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Photo George SandGeorge Sand

Ěý(1804-1876)

Dossier

Le roman selon George Sand

Raconter l'idéal : George Sand et le roman, par Étienne Poirier, 2020

La popularitĂ© et l’ampleur de la production romanesque de George Sand sont des plus impressionnantes. Entre la parution de son premier ouvrage, Indiana, en 1832 et Albine, qu’elle laisse inachevĂ© Ă  sa mort en 1876, elle aura publiĂ© plus d’une soixantaine de romans, auxquels s’ajoutent de nombreux contes, nouvelles et autres rĂ©cits, dont plusieurs sont encore largement lus, Ă©tudiĂ©s et enseignĂ©s de nos jours – pensons Ă  La Petite Fadette (1849), François le champi (1850) et Les MaĂ®tres sonneurs (1852) issus du cycle de romans champĂŞtres entamĂ© avec La Mare au diable (1846), mais aussi Ă  ł˘Ă©±ôľ±˛ą (1833), Mauprat (1837), Spiridion (1839) et Consuelo (1842), pour ne nommer que les titres les plus connus. Les multiples rĂ©Ă©ditions de ses ouvrages au cours des deux derniers ˛őľ±Ă¨ł¦±ô±đs tĂ©moignent aussi de sa renommĂ©e persistante. Constamment affairĂ©e Ă  l’écriture d’une nouvelle Ĺ“uvre, George Sand se pose dès lors comme un « praticien du roman[i] », bien plus que comme une thĂ©oricienne du genre.

En effet, malgrĂ© cette production imposante, la romancière rĂ©flĂ©chit relativement peu en profondeur sur sa pratique. Mis Ă  part quelques mentions Ă©parpillĂ©es au sein de sa monumentale correspondance – plus de 20 000 lettres –, on retiendra principalement les « Notices » Ă  ses ouvrages qu’elle rĂ©dige lors d’une Ă©dition de ses Ĺ“uvres complètes en 1853, certains passages de son autobiographie, Histoire de ma vie, publiĂ©e en 1854, ainsi que les lettres Ă©crites Ă  Gustave Flaubert pour situer sa pensĂ©e du roman. Ă€ l’écart des Ă©coles littĂ©raires qui se forment au cours du ˛őľ±Ă¨ł¦±ô±đ, George Sand aborde le roman sous deux aspects complĂ©mentaires : comme un rĂ©cit bien construit, issu de ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô et de l’imagination, et comme un espace permettant de rendre une vision idĂ©alisĂ©e du monde et de la sociĂ©tĂ©.

°ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ©, la matrice romanesque.

NĂ©e en 1804, Aurore Dupin, qui prend le pseudonyme de George Sand Ă  la parution de Rose et Blanche, co-Ă©crit avec Jules Sandeau en 1829, reconnaĂ®t avoir toujours eu un intĂ©rĂŞt Ă  se raconter des histoires. Dans son autobiographie, elle confie avoir Ă©tĂ© longtemps portĂ©e par ses rĂŞveries, qui prĂ©cèdent son apprentissage de la lecture : « je ne cherchais dans les livres que les images; mais tout ce que j’apprenais par les yeux et par les oreilles entrait en Ă©bullition dans ma petite tĂŞte, et j’y rĂŞvais au point de perdre souvent la notion de rĂ©alitĂ© et du milieu oĂą je me trouvais[ii] ». Ce dĂ©sir de crĂ©er des histoires, et l’apparente facilitĂ© Ă  le faire, est tout Ă  fait fondamental dans le rapport au roman qu’entretient Sand. Si elle avoue avoir Ă©tĂ© déçue par ses premières tentatives d’écriture, qu’elle juge peu satisfaisantes[iii], elle demeure fascinĂ©e par la crĂ©ation : « le besoin d’inventer et de composer ne m’en tourmentait pas moins. Il me fallait un monde de fictions, et je n’avais jamais cessĂ© de m’en crĂ©er un que je portais partout avec moi, dans mes promenades, dans mon immobilitĂ©, au jardin, aux champs, dans mon lit avant de m’endormir et, en m’éveillant, avant de me lever[iv] ». C’est dans ce contexte qu’émerge °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ©, premier « roman » de Sand, Ă  partir duquel on peut tirer certaines remarques sur sa conception gĂ©nĂ©rale du genre.

Bien qu’elle le qualifie effectivement de roman, °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ© n’est cependant pas plus que le fruit des rĂŞveries de Sand, dont elle rĂ©sume ainsi la conception : « voilĂ  qu’en rĂŞvant la nuit, il me vint une figure et un nom. Le nom ne signifiant rien que je sache : c’était un assemblage fortuit de syllabes comme il s’en forme dans les songes. Mon fantĂ´me s’appelait °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ©, et ce nom lui resta. Il devint le titre de mon roman et le dieu de ma religion[v] ». Rien de plus qu’une rĂŞverie, °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ© souligne toutefois la puissance de ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô chez Sand et sa capacitĂ© remarquable Ă  crĂ©er des rĂ©cits. PrĂ©cĂ©dant tous ses autres ouvrages, il constitue sans doute la meilleure image pour reprĂ©senter le processus crĂ©atif de la romancière. Lorsqu’elle cesse d’y rĂŞver, °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ© prend le rĂ´le qui s’apparente Ă  celui d’une matrice de l’ensemble de la production qui suivra : « je remis °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ© Ă  sa vĂ©ritable place, c’est-Ă -dire que je le rĂ©intĂ©grai, dans mon imagination, parmi les songes; mais il en occupa toujours le centre, et toutes les fictions qui continuèrent Ă  se former autour de lui Ă©manèrent toujours de cette fiction principale[vi] ». Dans l’image de cette première fiction, il devient possible de voir, en germe, les Ă©lĂ©ments principaux de la conception romanesque de Sand.

°ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ© confirme d’abord l’importance primordiale accordĂ©e au rĂ©cit et Ă  l’imagination. Il convient d’ailleurs de souligner que, si elle a touchĂ© au roman, au conte, Ă  l’autobiographie et au théâtre, peu de diffĂ©rences subsistent entre ces genres pour Sand qui dĂ©sire avant tout raconter des histoires. Elle demeure assez classique dans la structure qu’elle donne Ă  ses romans, mais accorde tout de mĂŞme une grande importance Ă  la fluiditĂ© du rĂ©cit. Cela explique d’ailleurs pourquoi la vie d’une personne °ůĂ©±đ±ô±ô±đ ne peut crĂ©er de bons ouvrages, selon elle : « le roman serait forcĂ© de se plier aux exigences de ce caractère, ce ne serait plus un roman. Cela n’aurait ni exposition, ni intrigue, ni nĹ“ud, ni »ĺĂ©˛Ô´ÇłÜ±đłľ±đ˛ÔłŮ; cela irait tout de travers comme la vie et n’intĂ©resserait personne, parce que chacun veut trouver dans un roman une sorte d’idĂ©al de la vie[vii] ». Si l’on reviendra sur la notion d’idĂ©al, on remarque aussi que la construction adĂ©quate du rĂ©cit est essentielle Ă  la pratique romanesque de Sand. Dans la « Notice » qui prĂ©cède Lucrezia Floriani (1847), elle rĂ©itère cette position : « je dĂ©clare aimer beaucoup les Ă©vĂ©nements romanesques, l’imprĂ©vu, l’intrigue, l’action dans le roman. Pour le roman comme pour le théâtre, je voudrais que l’on trouvât le moyen d’allier le mouvement dramatique Ă  l’analyse vraie des caractères et des sentiments humains[viii] ». De mĂŞme, lorsqu’elle commente sur l’avancĂ©e de l’écriture ses romans, elle semble ĂŞtre guidĂ©e par le dĂ©veloppement logique des rĂ©cits. Elle demande souvent Ă  son Ă©diteur d’accepter que ses romans soient plus volumineux, citant notamment « les besoins de l’action[ix] », et critique frĂ©quemment la forme que prennent ses ouvrages, presque malgrĂ© elle, lorsqu’elle les Ă©crit : « votre avis sur le commencement Ă©tait bon et je l’avais suivi d’avance, la brusquerie de la rentrĂ©e en matière m’ayant frappĂ©e[x] »; « cette phase de mon roman est lourde, je le sais. C’est l’appesantissement logique d’une situation qui va Ă©clater[xi] ». Le »ĺĂ©˛Ô´ÇłÜ±đłľ±đ˛ÔłŮ de ses Ĺ“uvres est aussi source de prĂ©occupation : « est-ce que vous ne trouvez pas que c’est vers la fin, qu’on voudrait repartir pour un dĂ©veloppement complet de la destinĂ©e des personnages?[xii] »; « j’ai toujours des scrupules sans fin, quand il s’agit de dire bonsoir au lecteur[xiii] ».

Tout comme la jeune enfant qui rĂŞvassait, Sand se laisse guider en grande partie par l’élan qui l’inspire et qui dicte la forme du rĂ©cit : « j’avoue que je me rends peu compte de ce que je fais, et que j’ai aujourd’hui, tout comme Ă  quatre ans un laisser-aller invincible dans ce genre de crĂ©ation[xiv] ». Elle utilise cette dĂ©faite devant ses Ă©diteurs : « je vous l’ai fait un peu attendre parce que ce roman s’est prolongĂ© au-delĂ  de ce que je croyais[xv] » et refuse d’anticiper la taille de ses romans avant d’être assez avancĂ©e dans l’écriture : « quand j’ai une idĂ©e Ă  dĂ©velopper il me faut un espace court ou long dont je ne peux pas me rendre compte[xvi] ». Consciente que cette façon de travailler est parfois risquĂ©e et peut mener Ă  des romans très longs, comme Consuelo, un de ses ouvrages les plus volumineux, elle excuse ces Ă©carts en rappelant la nĂ©cessitĂ© de bien construire l’intrigue : « ce dĂ©faut, qui ne constitue pas dans un »ĺĂ©ł¦´ÇłÜ˛őłÜ, mais dans une ˛őľ±˛ÔłÜ´Ç˛őľ±łŮĂ© d’évĂ©nements, a Ă©tĂ© l’effet de mon infirmitĂ© ordinaire : l’absence de plan[xvii] ». C’est aussi pourquoi elle se montre si rĂ©ticente Ă  accepter la publication de ses romans en feuilletons, reconnaissant que les rĂ©cits Ă  structure simple, mais parfois sinueuse, sont moins accessibles dans un format qui privilĂ©gie gĂ©nĂ©ralement la multiplication des pĂ©ripĂ©ties : « ce mode exige un art particulier que je n’ai pas essayĂ© d’acquĂ©rir, ne m’y sentant pas propre[xviii] »; « il n’y a pas assez d’accidents et de surprises dans mes romans pour que le lecteur s’amuse au dĂ©chiquetage de l’attente[xix] ». Il faut donc privilĂ©gier la fluiditĂ© de l’écriture, qui assure une fluiditĂ© au rĂ©cit, Ă  une attention trop portĂ©e sur le style. Tout au long de sa vie, l’écrivaine rĂ©dige principalement la nuit, lors de longues pĂ©riodes de solitude interrompues pour s’immerger dans ses histoires. Elle se distingue ici de Flaubert, Ă  qui elle en fait la remarque : « quand je vois le mal que mon vieux se donne pour faire un roman, ça me dĂ©courage de ma facilitĂ©, et je me dis que je fais de la littĂ©rature ˛ő˛ą±ą±đłŮĂ©±đ[xx] ». De mĂŞme, le style la prĂ©occupe beaucoup moins que son correspondant : « quant au style, j’en fais meilleur marchĂ© que vous. Le vent joue de ma vieille harpe comme il lui plaĂ®t d’en jouer. Il a ses hauts et ses bas, ses grosses notes et ses dĂ©faillances, au fond ça m’est Ă©gal, pourvu que l’émotion vienne[xxi] ».

