: essai, Paris, Arléa, 1997. |
« Observez que, dans son ultime et posthume opus,L'Homme précaire et la littérature(1977), Malraux assigne cette même place à l'écrivain : celle de qui entend s'affranchir "du temps par la forme". Pour le moins inattendu sous la plume d'un romancier qui, dans ses fictions, s'était à se point immergé, sécularisé dans des perspectives extra-littéraires qui ne pesaient pas peu sur son propos! [...] Et pourtant, ceux qui ont eu la curiosité de l'interroger là-dessus [...] lui ont arraché plus que des propos évanescents sur Proust, Gide, Aragon, Valéry, Paulhan et Céline. Mais cela ne va pas au-delà [...]. Laissez-lui au moins qu'à sa manière il a participé, pour peu de temps mais décisivement, à la révolution du roman d'aujourd'hui en l'ouvrant à ce qu'on pensait pour lui indigérable : l'Histoire immédiate, et sa paraphrase. C'en fut fini du roman historique bourgeois traditionnel! Mais là aussi il venait, sans doute, trop tôt pour inspirer reconnaissance et gratitude. » (p. 26) |
« Entretien avec Pierre Mertens, écrivain belge »,, 2 octobre 2007, consulté le 9 octobre 2015. |
« Je crois que forcément et c'est tout à fait logique, ma première approche du monde latino¬américain, a été livresque. Essentiellement culturelle. Elle procédait d'une espèce d'émerveillement pour les courants littéraires du cône sud¬américain : la découverte de Borges, Cortázar, Sabato, Vargas Llosa, García Márquez, bientôt de Fuentes, Scorza et quelques autres, Neruda, bien entendu, et puis, avec le temps, elle s'est affinée, s'est particularisée, concentrée sur l'Argentine, le Chili et le Pérou. C'est¬-à¬-dire que les écrivains qui m'impressionnaient le plus, c'étaient Neruda, Donoso, Scorza, Vargas Llosa, les grands Argentins et essentiellement Cortázar avec lui, cela a même évolué de façon décisive, puisque je l'ai rencontré à Paris, surtout à partir de la parution de mon roman “Terre d'Asile” qu'il a accueillie avec beaucoup de chaleur. » |
« Entretien de Pierre Mertens et de Pascale Tison »,, 21 octobre 2007, consulté le 9 octobre 2015. |
« Si une prose n'est pas musicale, elle ne m'intéresse pas. Parfois, je suis en arrêt devant des livres porteurs d'un message indiscutablement intéressant mais qui, pour moi, ne sont écrits dans aucune langue connue, au point que j'en attendrais presque la traduction. » (p. 137) |