Sand rĂ©dige donc ses romans comme elle rĂŞvait Ă  ses personnages imaginĂ©s et Ă  leurs histoires lorsqu’elle Ă©tait enfant, en se laissant guider par ses idĂ©es, avec comme principale prĂ©occupation celle de crĂ©er une histoire bien construite. Le rĂ©cit qu’elle donne de la rĂ©daction d’Indiana dĂ©montre d’ailleurs que ses romans ne seraient rien de plus que l’extension de °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ© :

Mais mon pauvre °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ© s’envola pour toujours, dès que j’eus commencĂ© Ă  me sentir dans cette veine de persĂ©vĂ©rance sur un sujet donnĂ©. Il Ă©tait d’une essence trop subtile pour se plier aux exigences de la forme. Ă€ peine eus-je fini mon livre, que je voulus retrouver le vague ordinaire de mes rĂŞveries. Impossible! Les personnages de mon manuscrit, enfermĂ©s dans un tiroir, voulurent bien y rester tranquilles; mais j’espĂ©rai en vain voir reparaĂ®tre °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ©, et avec lui ces milliers d’êtres qui me berçaient tous les jours de leurs agrĂ©ables divagations, ces figures Ă  moitiĂ© nettes, ces voix Ă  moitiĂ© distinctes qui flottaient autour de moi comme un tableau animĂ© derrière un voile transparent. Ces chères visions n’étaient que les prĂ©curseurs de ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô. Elles se cachèrent cruellement au fond de l’encrier, pour n’en plus sortir que quand je m’enhardirais Ă  les y chercher.[xxii]

De la mĂŞme manière, les personnages et les histoires de Sand disparaissent aussitĂ´t de sa mĂ©moire lorsqu’elle termine un roman : « si je n’avais pas mes ouvrages sur un rayon, j’en oublierais jusqu’à leur titre. On peut me lire un demi-volume de certains romans que je n’ai pas eu Ă  revoir en Ă©preuves depuis quelques semaines sans que, sauf deux ou trois noms principaux, je devine qu’ils sont de moi[xxiii] ». Il lui est donc très facile de passer rapidement Ă  un prochain ouvrage, sans continuer Ă  se tourmenter du prĂ©cĂ©dent : « un roman fini est une Ă©pine sortie du pied que l’on a nulle envie d’y faire rentrer[xxiv] ». Les personnages, tout comme ceux de °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ© qui prĂ©cèdent ceux d’Indiana, se succèdent d’une Ĺ“uvre Ă  l’autre : « j’ai peint comme je les ai vues quand elles Ă©taient vivantes dans mon imagination. Mais elles s’y sont effacĂ©es, Ă  mesure qu’elles ont fait place Ă  d’autres, et je ne puis regarder que devant moi; ce qui est derrière n’existe plus[xxv] ».

« PrĂ©curseurs de ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô », les personnages de °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ© illustrent toute la difficultĂ© qu’éprouve Sand Ă  expliquer d’oĂą lui vient la source de ses romans, qu’elle semble porter depuis son enfance. La romancière s’interroge souvent sur ce point, mais la rĂ©ponse demeure toujours vague : « ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô, voilĂ  quelque chose de bien malaisĂ© Ă  dĂ©finir et de bien important Ă  constater comme un fait surhumain, comme une intervention presque divine[xxvi] ». Si elle ne parvient pas Ă  trouver de rĂ©ponse satisfaisante, elle en constate tout de mĂŞme le caractère inattendu : « les romans sont toujours plus ou moins des fantaisies, et il en est de ces fantaisies de l’imagination comme des nuages qui passent. D’oĂą viennent ces nuages et oĂą vont-ils?[xxvii] » C’est pourtant parfois ce qui guide le choix de la forme du rĂ©cit : « je ne suis pas encore certaine de pouvoir abandonner l’idĂ©e que je poursuis maintenant et qui se prĂ©sente sous forme de roman[xxviii] ». Les notices de ses romans permettent d’identifier quelques sources de cette inspiration, mais rĂ©vèlent aussi leur grande variĂ©tĂ©. Sand trouve l’idĂ©e de ses ouvrages dans de petits dĂ©tails de sa vie personnelle – Leone Leoni fut commencĂ© « par la description mĂŞme du lieu, de la fĂŞte extĂ©rieure et du solennel appartement oĂą je me trouvais[xxix] » –, dans l’état d’esprit dans lequel elle se trouve : « cette nostalgie se traduisit pour moi par le roman d’´ˇ˛Ô»ĺ°ůĂ©[xxx] », ou par d’autres Ĺ“uvres qui l’ont touchĂ©e – Le SecrĂ©taire intime lui est venu « après avoir relu les Contes fantastiques »ĺ’H´Ç´Ú´Úłľ˛ą˛Ô˛Ô[xxxi] ». Parfois, un simple sujet lui suffit : Mauprat est crĂ©Ă© Ă  la suite de « la pensĂ©e […] de peindre un amour exclusif, Ă©ternel, avant, pendant et après le mariage[xxxii] ». Comparant son travail Ă  celui d’un scientifique, Sand conclut que ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô et l’intuition surgissent, au fond, de l’anodin, et d’une forme de hasard :

Tous ceux qui ont écrit, bien ou mal, des ouvrages d’imagination ou même de science, savent que la vision des choses intellectuelles part souvent de celle des choses matérielles. La pomme qui tombe de l’arbre fait découvrir à Newton une des grandes lois de l’univers. À plus forte raison le roman peut-il naître de la rencontre d’un fait ou d’un objet quelconque. Dans les œuvres du génie scientifique, c’est la réflexion qui tire du fait même la raison des choses. Dans les plus humbles fantaisies de l’art, c’est la rêverie qui habille et complète ce fait isolé. La richesse ou la pauvreté de l’œuvre n’y fait rien. Le procédé de l’esprit est le même pour tous.[xxxiii]

L’intuition se rĂ©sume ici Ă  l’étincelle qui permet Ă  l’imagination, ou Ă  la rĂŞverie, de s’emballer et de crĂ©er un nouveau roman. Ce qu’elle qualifie d’ « attrait mystĂ©rieux » qu’elle « subi[t] sans vouloir [s]’en dĂ©fendre quand il se prĂ©sente[xxxiv] » contribue certainement Ă  la poussĂ©e crĂ©atrice qui l’anime depuis l’enfance, mais il faudrait se garder de dĂ©fendre que l’œuvre de Sand soit uniquement dĂ©pendante des hasards de l’imagination. Si le rĂ©cit de °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ© confirme l’importance de ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô, c’est en raison du dĂ©sir d’exprimer certains idĂ©aux que Sand dĂ©veloppe une thĂ©orie plus complète du roman. Aux questions de l’imagination et de ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô, l’enjeu des convictions devient essentiel pour cerner sa pensĂ©e du roman.

ł˘Ă©±ôľ±˛ą ou la poursuite de l’idĂ©al.

En 1844, lorsque son éditeur Louis Véron lui dicte quoi écrire dans un roman qu’il souhaiterait publier, George Sand lui répond ainsi :

Je ne me refuse pas Ă  vous offrir la prĂ©fĂ©rence sur le roman que le hasard de ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô (je n’écris jamais ce mot sans rire) pourra me suggĂ©rer d’ici Ă  quelques mois. Je ne m’engagerai Ă  rien, mais si j’ai comme je l’espère Ă  me louer de votre franchise dans ce »ĺĂ©˛Ô´ÇłÜ±đłľ±đ˛ÔłŮ, je vous communiquerai peut-ĂŞtre mon roman si je le vois de nature Ă  vous satisfaire. Comprenez bien, je vous en supplie, que je n’ai pas de parti-pris quand j’écris un conte. Il vient comme il peut. Si ce que vous appelez le communisme me domine dans ce moment-lĂ , le roman s’en ressentira.[xxxv]

Revenant sur le rĂ´le de ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô et de l’imagination dans son processus artistique, elle mentionne aussi, au passage, que ses convictions risquent, tout aussi hasardeusement, de jouer un rĂ´le dans l’écriture. Il s’agit de la position la plus frĂ©quemment adoptĂ©e par Sand lorsqu’elle mentionne les positions sociales ou politiques qui marquent plusieurs de ses romans. La plupart du temps, elle tente de diminuer l’importance accordĂ©e Ă  ses opinions dans l’écriture de ses romans. Pourtant, et elle le confie parfois Ă  certains de ses correspondants, il apparaĂ®t clair que Sand Ă©crit aussi pour promouvoir ou dĂ©fendre certaines idĂ©es, ce que le genre romanesque lui permet.

Ă€ cet Ă©gard, il convient de s’arrĂŞter sur le cas de ł˘Ă©±ôľ±˛ą, qui fait figure d’exception dans l’œuvre de Sand puisqu’il s’agit du roman qu’elle a le plus retravaillĂ© et publiĂ© sous une nouvelle version, en 1839, après sa parution initiale en 1833. Contrairement Ă  ses autres ouvrages qu’elle oublie rapidement, ł˘Ă©±ôľ±˛ą prĂ©occupe beaucoup la romancière, sans doute en partie Ă  cause de sa forte teneur philosophique, intĂ©grant plusieurs rĂ©flexions sur la religion, le progrès et la sociĂ©tĂ©, dans un registre lyrique tout Ă  fait romantique. Il est rĂ©vĂ©lateur que Sand ait Ă©tĂ© si attachĂ©e Ă  cette Ĺ“uvre dont le propos politique est plus assumĂ©, suggĂ©rant par lĂ  qu’il joue une plus grande importance qu’elle ne le concède gĂ©nĂ©ralement dans sa conception du roman. Lorsqu’elle entreprend la rĂ©vision de ł˘Ă©±ôľ±˛ą, elle reconnaĂ®t l’importance de cette Ĺ“uvre : « cela m’occupe plus que tout autre roman n’a encore fait. ł˘Ă©±ôľ±˛ą n’est pas moi. Je suis meilleure enfant que cela; mais c’est mon idĂ©al. C’est ainsi que je conçois ma muse si toutefois je puis me permettre d’avoir une muse…[xxxvi] ». La dĂ©cision de retravailler ce roman dĂ©coule aussi du manque de clartĂ© dans le propos, que remarque Sand : « ł˘Ă©±ôľ±˛ą est un livre assez obscur pour moi-mĂŞme. Il fĂ»t Ă©crit sous l’emprise de souffrances morales très vives et très Ă©nergiquement avouĂ©es[xxxvii] ». De mĂŞme, dans la prĂ©face de la seconde Ă©dition, elle explique les objectifs qu’elle s’était fixĂ©e en Ă©crivant ce texte : « ł˘Ă©±ôľ±˛ą a Ă©tĂ© et reste dans ma pensĂ©e un essai ±č´ÇĂ©łŮľ±±çłÜ±đ, un roman fantasque oĂą les personnages ne sont ni complètement faux, ni complètement rĂ©els, comme l’ont voulu les amateurs exclusifs d’analyse de mĹ“urs, ni complètement allĂ©goriques, comme l’ont jugĂ© quelques esprits synthĂ©tiques, mais oĂą ils reprĂ©sentent chacun une fraction de l’intelligence philosophique du XIXe ˛őľ±Ă¨ł¦±ô±đ[xxxviii] ». Cette remarque, qui dĂ©coule de sa conviction que « chaque personnage d’un livre soit le reprĂ©sentant d’une des idĂ©es qui circulent dans l’air qu’il respire, qui dominent ou s’insinuent, qui montent ou tombent, qui naissent, qui règnent ou qui finissent[xxxix] » replace ainsi la question des convictions sociales au centre de la crĂ©ation romanesque.

C’est ici que l’on approche de la théorisation la plus complète du roman pour George Sand, théorie qui demeure implicite dans son œuvre, et intuitive, chez l’écrivaine. Celle-ci se fonde sur la représentation d’un monde réaliste, avec des personnages vraisemblables qui ressentent, le plus souvent, des sentiments amoureux que le roman idéalise :

Selon la théorie annoncée (et c’est là qu’elle commence), il faut idéaliser cet amour, ce type, par conséquent, et ne pas craindre de lui donner toutes les puissances dont on a l’admiration en soi-même, ou toutes les douleurs dont on a vu ou senti la blessure. Mais, en aucun cas, il ne faut l’avilir dans le hasard des événements; il faut qu’il meure ou triomphe, et on ne doit pas craindre de lui donner une importance exceptionnelle dans la vie, des forces au-dessus du vulgaire, des charmes ou des souffrances qui dépassent tout à fait l’habitude des choses humaines, en même temps un peu le vraisemblable admis par la plupart des intelligences.[xl]

En somme, tout repose sur l’idĂ©alisation des sentiments et des personnages. Tout en se dĂ©fendant de poser cette thĂ©orie comme unique ou absolue, Sand y revient constamment pour justifier ses propres choix romanesques; c’est le cas lorsqu’elle choisit de rĂ©Ă©crire ł˘Ă©±ôľ±˛ą et ce le demeure tout au long de sa vie. Cela ne revient certainement pas Ă  dire que Sand Ă©crit des romans Ă  thèse, et elle en explique d’ailleurs la nuance dans une lettre Ă  Eugène Sue : « je crois qu’un roman estimable doit ĂŞtre un plaidoyer en faveur d’un gĂ©nĂ©reux sentiment, mais que pour faire un bon roman, il faut que le plaidoyer soit tout au long sans que personne s’en aperçoive[xli] », reconnaissant toutefois qu’elle ne croit jamais y ĂŞtre °ůĂ©±đ±ô±ô±đment parvenue. Le but du roman, selon Sand, se rĂ©sume ainsi : « c’est de peindre l’homme, et qu’on le prenne dans un milieu ou dans l’autre, aux prises avec ses idĂ©es ou avec ses passions, en lutte contre un monde intĂ©rieur qui l’agite, ou contre un monde extĂ©rieur qui le secoue, c’est toujours l’homme en proie Ă  toutes les Ă©motions et Ă  toutes les choses de la vie[xlii] ».

Il faut remarquer qu’un discours implicite se glisse dans la formulation de cet idĂ©al. En effet, la reprĂ©sentation de ces sentiments est soutenue par une position politique que Sand, influencĂ©e par les mouvements socialistes de son Ă©poque, adopte pour transmettre les valeurs de solidaritĂ© et d’égalitĂ© qui lui sont chères, se gardant toutefois insister trop ouvertement sur celles-ci, la censure Ă©tant encore bien prĂ©sente. Sans se revendiquer trop ouvertement d’une position ou d’une autre, on remarque que ses romans sont fortement teintĂ©s de cette vision d’une sociĂ©tĂ© idĂ©alisĂ©e. Dès Indiana, elle reconnaĂ®t avoir portĂ© ces idĂ©aux avant mĂŞme de les avoir bien compris : « ceux qui m’ont lu sans prĂ©tention comprennent que j’ai Ă©crit Indiana avec le sentiment non raisonnĂ©, il est vrai, mais profond et lĂ©gitime, de l’injustice et de la barbarie des lois qui rĂ©gissent encore l’existence de la femme ans le mariage, dans la famille et dans la sociĂ©tĂ©[xliii] ». C’est cependant dans sa correspondance qu’elle affirme plus clairement avoir portĂ© des convictions sociales dans ses romans. Prise dans un procès pour obtenir une sĂ©paration de son mari, Casimir Dudevant, elle repousse la publication d’Engeldwald, qui ne sera d’ailleurs jamais publiĂ©, qu’elle qualifie de « trop rĂ©publicain[xliv] » dans le contexte des recours judiciaires qui l’occupent. Ses autres romans font preuve de positions similaires, qu’elle dĂ©fend fermement devant son Ă©diteur, François Buloz, au moment de faire paraĂ®tre Horace (1842) : « vous voulez que je parle de la bourgeoisie, et que je dise qu’elle est bĂŞte et injuste; de la sociĂ©tĂ©, et que je ne la trouve pas absurde et impitoyable; enfin que je ne me permette pas d’avoir un sentiment et une manière de voir sur les faits que je retrace[xlv] ». Elle lui fournit mĂŞme des exemples de ses prises de position dans des ouvrages prĂ©cĂ©demment publiĂ©s : « relisez donc deux ou trois pages de Jacques et de Mauprat, dans tous mes livres jusque dans les plus innocents, jusque dans les ˛Ń´Ç˛ő˛ąĂŻ˛őłŮ±đ˛ő, jusque dans la dernière Aldini, vous y verrez une opposition continuelle contre vos bourgeois, vos hommes rĂ©flĂ©chis, vos gouvernements, votre inĂ©galitĂ© sociale, et une sympathie constante pour les hommes du peuple[xlvi] ». Cette querelle, qui mettra fin Ă  la collaboration avec son Ă©diteur Ă  la suite d’un autre procès, prouve que la question politique n’est pas anodine pour la romancière.

Même lorsqu’elle choisit de se tourner vers l’écriture de romans champêtres, elle se justifie sur la base de raisons politiques : « je ne sais pas si un temps viendra où la presse sera libre, mais je sais que depuis longtemps elle ne l’est plus, et que je fais de la littérature pure et simple vu que je ne sais pas philosopher à demi quand je m’en mêle[xlvii] ». S’il est impossible pour Sand d’évincer la question politique, elle se garde le plus souvent d’insister sur ce point en public, répétant qu’elle ne cherche pas à affirmer quoi que ce soit dans ses œuvres, mais plutôt à exprimer un idéal qui l’habite :

L’auteur ne prouvera jamais rien par un exemple matĂ©riel du danger ou des avantages manifestes du mal ou du bien. Une Ĺ“uvre »ĺ’a°ůłŮ est une crĂ©ation du sentiment. Le sentiment s’éprouve et ne se prouve pas. Ce qui inspire l’écrivain, c’est quelque chose d’abstrait. L’abstrait ne se prouve pas par le concret, le fait ne justifie ni ne dĂ©truit la thĂ©orie, le rĂ©el ne conclut rien pour ou contre l’idĂ©al.[xlviii]

Revenant sur la question de ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô pour justifier sa reprĂ©sentation des idĂ©aux, Sand explique clairement comment elle souhaite que sa thĂ©orie et ses romans soient compris : comme un parti pris clair, mais jamais comme un dogme, ou mĂŞme comme quelque chose d’entièrement applicable Ă  la rĂ©alitĂ© qui l’inspire.

Convaincue, Sand n’est donc pas pour autant doctrinaire ou dogmatique, comme elle se plaĂ®t Ă  appeler les Ă©coles littĂ©raires qui se dĂ©veloppent au cours du ˛őľ±Ă¨ł¦±ô±đ. Si elle est certainement fortement influencĂ©e par le mouvement romantique, dont ł˘Ă©±ôľ±˛ą constitue un des exemples les plus apparents, elle en reconnaĂ®t aussi les limites : « l’art a cru trouver dans les formes nouvelles du romantisme une nouvelle puissance d’expansion. L’art a pu y gagner, mais l’âme humaine n’élève ses facultĂ©s que relativement, et la soif de perfection, le besoin de l’infini restent les mĂŞmes, Ă©ternellement avides, Ă©ternellement inassouvis[xlix] ». Son intĂ©rĂŞt pour les prĂ©romantiques est attestĂ© dans ses ouvrages. L’influence de Jean-Jacques Rousseau se fait Ă©videmment ressentir au niveau esthĂ©tique comme politique, mais il faut aussi mentionner celle de Chateaubriand, dont la lecture de ¸é±đ˛ÔĂ© fut marquante : « j’en fus singulièrement affectĂ©. Il me sembla que ¸é±đ˛ÔĂ©, c’était moi[l] », ainsi que de Goethe, Senancour, Byron et Mickiewicz, tous mentionnĂ©s dans la prĂ©face de ł˘Ă©±ôľ±˛ą[li]. Elle se dĂ©fend toutefois d’appartenir strictement Ă  ce mouvement, tout comme elle critique fĂ©rocement la thĂ©orie de l’art pour l’art, qui contredit sa propre conception du roman : « jamais pĂ©dantisme ne fut poussĂ© plus loin dans l’absurde que cette thĂ©orie de l’art pour l’art […] L’art pour l’art est un mot creux, absolument faux et qu’on a perdu bien du temps Ă  vouloir dĂ©finir sans en venir Ă  bout : parce qu’il est tout bonnement impossible de trouver un sens Ă  ce qui n’en a pas[lii] ».

Elle est tout aussi sceptique devant les Ă©coles rĂ©aliste et naturaliste qui se succèdent au cours du ˛őľ±Ă¨ł¦±ô±đ, n’hĂ©sitant pas Ă  en critiquer les principes auprès de leurs plus grands dĂ©fenseurs, de Champfleury Ă  Flaubert. Pourtant, elle en accepte quelques principes : elle Ă©crit, dans la notice au Compagnon du Tour de France (1841), qu’« il y aurait toute une littĂ©rature nouvelle Ă  crĂ©er avec les vĂ©ritables mĹ“urs populaires, si peu connues des autres classes. Cette littĂ©rature commence au sein mĂŞme du peuple; elle en sortira brillante avant peu de temps. C’est lĂ  que se retrempera la muse romantique […] qui, depuis son apparition dans les lettres, cherche sa voie et sa famille[liii] ». Annonçant une position chère au °ůĂ©˛ą±ôľ±˛őłľ±đ, elle rejette cependant l’idĂ©e de peindre des personnages sur nature, qui contrastent effectivement avec son dĂ©sir de reprĂ©senter un monde idĂ©alisĂ©. Si elle rachète Flaubert dont le talent lui paraĂ®t indĂ©niable, elle le fait en dĂ©fendant que c’est en partie parce qu’il ne correspond pas aux codes de l’école, que l’on imagine ĂŞtre ceux dĂ©fendus par Champfleury : « le nom de rĂ©alisme ne convient pas, parce que l’art est une interprĂ©tation multiple, infinie. C’est l’artiste qui crĂ©e le rĂ©el en lui-mĂŞme, son rĂ©el Ă  lui, et pas celui d’un autre[liv] ». Elle blâme aussi l’école pour expliquer les reproches qu’elle adresse aux frères Goncourt : « c’est la jeune Ă©cole, je le sais. On veut tout dire, tout dĂ©ł¦°ůľ±°ů±đ, ne pas laisser un brin d’herbe dans l’ombre, compter les festons et les astragales. C’est Ă©blouissant, mais parfois ça l’est trop[lv] ». Zola et le naturalisme se font aussi blâmer : « l’art doit ĂŞtre la recherche de la vĂ©ritĂ©, et […] la vĂ©ritĂ© n’est pas la peinture du mal. Elle doit ĂŞtre la peinture du bien et du mal[lvi] ».

Ultimement, les reproches de Sand aux mouvements littéraires qu’elle traverse se lient toujours aux idéaux dont elle investit le roman. À la fin de sa vie, elle écrit encore à Flaubert en quoi le réalisme ne parvient pas, selon elle, à saisir toutes les possibilités du roman : « cette volonté de peindre les choses comme elles sont, les aventures de la vie comme elles se présentent à la vue, n’est pas bien raisonnée, selon moi. Peignez en réaliste ou en poète les choses inertes, cela m’est égal; mais quand on aborde les mouvements du cœur humain, c’est autre chose. Vous ne pouvez pas vous abstraire de cette contemplation[lvii] ». Dans une autre lettre qui lui est adressée, elle répète : « je veux voir l’homme tel qu’il est. Il n’est pas bon ou mauvais, il est bon et mauvais […] Il me semble que ton école ne se préoccupe pas du fond des choses et qu’elle s’arrête trop à la surface […] On est homme avant tout. On veut trouver l’homme au fond de toute histoire et de tout fait[lviii] ». Impossible, pour Sand, d’envisager le roman sans y replacer au centre l’expérience humaine, qu’il doit toujours chercher à exprimer et à idéaliser.

Le « praticien du roman ».

À l’écart des écoles, Sand se tient également en retrait du milieu littéraire français, préférant entretenir des amitiés qui lui sont chères à une vie mondaine chargée : « quant à la vie littéraire, je ne la connais pas[lix] », écrit-elle. La posture publique qu’elle adopte s’en ressent certainement, et l’expression de « praticien du roman » semble tout à fait appropriée pour décrire celle qui rédige le plus souvent à Nohant, loin du milieu parisien, et qui se mêle peu aux cercles de ses contemporains. Dès ses premières années comme romancière, alors qu’elle vit toujours à Paris, elle se montre peu intéressée par les cercles littéraires : « je vois de loin en loin dans les dîners littéraires où je vais très rarement Mr de Vigny, Auguste Barbier, Alexandre Dumas, Ampère, Jouffroy, Loève-Veimars, L’Herminier, etc., un tas de célébrités dont je me soucie guère jusqu’ici[lx] ». Cette mise en retrait volontaire demeure constante au cours de sa carrière, et elle se montre tout aussi peu intéressée à se joindre aux cercles littéraires sous le Second Empire que sous la monarchie de Juillet : « j’ai dîné aujourd’hui pour la 1re fois chez Magny avec mes petits camarades, le dîner mensuel fondé par Ste-Beuve […] J’ai été reçue à bras ouverts. Il y a trois ans que l’on m’invite[lxi] ». Si ce dîner marque la rencontre décisive avec Flaubert, force est de constater que Sand est peu impressionnée par ses « petits camarades » : « ils ont tous beaucoup d’esprit, mais du paradoxe et de l’amour-propre excepté Berthelot et Flaubert qui ne parlent pas d’eux-mêmes[lxii] ». À ce titre, si elle se lie d’amitié avec Flaubert, ce n’est pas pour des raisons d’affinités littéraires, même s’ils correspondent longuement sur le sujet : « chez les artistes et les lettrés, je n’ai trouvé aucun fond. Tu es le seul avec qui j’aie pu échanger des idées autres que celles du métier[lxiii] ». Ce type d’amitié, qui ne se fonde jamais uniquement sur la littérature, est représentatif des autres relations plus intimes qu’elle entretient avec Alfred de Musset, Honoré de Balzac, Alexandre Dumas fils et plusieurs autres.

Son rapport à ses contemporains est révélateur de la place qu’occupe le roman chez Sand, qui le considère toujours comme une pratique, comme un métier plutôt que comme une vocation, refusant d’idéaliser le genre romanesque ou sa propre prose. À ce titre, il faut remarquer que le choix du nom de plume lui paraît somme toute peu important : « le nom que je devais mettre sur des couvertures imprimées ne me préoccupa guère[lxiv] ». Il est vrai que ce nom, qui ne lui garantit pas l’anonymat qu’elle aurait souhaité, n’ayant jamais cherché à devenir célèbre, lui devient bien plus significatif dans le cadre de sa vie sociale : facteur d’indépendance du nom de son mari et de celui hérité de l’aristocratie, il consacre l’autonomie de la romancière à l’extérieur de la vie littéraire, ses enfants allant jusqu’à l’adopter comme patronyme. Passionnée par son métier, George Sand ne perd donc jamais de vue qu’il s’agit d’abord d’une façon pour elle de gagner sa vie et d’acquérir une forme d’indépendance sociale. Elle se tourne vers l’écriture par nécessité financière et parce que c’est ce qui risque de lui assurer de meilleurs revenus : « par goût, je n’aurais pas choisi la profession littéraire, et encore moins la célébrité. J’aurais voulu vivre du travail de mes mains[lxv] ». Avant la publication d’Indiana, c’est encore par nécessité qu’elle justifie son entrée dans le monde des lettres : « je songe donc uniquement à augmenter mon bien-être par quelques profits, et, comme je n’ai nulle ambition d’être connue je ne le serai point[lxvi] ». Si l’avenir lui donnera tort, elle demeure convaincue que « la littérature n’est qu’une portion de [s]a vie[lxvii] ». En cela, elle s’oppose certainement à plusieurs de ses contemporains, Flaubert en tête de liste, à qui elle écrit : « la sacro-sainte littérature, comme tu l’appelles, n’est que secondaire pour moi dans la vie. J’ai toujours aimé quelqu’un plus qu’elle, et ma famille plus que ce quelqu’un[lxviii] ».

Cette vision de son travail d’écrivaine se fond dans sa vision du roman : tout comme elle lui permet d’exprimer ses idéaux et ses convictions dans ses œuvres, l’écriture lui permet de réaliser certains de ces idéaux pour elle-même : la littérature lui donne une indépendance financière et sociale, lui permet d’élever ses enfants seule à Nohant et de conserver la propriété qui lui est chère à son nom. Cet idéal de liberté qu’elle souhaite transmettre ne s’adresse donc pas à ses pairs, pas plus que la liberté ne se trouve dans une appartenance à ces cercles : « je ne sais pas si tu étais chez Magny un jour où je leur ai dit qu’ils étaient tous des messieurs. Ils disaient qu’il ne fallait pas écrire pour les ignorants, ils me conspuaient parce que je ne voulais écrire que pour ceux-là, vu qu’eux seuls ont besoin de quelque chose[lxix] ». C’est effectivement aux hommes et aux femmes qu’elle met en scène dans ses ouvrages à qui elle s’adresse : « je puis dire que ce qui m’a le plus préoccupé, c’est le désir de faire lire à la classe pauvre ou malaisée des ouvrages dont une grande partie a été composée pour elle[lxx] ». Si elle porte une grande attention aux idéaux qu’elle transmet dans ses œuvres, on constate que l’écriture même des romans représente, pour Sand, une façon toute personnelle de réaliser certains d’entre eux.

Conclusion.

La forme romanesque demeure assez simple pour George Sand. Elle se fonde d’abord sur ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô, qui surgit du quotidien pour dĂ©marrer le processus crĂ©atif qui trouve sa finalitĂ© dans un rĂ©cit bien construit. Celui-ci, portĂ© par les convictions sociales et politiques de la romancière, doit renvoyer au peuple une vision idĂ©alisĂ©e de la rĂ©alitĂ©, qui rĂ©vèle le potentiel de libertĂ© et d’égalitĂ© que Sand cherche Ă  Ă©tablir simultanĂ©ment Ă  l’extĂ©rieur de ses romans, d’abord pour elle-mĂŞme, puis pour l’ensemble de la sociĂ©tĂ©. Ă€ cet Ă©gard, le roman constitue une forme d’engagement dans la sociĂ©tĂ© que l’écrivaine habite, bien plus qu’une forme de consĂ©cration artistique. C’est pourquoi elle ne fait jamais preuve d’une grande ambition tout au long de sa carrière, et qu’elle refuse de rejoindre un mouvement ou une Ă©cole littĂ©raire. La crĂ©ation artistique demeure secondaire dans la vie de Sand qui s’accomplit plus pleinement dans sa famille et dans ses amitiĂ©s.

Voilà sans doute pourquoi la question de la postérité ne l’a pas beaucoup préoccupée. À l’aube de son soixante-dixième anniversaire, elle écrit quelques mots sur le sujet à Flaubert : « tu veux écrire pour les temps. Moi je crois que dans cinquante ans je serai parfaitement oubliée et peut-être durement méconnue […] Mon idée a plutôt été d’agir sur mes contemporains, ne fût-ce que sur quelques-uns, et de leur faire partager mon idéal de douceur et de poésie[lxxi] ». Humblement résumé, voilà l’art du roman chez Sand : celui de se rejoindre collectivement dans cet idéal partagé
Ěý

[i] George Sand, Correspondance, Tome XIV – juillet 1856 - juin 1858, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1979, p. 211.

[ii] Id., Histoire de ma vie, (éd. Brigitte Diaz), Paris, Le Livre de poche, coll. « Classiques », 2004, p. 147.

[iii] Ibid., p. 315.

[iv] Ibid., p. 316.

[v] Ibid., p. 321

[vi] Ibid., p. 634.

[vii] Ibid., p. 207.

[viii] Id., « Notice » de Lucrezia Floriani, dans Œuvres illustrées de George Sand, vol. V, Paris, J. Hetzel, 1853, p. 1.

[ix] Id., Correspondance, Tome XIV – juillet 1856 - juin 1858, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1979, p. 71.

[x] Ibid.

[xi] Id., Correspondance, Tome XIX – janvier 1865 – mai 1866, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1985, p. 285-286.

[xii] Ibid., p. 191.

[xiii] Id., Correspondance, Tome VII – juillet 1845 - juin 1847, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1970, p. 444.

[xiv] Id., Histoire de ma vie, (éd. Brigitte Diaz), Paris, Le Livre de poche, coll. « Classiques », 2004, p. 148.

[xv]Id., Correspondance, Tome II – 1832 - juin 1835, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1966, p. 575.

[xvi] Id., Correspondance, Tome X – janvier 1851 - mars 1852, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1973, p. 533.

[xvii] Id., « Notice » de Consuelo, Paris, Michel Lévy, 1856, p. 1.

[xviii] Id., « Notice » de Jeanne dans Œuvres illustrées de George Sand, vol. III, Paris, J. Hetzel, 1853, p. 1.

[xix] Id., Correspondance, Tome XV – juillet 1858 - juin 1860, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1981, p. 615.

[xx] Id., Correspondance, Tome XX – juin 1866 - mai 1868, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1985, p. 483.

[xxi] Ibid., p. 207.

[xxii] Id., Histoire de ma vie, (éd. Brigitte Diaz), Paris, Le Livre de poche, coll. « Classiques », 2004, p. 633.

[xxiii] Ibid., p. 637.

[xxiv] Id., Correspondance, Tome VII – juillet 1845 - juin 1847, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1970, p. 548.

[xxv] Id., Correspondance, Tome V – avril 1840 – décembre 1842, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1969, p. 675.

[xxvi] Id., Histoire de ma vie, (éd. Brigitte Diaz), Paris, Le Livre de poche, coll. « Classiques », 2004, p. 631.

[xxvii] Id., « Notice » de La Dernière Aldini, dans Œuvres T. 7, Paris, J. Hetzel et Cie, Victor Lecou, 1855, p. 1.

[xxviii] Id., Correspondance, Tome XVIII – août 1863 - décembre 1864, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1984, p. 161.

[xxix] Id., « Notice » de Leone Leoni dans Œuvres illustrées de George Sand, vol. IV, Paris, J. Hetzel, 1853, p. 1.

[xxx] Id., « Notice » d’´ˇ˛Ô»ĺ°ůĂ©, Paris, Calmann LĂ©vy, 1882, p. 1-2.

[xxxi] Id., « Notice » de Le Secrétaire intime, Paris, Calmann Lévy, 1884, p. 1.

[xxxii] Id., « Notice » de Mauprat, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1981, p. 33.

[xxxiii] Id., « Notice » de Le Meunier d’Angibault dans Œuvres illustrées de George Sand, vol. IV, Paris, J. Hetzel, 1853, p. 1.

[xxxiv] Id., « Notice » de Lucrezia Floriani, dans Œuvres illustrées de George Sand, vol. V, Paris, J. Hetzel, 1853, p. 2.

[xxxv] Id., Correspondance, Tome VI – 1843 - juin 1845, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1969, p. 673.

[xxxvi] Id., Correspondance, Tome III – juillet 1835 - avril 1837, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1967, p. 403.

[xxxvii] Ibid., p. 93.

[xxxviii] Id., « ±Ę°ůĂ©´Ú˛ął¦±đ de l’édition de 1839 » de ł˘Ă©±ôľ±˛ą, Paris, Classiques Garnier, 1960, p. 350.

[xxxix] Id., Correspondance, Tome VII – juillet 1845 - juin 1847, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1970, p. 56.

[xl] Id., Histoire de ma vie, (éd. Brigitte Diaz), Paris, Le Livre de poche, coll. « Classiques », 2004, p. 629.

[xli] Id., Correspondance, Tome V – avril 1840 – décembre 1842, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1969, p. 108.

[xlii] Id., « Notice » de Jeanne dans Œuvres illustrées de George Sand, vol. III, Paris, J. Hetzel, 1853, p. 1.

[xliii] Id., « ±Ę°ůĂ©´Ú˛ął¦±đ de l’édition de 1842 » d’Indiana, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2020, p. 46-47.

[xliv] Id., Correspondance, Tome III – juillet 1835 - avril 1837, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1967 374

[xlv] Id., Correspondance, Tome V – avril 1840 – décembre 1842, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1969, p. 421.

[xlvi] Ibid., p. 421.

[xlvii] Id., Correspondance, Tome XX – juin 1866 - mai 1868, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1985, p. 586.

[xlviii] Id., « Avant-Propos » de ˛Ń´Ç˛ÔłŮ-¸é±đ±ąĂŞł¦łó±đ, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1869, p. 5.

[xlix] Id., Histoire de ma vie, (éd. Brigitte Diaz), Paris, Le Livre de poche, coll. « Classiques », 2004, p. 314.

[l] Ibid., p. 477.

[li] Id., « ±Ę°ůĂ©´Ú˛ął¦±đ de l’édition de 1839» de ł˘Ă©±ôľ±˛ą, Paris, Classiques Garnier, 1960, p. 351.

[lii] Id., « ±Ę°ůĂ©´Ú˛ął¦±đs gĂ©nĂ©rales » dans Questions »ĺ’a°ůłŮ et de littĂ©rature. Paris, Calmann LĂ©vy, 1878, p. 9.

[liii] Id., « Avant-propos » de Le Compagnon du Tour de France, Paris, Michel Lévy frères, 1869, p. 10.

[liv] Id., Correspondance, Tome XV – juillet 1858 - juin 1860, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1981, p. 480.

[lv] Ibid., p. 719.

[lvi] Id., Correspondance, Tome XXIV – avril 1874 - mai 1876, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1990, p. 586.

[lvii] Ibid., p. 514.

[lviii] Ibid., p. 462.

[lix] Id., Correspondance, Tome XX – juin 1866 - mai 1868, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1985, p. 473.

[lx] Id., Correspondance, Tome II – 1832 - juin 1835, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1966, p. 292.

[lxi] Id., Correspondance, Tome XIX – janvier 1865 – mai 1866, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1985, p. 711.

[lxii] Ibid.

[lxiii]Id., Correspondance, Tome XXII – avril 1870 - mars 1872, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1987, p. 595.

[lxiv] Id., Histoire de ma vie, (éd. Brigitte Diaz), Paris, Le Livre de poche, coll. « Classiques », 2004, p. 603.

[lxv] Ibid., p. 652.

[lxvi] Ibid., p. 751.

[lxvii] Id., Correspondance, Tome V – avril 1840 – décembre 1842, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1969, p. 19.

[lxviii] Id., Correspondance, Tome XXII – avril 1870 - mars 1872, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1987, p. 748-749.

[lxix] Id., Correspondance, Tome XXII – avril 1870 - mars 1872, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1987, p. 595-596.

[lxx] Id., « ±Ę°ůĂ©´Ú˛ął¦±đs gĂ©nĂ©rales » dans Questions »ĺ’a°ůłŮ et de littĂ©rature. Paris, Calmann LĂ©vy, 1878, p. 6.

[lxxi] Id., Correspondance, Tome XXIII – avril 1872 - mars 1874, (éd. Georges Lubin), Paris, Classiques Garnier, 1989, p. 332.

Bibliographie

Ouvrages cités

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—â¶Ä”â¶Ä”. La Dernière Aldini, dans Ĺ’uvres T. 7, Paris, J. Hetzel et Cie, Victor Lecou, 1855 [1838].

—â¶Ä”â¶Ä”. Spiridion, Paris, Bonnaire, 1839.

—â¶Ä”â¶Ä”. Les Sept Cordes de la Lyre, Paris, Bonnaire, 1840.

—â¶Ä”â¶Ä”. Gabriel, Paris, Bonnaire, 1840.

—â¶Ä”â¶Ä”. Le Compagnon du Tour de France, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1869 [1841].

—â¶Ä”â¶Ä”. Horace, Paris, L. de Potter, 1842.

—â¶Ä”â¶Ä”. Consuelo, Paris, Michel LĂ©vy, 1856 [1842-3].

—â¶Ä”â¶Ä”. La Comtesse de Rudolstadt, Paris, L. de Potter, 1844.

—â¶Ä”â¶Ä”. Jeanne dans Ĺ’uvres illustrĂ©es de George Sand, vol. III, Paris, J. Hetzel, 1853 [1844].

—â¶Ä”â¶Ä”. Le Meunier d’Angibault dans Ĺ’uvres illustrĂ©es de George Sand, vol. IV, Paris, J. Hetzel, 1853 [1845].

—â¶Ä”â¶Ä”. Isidora, Paris, Hyppolyte Souverain, 1846.

—â¶Ä”â¶Ä”. Teverino, Paris, Desessart, 1846.

—â¶Ä”â¶Ä”. Le PĂ©chĂ© de M. Antoine, Paris, Hyppolyte Souverain, 1846-7.

—â¶Ä”â¶Ä”. La Mare au Diable, Paris, Desessart, 1846.

—â¶Ä”â¶Ä”. Lucrezia Floriani, dans Ĺ’uvres illustrĂ©es de George Sand, vol. V, Paris, J. Hetzel, 1853 [1847].

—â¶Ä”â¶Ä”. Le Piccinino, Paris, Desessart, 1847.

—â¶Ä”â¶Ä”. La Petite Fadette, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1849.

—â¶Ä”â¶Ä”. François le Champi, Paris, Alexandre Cadot, 1850.

—â¶Ä”â¶Ä”. Le Château des DĂ©sertes, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1851.

—â¶Ä”â¶Ä”. ˛Ń´Ç˛ÔłŮ-¸é±đ±ąĂŞł¦łó±đ, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1869 [1853].

—â¶Ä”â¶Ä”. La Filleule, Paris, Louis Grimaud et Cie, 1853.

—â¶Ä”â¶Ä”. Le MaĂ®tres sonneurs, Paris, Alexandre Cadot, 1853.

—â¶Ä”â¶Ä”. Adriani, Paris, Alexandre Cadot, 1854.

—â¶Ä”â¶Ä”. Évenor et Leucippe, Bruxelles, Alph. Lebègue, 1856.

—â¶Ä”â¶Ä”. Le Diable aux champs, Paris, Librairie Nouvelle, 1857.

—â¶Ä”â¶Ä”. La Daniella, Paris, Librairie Nouvelle, 1857.

—â¶Ä”â¶Ä”. Les Dames vertes, Paris, L. Hachette et Cie, 1859.

—â¶Ä”â¶Ä”. Les Beaux Messieurs de Bois-DorĂ©, Bruxelles, Meline, Cans et Cie, 1858.

—â¶Ä”â¶Ä”. L’Homme de neige, Paris, L. Hachette et Cie, 1859.

—â¶Ä”â¶Ä”. Narcisse, Paris, L. Hachette et Cie, 1859.

—â¶Ä”â¶Ä”. Elle et Lui, Paris, L. Hachette et Cie, 1859.

—â¶Ä”â¶Ä”. Flavie, Paris, L. Hachette et Cie, 1859.

—â¶Ä”â¶Ä”. Jean de la Roche, Paris, L. Hachette et Cie, 1860.

—â¶Ä”â¶Ä”. Constance Verrier, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1860.

—â¶Ä”â¶Ä”. La Ville noire, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1861.

—â¶Ä”â¶Ä”. Le Marquis de Villemer, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1861.

—â¶Ä”â¶Ä”. łŐ˛ą±ô±ąĂ¨»ĺ°ů±đ, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1861.

—â¶Ä”â¶Ä”. La Famille de Germandre, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1861.

—â¶Ä”â¶Ä”. Tamaris, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1862.

—â¶Ä”â¶Ä”. Antonia, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1863.

—â¶Ä”â¶Ä”. Mademoiselle La Quintinie, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1863.

—â¶Ä”â¶Ä”. Laura, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1865.

—â¶Ä”â¶Ä”. La Confession d’une jeune fille, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1865.

—â¶Ä”â¶Ä”. Monsieur Sylvestre, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1866.

—â¶Ä”â¶Ä”. Le Dernier amour, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1867.

—â¶Ä”â¶Ä”. Cadio, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1868.

—â¶Ä”â¶Ä”. Mademoiselle Merquem, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1868.

—â¶Ä”â¶Ä”. Pierre qui roule, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1870.

—â¶Ä”â¶Ä”. ˛Ń˛ą±ô˛µ°ůĂ©łŮ´ÇłÜłŮ, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1870.

—â¶Ä”â¶Ä”. Le Beau Laurence, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1870.

—â¶Ä”â¶Ä”. CĂ©sarine Dietrich, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1871.

—â¶Ä”â¶Ä”. Francia, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1872.

—â¶Ä”â¶Ä”. Nanon, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1872.

—â¶Ä”â¶Ä”. Ma sĹ“ur Jeanne, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1873.

—â¶Ä”â¶Ä”. Flamarande, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1875.

—â¶Ä”â¶Ä”. Marianne, Paris, Calmann LĂ©vy, 1876.

—â¶Ä”â¶Ä”. La Tour de Percemont, Paris, Calmann LĂ©vy, 1876.

—â¶Ä”â¶Ä”. Albine, Paris, La Nouvelle Revue, 1er et 15 mars 1881

Citations

Histoire de ma vie, édité par Brigitte Diaz, Paris, Le Livre de poche, coll. « Classiques », 2004 [1854].

Il est vraiment trop facile de faire la biographie d’un romancier, en transportant les fictions de ses contes dans la réalité de son existence. Les frais d’imagination ne sont pas grands. (68)

Je me suis passé la fantaisie d’écrire un roman où les oiseaux jouent un rôle assez important et où j’ai essayé de dire quelque chose sur les affinités et les influences occultes. C’est Teverino, auquel je renvoie mon lecteur, ainsi que je le ferai souvent quand je ne voudrai pas redire ce que j’ai mieux développé ailleurs. Je sais bien que je n’écris pas pour le genre humain. Le genre humain a bien d’autres affaires en tête que de se mettre au courant d’une collection de romans et de lire l’histoire d’un individu étranger au monde officiel. Les gens de mon métier n’écrivent jamais que pour un certain nombre de personnes placées à celles qui les occupent. (72)

La vie est un roman que chacun de nous porte en soi, passé et avenir. (102)

Je ne comprenais pas encore la lecture des contes de fées, les mots imprimés, même dans le style le plus élémentaire, ne m’offraient pas grand sens, et c’est par le récit que j’arrivais à comprendre ce qu’on m’avait fait lire. De mon propre mouvement, je ne lisais pas, j’étais paresseuse par nature et n’ai pu me vaincre qu’avec de grands efforts. Je ne cherchais dans les livres que les images; mais tout ce que j’apprenais par les yeux et par les oreilles entrait en ébullition dans ma petite tête, et j’y rêvais au point de perdre souvent la notion de la réalité et du milieu où je me trouvais. (147)

Je composais à haute voix d’interminables contes que ma mère appelait mes romans. Je n’ai aucun souvenir de ces plaisantes compositions, ma mère m’en a parlé mille fois et longtemps avant que j’eusse la pensée d’écrire. Elle les déclarait souverainement ennuyeuses, à cause de leur longueur et du développement que je donnais aux digressions. C’est un défaut que j’ai bien conservé à ce qu’on dit; car, pour moi, j’avoue que je me rends peu compte de ce que je fais, et que j’ai aujourd’hui, tout comme à quatre ans un laisser-aller invincible dans ce genre de création. (147-148)

J’ai souvent pensĂ© Ă  lui en esquissant le portrait d’un certain chanoine qui a Ă©tĂ© goĂ»tĂ© dans le roman de Consuelo. […] J’ai beaucoup changĂ© la ressemblance pour les besoins du roman, et c’est ici le cas de dire que les portraits tracĂ©s de cette sorte ne sont plus des portraits; c’est pourquoi lorsqu’ils paraissent blessants Ă  ceux qui croient s’y reconnaĂ®tre, c’est une injustice commise envers l’auteur et envers soi-mĂŞme. Un portrait de roman, pour valoir quelque chose, est toujours une figure de fantaisie. L’homme est si peu logique, si rempli de contrastes et de disparates dans la rĂ©alitĂ©, que la peinture d’un homme rĂ©el serait impossible et tout Ă  fait insoutenable dans un ouvrage »ĺ’a°ůłŮ. Le roman entier serait forcĂ© de se plier aux exigences de ce caractère, et ne serait plus un roman. Cela n’aurait ni exposition, ni intrigue, ni nĹ“ud, ni »ĺĂ©˛Ô´ÇłÜ±đłľ±đ˛ÔłŮ; cela irait tout de travers comme la vie et n’intĂ©resserait personne, parce que chacun veut trouver dans un roman une sorte d’idĂ©al de la vie.* (207)

*Cette opinion, prise dans un sens absolu, serait très contestable. On s’efforce, en ce moment, de fonder une école de réalisme qui sera un progrès si elle n’outrepasse pas son but et ne devient pas trop systématique. Mais, dans les ouvrages que j’ai lus, dans ceux de M. Champfleury, entre autres, le réalisme est encore poétisé suffisamment pour donner raison à la courte théorie que j’expose. (207)

C’est donc une bĂŞtise que de croire qu’un auteur ait voulu faire aimer ou haĂŻr telle ou telle personne en donnant Ă  ses personnages quelques traits saisis sur la nature; la moindre diffĂ©rence en fait un ĂŞtre de convention, et je soutiens qu’en littĂ©rature, on ne peut faire d’une figure °ůĂ©±đ±ô±ô±đ une peinture vraisemblable sans se jeter dans d’énormes diffĂ©rences, et sans dĂ©passer extrĂŞmement, en bien ou en mal, les dĂ©fauts et les qualitĂ©s de l’être humain qui a pu servir de premier type Ă  l’imagination. (207)

D’abord ce furent des romans [que la bonne lisait], dont toutes les femmes de chambre ont la passion, ce qui fait que je pense souvent à elles quand j’en écris. (233)

J’étais déjà très artiste sans le savoir, artiste dans ma spécialité, qui est l’observation des personnes et des choses. Bien longtemps avant de savoir que ma vocation serait de peindre bien ou mal des caractères et de décrire des intérieurs, je subissais avec tristesse et lassitude les instincts de cette destinée. (241-242)

Me laissant aller à mon émotion et ne m’inquiétant pas d’être d’accord avec le jugement de mes auteurs, je donnai à mes récits la couleur de ma pensée, et même je me souviens que je ne gênais pas pour orner un peu la sécheresse de certains fonds. Je n’altérais point les faits essentiels; mais, quand un personnage insignifiant ou inexpliqué me tombait sous la main, obéissant à un besoin invincible d’art, je lui donnais un caractère quelconque que je déduisais assez logiquement de son rôle ou de la nature de son action dans le drame général. (312)

L’art a cru trouver dans les formes nouvelles du romantisme une nouvelle puissance d’expansion. L’art a pu y gagner, mais l’âme humain n’élève ses facultés que relativement, et la soif de la perfection, le besoin de l’infini restent les mêmes, éternellement avides, éternellement inassouvis. (314)

J’en reviens à dire plus clairement et plus positivement que rien de ce que j’ai écrit dans ma vie ne m’a jamais satisfaite, pas plus que mes premiers essais à l’âge de douze ans, que les travaux littéraires de ma vieillesse, et qu’il n’y a à cela aucune modestie de ma part. (315)

Je cessai donc d’鳦°ůľ±°ů±đ, mais le besoin d’inventer et de composer ne m’en tourmentait pas moins. Il me fallait un monde de fictions, et je n’avais jamais cessĂ© de m’en crĂ©er un que je portais partout avec moi, dans mes promenades, dans mon immobilitĂ©, au jardin, aux champs, dans mon lit avant de m’endormir et, en m’éveillant, avant de me lever. (316)

J’ai lieu de croire que mon histoire intellectuelle est celle de la génération à laquelle j’appartiens, et qu’il n’est aucun de nous qui n’ait fait, dès son jeune âge, un roman ou un poème. (316)

Et voilĂ  qu’en rĂŞvant la nuit, il me vint une figure et un nom. Le nom ne signifiait rien que je sache : c’était un assemblage fortuit de syllabes comme il s’en forme dans les songes. Mon fantĂ´me s’appelait °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ©, et ce nom lui resta. Il devint le titre de mon roman et le dieu de ma religion. (321)

D’abord, je me rendis bien compte de cette sorte de travail inédit; mais, au bout de très peu de temps, de très peu de jours même, car les jours comptent triple dans l’enfance, je me sentis possédée par mon sujet bien plus qu’il n’était possédé par moi. Le rêve arriva à une sorte d’hallucination douce, mais si fréquente et si complète parfois, que j’en étais comme ravie hors du monde réel. (323)

Ă€ travers tous ces jeux le roman de °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ© continuait Ă  se dĂ©rouler dans ma tĂŞte. C’était un rĂŞve permanent, aussi »ĺĂ©ł¦´ÇłÜ˛őłÜ, aussi incohĂ©rent que les rĂŞves du sommeil, et dans lequel je ne me retrouvais que parce qu’un mĂŞme sentiment le dominait toujours. (336)

Je le lus enfin, et j’en fus singulièrement affectĂ©e. Il me sembla que ¸é±đ˛ÔĂ© c’était moi. Bien que je n’eusse aucun effroi semblable au sien dans ma vie °ůĂ©±đ±ô±ô±đ, et que je n’inspirasse aucune passion qui pĂ»t motiver l’épouvante et l’abattement, je me sentis Ă©crasĂ©e par ce dĂ©goĂ»t de la vie qui me paraissait puiser assez de motifs dans le nĂ©ant de toutes les choses humaines. (477)

Voilà pourquoi, ayant rencontré fort peu d’exceptions au positivisme effrayant de mes contemporains d’âge, j’ai presque toujours vécu par instinct et par goût avec des personnes dont j’aurais pu, à peu d’années près, être la mère. En outre, dans toutes les conditions où j’ai été libre de choisir ma manière d’être, j’ai cherché un moyen d’idéaliser la réalité autour de moi et de la transformer en une sorte d’oasis fictive, où les méchants et les oisifs ne seraient pas tentés d’entrer ou de rester. (525)

Je n’écris pas pour me défendre de ceux qui ont un parti pris contre moi. J’écris pour ceux dont la sympathie naturelle, fondée sur une conformité d’instincts, m’ouvre le cœur et m’assure la confiance. C’est à ceux-là seulement que je peux faire quelque bien. Le mal que les autres peuvent me faire, à moi, je ne m’en suis jamais beaucoup aperçue. (562)

J’ébauchai [en 1829] une espèce de roman [La marraine] qui n’a jamais vu le jour; puis, l’ayant lu, je me convainquis qu’il ne valait rien, mais que j’en pouvais aire de moins mauvais, et qu’en somme il ne l’était pas plus que beaucoup d’autres qui faisaient vivre tant bien que mal les auteurs. Je reconnus que j’écrivais vite, facilement, longtemps sans fatigue; que mes idĂ©es, engourdies dans mon cerveau, s’éveillaient et s’enchaĂ®naient, par la dĂ©duction, au courant de la plume; que, dans ma vie de recueillement, j’avais beaucoup observĂ© et assez bien compris les caractères que le hasard avait fait passer devant moi, et que, par consĂ©quent, je connaissais assez la nature humaine pour la dĂ©peindre; enfin, que, de tous les petits travaux dont j’étais capable, la littĂ©rature proprement dite Ă©tait celui qui m’offrait le plus de chances de ˛őłÜł¦ł¦Ă¨˛ő comme mĂ©tier, et, tranchons le mot, comme gagne-pain. (566)

Le nom que je devais mettre sur des couvertures imprimĂ©es ne me prĂ©occupa guère. En tout Ă©tat de choses, j’avais rĂ©solu de garder l’anonyme. […] J’avais Ă©crit Indiana Ă  Nohant, je voulus le donner sous le pseudonyme demandĂ©; mais Jules Sandeau, par modestie, ne voulut pas accepter la paternitĂ© d’un livre auquel il Ă©tait complètement Ă©tranger. Cela ne faisait pas le compte de l’éditeur. Le nom est tout pour la vente, et le petit pseudonyme s’étant bien Ă©ł¦´ÇłÜ±ôĂ©, on tenait essentiellement Ă  le conserver. Delatouche, consultĂ©, trancha la question par un compromis : Sand resterait intact et je prendrais un autre prĂ©nom qui ne servirait qu’à moi. Je pris vite et sans cherche celui de George qui me paraissait synonyme de Berrichon. Jules et George, inconnus au public, passeraient pour frères ou cousins. (603)

Il est donc probable que j’eusse changĂ© ce pseudonyme, si je l’eusse cru destinĂ© Ă  acquĂ©rir quelque cĂ©lĂ©britĂ©; mais jusqu’au moment oĂą la critique se dĂ©chaĂ®na contre moi Ă  propos du roman de ł˘Ă©±ôľ±˛ą, je me flattai de passer inaperçue dans la foule des lettrĂ©s de la plus humble classe. En voyant que, bien malgrĂ© moi, il n’en Ă©tait plus ainsi, et qu’on attaquait violemment tout dans mon Ĺ“uvre, jusqu’au nom dont elle Ă©tait signĂ©e, je maintins le nom et poursuivis l’œuvre. Le contraire eĂ»t Ă©tĂ© une lâchetĂ©. (604)

Et à présent j’y tiens, à ce nom, bien que ce soit, a-t-on dit, la moitié du nom d’un autre écrivain. Soit. Cet écrivain a, je le répète, assez de talent pour que quatre lettres de son nom ne gâtent aucune couverture imprimée, et ne sonnent point mal à mon oreille dans la bouche de mes amis. (604)

Je suis trop romanesque pour avoir vu une héroïne de roman dans mon miroir. Je ne me suis jamais trouvée ni assez belle, ni assez aimable, ni assez logique dans l’ensemble de mon caractère et de mes actions pour prêter à la poésie ou à l’intérêt, et j’aurais eu beau chercher à embellir ma personne et à dramatiser ma vie, je n’en serais pas venue à bout. (628)

Je n’avais pas la moindre thĂ©orie quand je commençai Ă  Ă©ł¦°ůľ±°ů±đ, et je ne crois pas en avoir jamais eu quand une envie de roman m’a mis la plume Ă  la main. Cela n’empĂŞche pas que mes instincts ne m’aient fait, Ă  mon insu, la thĂ©orie que je vais Ă©tablir, que j’ai gĂ©nĂ©ralement suivie sans m’en rendre compte, et qui, Ă  l’heure oĂą j’écris, est encore en discussion. (628-629)

Selon cette théorie, le roman serait une œuvre de poésie autant que d’analyse. Il faudrait des situations vraies et des caractères vrais, réels même, se groupant autour d’un type destiné à résumer le sentiment ou l’idée principale du livre. Ce type représente généralement la passion de l’amour, puisque presque tous les romans sont des histoires d’amour. Selon la théorie annoncée (et c’est là qu’elle commence), il faut idéaliser cet amour, ce type, par conséquent, et ne pas craindre de lui donner toutes les puissances dont on a l’aspiration en soi-même, ou toutes les douleurs dont on a vu ou senti la blessure. Mais, en aucun cas, il ne faut l’avilir dans le hasard des événements; il faut qu’il meure ou triomphe, et on ne doit pas craindre de lui donner une importance exceptionnelle dans la vie, des forces au-dessus du vulgaire, des charmes ou des souffrances qui dépassent tout à fait l’habitude des choses humaines, en même un peu le vraisemblable admis pas la plupart des intelligences. (629)

En résumé, idéation du sentiment qui fait le sujet, en laissant à l’art du conteur le soin de placer ce sujet dans des conditions er dans un cadre de réalité assez sensible pour le faire ressortir, si, toutefois, c’est bien un roman qu’il veut faire. (629)

Cette théorie est-elle vraie? Je crois que oui; mais elle ne doit pas être absolue. Balzac, avec le temps, m’a fait comprendre, par la variété et la force de ses conceptions, que l’on pouvait sacrifier l’idéalisation du sujet à la vérité de la peinture, à la critique de la société et de l’humanité même. (629)

S’il n’y avait qu’une école et qu’une doctrine dans l’art, l’art périrait vite, faute de hardiesse et de tentatives nouvelles. L’homme va toujours cherchant avec douleur le vrai absolu, dont il a le sentiment, et qu’il ne trouvera jamais en lui-même l’état d’individu. La vérité est le but d’une recherche pour laquelle toutes les forces collectives de notre espèce ne sont pas de trop; et cependant, erreur étrange et fatale, dès qu’un homme de quelque capacité aborde cette recherche, il voudrait l’interdire aux autres et donner pour unique découverte celle qu’il croit tenir. (631)

L’inspiration, voilà quelque chose de bien malaisé à définir et de bien important à constater comme un fait surhumain, comme une intervention presque divine. (631)

Je sentis en commençant à écrire Indiana une motion très vive et très particulière, ne ressemblant à rien de ce que j’avais éprouvé dans mes précédents essais. Mais cette émotion fut plus pénible qu’agréable. J’écrivis tout d’un jet, sans plan, je l’ai dit, et littéralement sans savoir où j’allais, sans m’être rendu compte du problème social que j’abordais. […] J’avais en moi seulement, comme un sentiment bien net et bien ardent, l’horreur de l’esclavage brutal et bête. (632)

J’écrivis donc ce livre sous l’empire d’une émotion et non d’un système. Cette émotion, lentement amassée dans le cours d’une vie de réflexions, déborda très impérieuse dès que le cadre d’une situation quelconque s’ouvrit pour la contenir; mais elle s’y trouva fort à l’étroit, et cette sorte de combat entre l’émotion et l’exécution me soutint pendant six semaines dans un état de volonté tout nouveau pour moi. (633)

Mais mon pauvre °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ© s’envola pour toujours, dès que j’eus commencĂ© Ă  me sentir dans cette veine de persĂ©vĂ©rance sur un sujet donnĂ©. Il Ă©tait d’une essence trop subtile pour se plier aux exigences de la forme. Ă€ peine eus-je fini mon livre, que je voulus retrouver le vague ordinaire de mes rĂŞveries. Impossible! Les personnages de mon manuscrit, enfermĂ©s dans un tiroir, voulurent bien y rester tranquilles; mais j’espĂ©rai en vain voir reparaĂ®tre °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ©, et avec lui ces milliers d’êtres qui me berçaient tous les jours de leurs agrĂ©ables divagations, ces figures Ă  moitiĂ© nettes, ces voix Ă  moitiĂ© distinctes qui flottaient autour de moi comme un tableau animĂ© derrière un voile transparent. Ces chères visions n’étaient que les prĂ©curseurs de ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô. Elles se cachèrent cruellement au fond de l’encrier, pour n’en plus sortir que quand je m’enhardirais Ă  les y chercher.Ěý(633)

Quand je fus dans l’âge oĂą l’on rit de sa propre naĂŻvetĂ©, je remis °ä´Ç°ů˛ąłľ˛úĂ© Ă  sa vĂ©ritable place; c’est-Ă -dire que je le rĂ©intĂ©grai, dans mon imagination, parmi les songes; mais il en occupa toujours le centre, et toutes les fictions qui continuèrent Ă  se former autour de lui Ă©manèrent toujours de cette fiction principale. (634)

Mes personnages prirent une autre manière de se manifester. Je ne les vis plus flotter dans un coin de ma chambre ni passer dans mon jardin à travers les arbres : mais, en fermant les yeux, je les vis plus nettement dessins, et leurs paroles, n’arrivant plus à mon oreille par de mystérieux murmures, se gravèrent plus distinctes dans mon esprit. Quand ils vinrent dans mon sommeil, ils ne firent plus que m’ennuyer; mais quand j’étais dans mon armoire (le petit bureau de mon cabinet), ils me parlaient et agissaient sur mon papier blanc, bien ou mail mais d’une façon brusque et impérieuse qui avait aussi son charme. (636)

J’eus à peine terminé mon premier manuscrit, qu’il s’effaça de ma mémoire, non pas peut-être d’une manière aussi absolue que les nombreux romans que je n’avais jamais écrits, mais au point de ne plus m’apparaître que vaguement. (637)

Si je n’avais pas mes ouvrages sur un rayon, j’oublierais jusqu’à leur titre. On peut me lire un demi-volume de certains romans que je n’ai pas eu à revoir en épreuves depuis quelques semaines, sans que, sauf deux ou trois ouvrages sur un rayon, j’oublierais jusqu’à leur titre. On peut me lire un demi-volume de certains romans que je n’ai pas eu à revoir en épreuves depuis quelques semaines, sans que, sauf deux ou trois noms principaux, je devine qu’ils sont de moi. (637)

J’ai mis depuis environ quinze ans, depuis l’époque où j’ai vu qu’on les lisait et qu’on les discutait, la plus grande conscience à les livrer aussi finis qu’il m’était possible. Mais, excepté un ou deux, je n’ai jamais pu rien y refaire. L’entrain épuisé, il ne me reste plus la moindre certitude sur la valeur de la forme qu’il a prise, et je changerais tout, s’il me fallait changer quelque chose. (637)

C’est, du reste, une chose si variĂ©e dans son mĂ©canisme que ce que l’on appelle ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô dans les arts, que plus on s’enquiert des particularitĂ©s extĂ©rieures, moins on est Ă  mĂŞme de trouver une synthèse pour les opĂ©rations du cerveau. (639)

Par goĂ»t, je n’aurais pas choisi la profession littĂ©raire, et encore moins la cĂ©lĂ©britĂ©. J’aurais voulu vivre du travail de mes mains, assez fructueusement pour pouvoir faire consacrer mon droit au travail par un petit °ůĂ©˛őłÜ±ôłŮ˛ąłŮ sensible, mon revenu patrimonial Ă©tant trop mince pour me permettre de vivre ailleurs que sous le toit conjugal, oĂą rĂ©gnaient des conditions inacceptables. (652)

Ce qui, du reste, m’a mise Ă  l’aise toute ma vie en Ă©crivant des livres, c’est la conscience du peu de popularitĂ© qu’ils devaient avoir. Par popularitĂ©, je n’entends pas qu’ils dussent, par leur nature, rester dans la rĂ©gion aristocratique des intelligences. Ils ont Ă©tĂ© mieux lus et mieux compris par ceux des hommes du peuple qui portent le sentiment de l’idĂ©al dans leur aspiration, que par beaucoup »ĺ’a°ůłŮistes qui ne se soucient que du monde positif. Mais, soit dans le peuple, soit dans l’aristocratie, je n’ai dĂ» contenter, Ă  coup sĂ»r, que le très petit nombre. (723)

Je sentis alors l’effroi de cette vie de travail dont j’avais acceptĂ© toutes les responsabilitĂ©s. Il ne m’était plus permis de m’arrĂŞter un instant, de revoir mon Ĺ“uvre, d’attendre ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô, et j’avais des accès de remords en songeant Ă  tout ce temps consacrĂ© Ă  un travail frivole, quand mon cerveau Ă©prouvait le besoin de se livrer Ă  de salutaires mĂ©ditations. Les gens qui n’ont rien Ă  faire et qui voient les artistes produire avec facilitĂ© sont volontiers surpris du peu d’heures, du peu d’instants qu’ils peuvent se rĂ©server Ă  eux-mĂŞmes. Ils ne savent pas que cette gymnastique de l’imagination, quand elle n’altère pas la santĂ©, laisse du moins une excitation des nerfs, une obsession d’images et une langueur de l’âme qui ne permettent pas de mener de front un autre genre de travail. (751)

Correspondance, Tome I, 1812-1831, Ă©ditĂ© par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque du XIXe ˛őľ±Ă¨ł¦±ô±đ », 2013.

Cela ne veut pas dire que je dédaigne les œuvres des contemporains, mais seulement que la postérité jugera les hommes mieux que nous. Je voudrais avoir quelque chose de Benjamin Constant et surtout de Royer-Collard. Mais quoi? Je ne suis pas au courant de ces publications. (502-503)

Depuis que tu m’as mis en tĂŞte d’écrire quelque chose pour toi, ma douce Jane, je n’ai plus ni appĂ©tit ni sommeil. J’aimerais mieux en mourir d’étisie que de manquer Ă  ma promesse et au milieu du tourment que ce projet me donne, j’éprouve cependant un dĂ©sir toujours plus vif de surmonter des difficultĂ©s, dont le °ůĂ©˛őłÜ±ôłŮ˛ąłŮ sera de te forcer de penser Ă  moi tout le temps que durera la lecture de mon livre. Mais hĂ©las! un livre! comment faire? Par oĂą commencer, surtout lorsque comme moi on a l’habitude de prendre tous les livres par la fin! Tu me donnes pourtant toute la latitude possible, que ce soit un roman ou un poème, de la prose ou des vers, il n’importe, dis-tu. Me voilĂ  bien Ă  mon aise, moi, qui n’ai Ă©crit dans ma vie que deux bons morceaux en prose. Savoir, une recette pour faire le plum-pudding et un mĂ©moire de blanchisseuse, parfaitement exacts et bien rĂ©digĂ©s. Quant aux vers, j’en ai fait une fois, trois de suite dans une certaine chanson pour laquelle j’ai failli ĂŞtre pendue et ma maison rasĂ©e. […] Ne crois pas pourtant que j’aie perdu mon temps Ă  chercher ce que j’allais faire : dès que j’eus reçu ta lettre, je me mis Ă  l’ouvrage sauf Ă  rĂ©flĂ©chir après. Que me manquait-il en effet? J’avais du papier du Hâvre excellente qualitĂ©, des plumes d’oie qui Ă©crivaient d’elles-mĂŞmes, et de l’encre peut-ĂŞtre plus noire que celle qui servait Ă  Monta[i]gne. Que faut-il de plus par le temps qui court? J’écrivis, j’écrivis tant qu’il y en a sur mon bureau de quoi faire gĂ©mir toutes les presses de Paris. Mais quand cette besogne fut un peu avancĂ©e je voulus y mettre de l’ordre, l’écrire en caractères moins dĂ©sespĂ©rants, et rassembler ces feuilles Ă©parses dans le volume le moins Ă©pais possible afin de les confier Ă  la poste. C’est lĂ  que commencèrent les difficultĂ©s. Ce fut pour moi un travail Ă  en perdre la vue, que de vouloir dĂ©chiffrer ma propre Ă©criture. Je priai quelques-uns de mes amis de m’aider, mais ils me dĂ©clarèrent tous que la science de Mr Champollion et Consorts ne parviendrait pas Ă  dĂ©brouiller mes hiĂ©roglyphes? Quel dommage que des idĂ©es aussi lumineuses aient Ă©tĂ© tracĂ©es en caractères si Ă©trangement crochus! Que de trĂ©sors perdus pour la postĂ©ritĂ©, Ă  moins que les ˛őľ±Ă¨ł¦±ô±đs futurs n’engendrent une nouvelle race de savants plus versĂ©s dans la science des chiffres? Ă€ cette difficultĂ© s’en joignit une autre, celle de lier ensemble les parties de mon ouvrage car j’avais Ă©crit ce qui m’était venu Ă  l’esprit sans m’inquiĂ©ter des intervalles Ă  remplir pour joindre ensemble les Ă©vĂ©nements. (561-563)

Il a écouté patiemment la lecture de mes œuvres légères – Le Gaulois n’avait pas eu la force de les porter. Il avait fallu deux mulets pour les traîner jusque-là. – Il m’a dit que c’était charmant, mais que cela n’avait pas le sens commun. À quoi j’ai répondu : « C’est juste ». Qu’il fallait tout refaire. À quoi j’ai répondu : « Ça se peut. » Que je ferais bien de recommencer. À quoi j’ai ajouté : « Suffit. » (783)

J’ai donc craint qu’il ne voulût pas l’étendre à deux personnes et je lui ai dit que le nom de Sandeau était celui d’un de mes compatriotes qui avait bien voulu me le prêter. En cela je suivais son conseil car il est bon que je vous dise que M. Véron, le rédacteur en chef de la Revue [de Paris] déteste les femmes et n’en veut pas entendre parler. (784)

Mon article a été renvoyé de la Revue de Paris, parce que l’ouvrage ne portant pas un nom connu, ne pouvait pas être bon! Cependant Latouche, qui s’était fait fort de le faire insérer me l’a envoyé redemander ce matin et promet encore une fois qu’il paraîtra, pourvu que je le laisse y faire les changements qu’il jugera convenables et qu’il le signera comme il voudra. Je consens à tout, de sorte que je ne sais même pas quel est mon nom littéraire. Quant au roman les corrections qu’il exige vont mal avec mes principes, j’aime mieux adopter celles que Kératry m’imposera, car lui du moins est un honnête homme, et un bon homme. (796)

Je ne crois pas, mon cher enfant, à tous les chagrins qu’on me prédit dans la carrière littéraire où j’essaye d’entrer. Il faut voir et apprécier quels motifs m’y poussent et quel but j’y poursuis. […] Je songe donc uniquement à augmenter mon bien-être par quelque profits, et, comme je n’ai nulle ambition d’être connue je ne le serai point. Je n’attirerai l’envie et la haine de personne. La plupart des écrivains vivent d’amertumes et de combats, je le sais, mais ceux qui n’ont d’autre ambition que celle de gagner leur vie vivent à l’ombre et paisiblement. Béranger, le grand Béranger lui-même, malgré sa gloire et son éclat, vit retiré et à part de toutes les coteries. Ce serait bien le diable si un pauvre talent comme le mien ne pouvait se dérober aux regards. Le temps n’est plus où les éditeurs faisaient queue à la porte des écrivains. La chose est renversée et de tous les états le plus libre et le plus obscur peut-être est celui d’auteur, pour qui n’a pas d’orgueil et de fanfaronnade. Quand on vient me donc me dire que la gloire est un chagrin de plus que je me prépare, je ne puis m’empêcher de rire de ce mot, qui n’est pas heureux, et e tous ces lieux-communs qui ne sont applicables qu’aux génies ou à la vanité. Je n’ai ni l’un ni l’autre, et j’espère ne connaître aucune de ces tracasseries qu’on croit inévitables. (801)

Je suis plus que jamais rĂ©solue Ă  suivre la carrière littĂ©raire, malgrĂ© les dĂ©goĂ»ts que j’y trouve parfois, malgrĂ© les jours de paresse et de fatigue qui viennent interrompre mon travail, malgrĂ© la vie plus que modeste que je mène ici, je sens que mon existence est dĂ©sormais remplie. J’ai un but, une tâche, disons le mot, une passion. Le mĂ©tier d’écrire en est une violence et presque indestructible, quand elle s’est emparĂ©e d’une pauvre tĂŞte, elle ne peut plus s’arrĂŞter. Je n’ai point eu de ˛őłÜł¦ł¦Ă¨˛ő; mon ouvrage a Ă©tĂ© trouvĂ© invraisemblable par les gens Ă  qui j’ai demandĂ© conseil. (817-818)

Il faut, quand on veut Ă©ł¦°ůľ±°ů±đ, tout voir, tout connaĂ®tre, rire de tout. Ah! ma fois vive la vie »ĺ’a°ůłŮiste! Notre devise est ±ôľ±˛ú±đ°ůłŮĂ©.Ěý(818)

La littérature est dans le même chaos que la politique. Il y a une préoccupation, une incertitude dont tout se ressent. On veut du neuf et pour en faire, on fait du hideux. Balzac est au pinacle pour avoir peint l’amour d’un soldat pour une tigresse et celui d’un artiste pour un castrato. (825)

Je travaille le soir à mon roman. Cela m’amuserait beaucoup si je n’étais pas obligée de me dépêcher. Une autre fois, je prendrai plus de latitude avec mon éditeur, afin de travailler pour mon plaisir et sans fatigue. (939)

Je suis sûre du moins d’avoir fait une excellente chose le jour où j’ai jeté au feu tout le premier volume dont vous avez écouté héroïquement l’exposé. Après ce grand acte, je croisai les bras et comme l’Éternel je me reposai. Depuis, J’ai refait le premier volume en entier, il est chez l’imprimeur, le second y sera dans quelques jours. Vous voyez que je travaille, mais comme dit ma mère en parlant de ses enfants : « Je fais vite et mal. » (947-948)

Je ne travaille donc plus qu’à corriger des épreuves et à me faire mousser. Tu ne sais pas ce que c’est? c’est de courir les journaux et de leur demander naïvement de dire du bien de mon livre avant qu’il n’ait paru et sur ma parole. (972)

Correspondance, Tome II – 1832 - juin 1835, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1966.

[Sur Indiana] J’ai peur d’ennuyer souvent, d’ennuyer comme la vie ennuie. Et pourtant, quoi de plus intéressant que l’histoire du cœur quand elle est vraie? Il s’agit de la faire vraie, voilà le difficile, voilà probablement où se trouvera de temps en temps l’écueil malgré mes méditations, mes objections, mes appréhensions et mes souvenirs. (47)

[À Balzac] Je vous envoie mon livre. Agréez-le, mis ne le lisez pas. Mettez-le dans un coin comme un souvenir de nous, mais n’en secouez jamais la poussière, si vous voulez ne pas souffrir dans la personne de vos amis. (86)

Si nous avions dix ans de calme politique, la littĂ©rature verrait sans doute une ère florissante, car après la rĂ©action du faux sur le vrai (rĂ©action qui s’est opĂ©rĂ©e ces dix dernières annĂ©es et qui achève son cours) arriverait maintenant celle du vrai sur le faux, celle que tout lecteur demande, que tout Ă©crivain rĂŞve et dĂ©sire mais qui ne peut Ă©clore dans un ˛őľ±Ă¨ł¦±ô±đ de fureurs et sur une terre d’hĂ´pitaux. (105)

Le ˛őłÜł¦ł¦Ă¨˛ő d’Indiana m’épouvante beaucoup. Jusqu’ici je croyais travailler sans consĂ©quence et ne mĂ©riter jamais aucune attention, mais la fatalitĂ© en a ordonnĂ© autrement. Il faut justifier les admirations non mĂ©ritĂ©es dont je suis l’objet. Cela me dĂ©goĂ»te singulièrement de mon Ă©tat. Il me semble que je n’aurai plus de plaisir Ă  Ă©crire. (115)

Enfin je vois de loin en loin dans les dîners littéraires où je vais très rarement, Mr de Vigny, Auguste Barbier, Alexandre Dumas, Ampère, Jouffroy, Loève-Veymars, l’herminier etc, un tas de célébrités don je ne me soucie guère jusqu’ici. (292)

Je compte sur votre bon esprit et sur votre bonne volonté pour expliquer au public les symboles peut-être un peu obscurs de mon livre. Il faut un jugement sain et un goût sérieux comme le vôtre pour éclaircir et débrouiller ce poème confus et diffus. J’avais pourtant mon idée en le faisant. Vous la comprendrez, et vous suppléerez aux défauts de l’exécution. (388)

Je sais que je suis entachĂ©e de la dĂ©signation de femme de lettres, et, plutĂ´t que d’avoir l’air de consommer ma marchandise littĂ©raire par Ă©conomie, dans la vie °ůĂ©±đ±ô±ô±đ, je tâche de dĂ©penser et de soulager mon cĹ“ur dans les fictions de mes romans; mais il m’en reste encore trop, et je n’ai pas le droit de le montrer sans qu’on en rie. C’est pourquoi je le cacher; c’est pourquoi je me consume et mourrai seule comme j’ai vĂ©cu. (546-547)

Ce serait bien mal interprĂ©ter mes livres, que d’y trouver une prĂ©tention de doctrine quelconque. […] Jusqu’ici je ne me suis pas attribuĂ© assez d’importance pour songer Ă  faire autre chose que des romans pris dans l’acception pure et simple du mot. Si plus tard, j’acquĂ©rais une rĂ©putation plus °ůĂ©±đ±ô±ô±đ et mieux fondĂ©e comme Ă©crivain, je chercherais Ă  prĂ©ciser mes principes et Ă  les exposer assez clairement pour que le blâme ou l’approbation d’autrui ne fussent point hasardĂ©s. (740-741)

ł˘Ă©±ôľ±˛ą n’est point un livre, c’est un cri de douleur, ou un mauvais rĂŞve, ou une discussion de mauvaise humeur, pleine de vĂ©ritĂ©s et de paradoxes, de justice et de prĂ©ventions. Il y a de tout, exceptĂ© du calme, et sans le calme il n’y a pas de conclusion acceptable. Il ne faudrait pas plus demander un code moral Ă  ł˘Ă©±ôľ±˛ą, qu’un travail d’esprit Ă  un malade. (741)

Correspondance, Tome III – juillet 1835 - avril 1837, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1967

ł˘Ă©±ôľ±˛ą est une livre assez obscur pour moi-mĂŞme. Il fut Ă©crit sous l’empire de souffrances morales très vives et très Ă©nergiquement avouĂ©es. La franchise est donc le seul mĂ©rite de cette production vague, incomplète, et manquant absolument le but d’utilitĂ© sociale exigĂ© par le public. On m’en a fait de grands reproches, que j’ai trouvĂ©s injustes, parce que je n’avais pas eu la prĂ©tention d’écrire un livre de philosophie, et que je croyais la plainte, dans toute sa naĂŻvetĂ© et dans toute son amertume, permise dans un ouvrage de poĂ©sie. (93)

Il se peut qu’à beaucoup d’égard, si j’avais à recommencer un tel livre, mes plaintes portassent sur d’autres sujets : vous savez que la vie change de face, et l’âme avec elle. Quand j’aurai vécu davantage, j’essaierai peut-être de donner une conclusion à tous les fragments d’existence que j’ai disséminés dans divers romans plus ou moins faibles de conception. (93)

Le public le sait, aussi c’est au public que j’en appelle pour repousser les interprĂ©tations malpropres du chaste moraliste qui prĂ©tend avoir compris le °ůĂ©˛őłÜ±ôłŮ˛ąłŮ et le but dĂ©finitif de tous mes ouvrages. Je dĂ©clare ici que le juge Ă©clairĂ© d’Indiana, de Valentine, de ł˘Ă©±ôľ±˛ą et de Jacques, n’a ni compris ni lu aucun de mes livres. (119)

Je suis en train de faire d’importantes corrections Ă  ł˘Ă©±ôľ±˛ą. Je bouleverse tout le personnage de Trenmor, et je transporte la rĂ©habilitation, non pas la morale, mais ±č´ÇĂ©łŮľ±±çłÜ±đ du joueur, dans la bouche de Leone Leoni, ce passage Ă©tait assez purement Ă©crit, j’eusse Ă©tĂ© fachĂ© de le perdre, et je crois qu’il est maintenant tout Ă  fait en sa place, et sans inconvĂ©nient puisqu’il est dans la bouche d’un personnage rĂ©prouvĂ©. Je l’ai relu avec attention et conscience. Je n’y ai rien trouvĂ© d’immoral. Le grand dĂ©faut c’est l’invraisemblance des Ă©vĂ©nements. Mais pourvu que les caractères soient vrais, la folie des incidents est un droit du romancier et de plus forts que moi ne s’en sont pas fait faute. (392-393)

Je fais un nouveau volume Ă  ł˘Ă©±ôľ±˛ą. Cela m’occupe plus que tout autre roman n’a encore fait. ł˘Ă©±ôľ±˛ą, n’est pas moi. Je suis meilleure enfant que cela; mais c’est mon idĂ©al. C’Est ainsi que je conçois ma muse si toutefois je puis me permettre d’avoir une muse… (403)

La littérature est le dernier des métiers pour les commençants. Le talent n’y fait rien, le hasard et le caprice du moment font tout. (575)

Correspondance, Tome IV – mai 1837 - mars 1840, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1968.

Je vous envoie un nouveau roman sous forme dramatique, qui réjouira le cœur de Buloz car la philosophie et le mysticisme, les deux plus grandes pestes de cet honnête Buloz, y sont assez déguisés pour ne pas l’effarouche. (634)

Vous dites que le retard d’Engelwald vous gĂŞne. Et moi aussi. Mais je ne peux pas vous donner une chose au ˛őłÜł¦ł¦Ă¨˛ő de laquelle je ne crois pas. Vous savez que les auteurs se font aisĂ©ment illusion sur le ˛őłÜł¦ł¦Ă¨˛ő de leurs ouvrages. Moi comme un autre probablement. Si je tire mauvais augure de celui-ci, il faut que ce soit bien vrai. Il faut donc qu’il soit entièrement refait et j’y travaille. Mais refaire est plus long et plus ennuyeux que faire. Je ne vais donc pas vite, faisons un arrangement si ce retard vous est prĂ©judiciable. (669-670)

Correspondance, Tome V – avril 1840 – décembre 1842, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1969.

La littérature n’est donc qu’une portion de ma vie, et je ne sais jamais ce qui s’imprime pour ou contre moi et les autres. (19)

Je ne sais faire que des romans, et c’est un roman encore que je fais. Un compagnon menuisier en est le hĂ©ros; c’est vous dire que je ne suis pas sortie des idĂ©es, des sentiments et des convictions sous l’empire desquels j’écrivis plusieurs romans dont la tendance dĂ©mocratique m’a Ă©tĂ© assez reprochĂ©e par le beau monde.Ěý(135)

Tout au contraire, je suis prĂŞte, quand ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô m’en viendra au point de vue de l’art, de [sic] faire un très beau portrait des vrai nobles, mais parmi ceux-lĂ , mon ami, je vous avoue que je ne mettrai jamais ceux qui ont conspirĂ© jadis pour Louis-Philippe ni ceux qui se sont rattachĂ©s Ă  sa puissance. Je les tiens pour des gens sans dignitĂ©, sans goĂ»t et sans aucun caractère ±č´ÇĂ©łŮľ±±çłÜ±đ. Ils sont dans une contradiction avec leurs principes et leurs idĂ©es intimes qui me les rend pour le moins très ridicules, et je ne vois pas par oĂą on pourrait les embellir. (254)

D’après votre seconde lettre, et après avoir examinĂ© mon manuscrit, je vois clairement que vous me demandez l’impossible. Vous voulez tout bonnement que je parle d’une Ă©poque sans y faire participer mes personnages, que je vous montrer des Ă©tudiants de 1831 dĂ©vouĂ©s au gouvernement de Louis-Philippe, un dĂ©mocrate prolĂ©taire qui ne s’afflige pas, après les journĂ©es de juillet, du rĂ©tablissement de la monarchie; vous voulez des grisettes qui ne soient pas des grisettes et dans la vie desquelles il ne faut pas entrer. Vous voulez que je parle de la bourgeoisie, et que je ne dise pas qu’elle est bĂŞte et injuste; de la sociĂ©tĂ©, et que je ne la trouve pas absurde et impitoyable; enfin que je ne me permette pas d’avoir un sentiment et une manière de voir sur les faits que je retrace et le milieu oĂą j’établis ma scène. […] Relisez donc deux ou trois pages de Jacques et de Mauprat, dans tous mes livres jusque dans les plus innocents, jusque dans les ˛Ń´Ç˛ő˛ąĂŻ˛őłŮ±đ˛ő, jusque dans la dernière Aldini, vous y verrez une opposition continuelle contre vos bourgeois, vos hommes rĂ©flĂ©chis, vos gouvernements, votre inĂ©galitĂ© sociale, et une sympathie constante pour les hommes du peuple. [..] (421)

Tu sais que je ne tiens pas à mon génie littéraire. Si tu n’aimes pas ce roman [Horace], il faut ne pas te gêner de me le dire. Je voudrais te dédier quelque chose qui te plût, et je reporterais la dédicace au produit d’une meilleure inspiration. (547)

J’ai peint comme j’ai pu mes figures, comme je les ai bues quand elles étaient vivantes dans mon imagination. Mais elles s’y sont bien effacées, à mesure qu’elles ont fait place à d’autres; et je ne puis regarder que devant moi; ce qui est derrière n’existe déjà plus. (675)

Le roman demande plus d’animation et de variĂ©tĂ©, des scènes plus inattendues, des personnages moins faits d’une pièce, une intrigue plus compliquĂ©e, plus »ĺ’a°ůłŮ enfin. (810)

Correspondance, Tome VI – 1843 - juin 1845, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1969.

Je ne suis qu’un romancier, c’est-Ă -dire un pauvre composĂ© de poète et de peintre. Je m’inspire de ce qui m’émeut moralement, mais je ne puis peindre ce qui m’a frappĂ© physiquement. Je ne pourrais pas faire un roman sur des hommes que je n’ai pas connus, sur des scènes que je n’ai pas vues, sur des Ă©vĂ©nements que je n’ai pas traversĂ©s. Enfin ces sortes d’histoires ±č´ÇĂ©łŮľ±±çłÜ±đs qu’on appelle romans nous viennent malgrĂ© nous, et quelques fois de pâles figures, de mĂ©diocres sujets nous les inspirent, s’ils se trouvent sur notre chemin; tandis que nous sentons notre impuissance pour peindre de grandes Ă©popĂ©es qui se sont passĂ©es dans un milieu inconnu pour nous. […] Le cadre donnĂ©, ce que nous avons de foi, et d’enthousiasme vient s’y placer naturellement, et s’il n’en Ă©tait pas ainsi, nos contes ne mĂ©riteraient pas de trouver deux lecteurs. Mais ce cadre, cette couleur qui les remplit, cette lumière qui les anime, cette vie qui y circule (bien ou mal, il faut que l’intention et l’espoir de toutes ces choses s’y trouve [sic]), ce cadre enfin vous ne pourriez par des documents. Si j’étais en Italie, aux lieux oĂą ces Ă©vĂ©nements dont vous me parlez se sont accomplis, et qu’un des acteurs principaux fĂ»t Ă  mes cĂ´tĂ©s […] sans doute alors le tableau se dessinerait dans mon imagination. Mais encore faut-il que ce cicerone de ma vision fĂ»t inspirĂ© pour me donner ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô. Il faudrait que ce fĂ»t vous-mĂŞme, et sans doute le feu sacrĂ© passerait de vous en moi. De loin, et quand mĂŞme vous me procureriez par Ă©crit les notions les plus complètes, les plus colorĂ©es, je n’aurais qu’un aspect vague des choses, et, au lieu d’un roman, je ferais une histoire ou une prĂ©dication. (35)

[À Eugène Sue] Je crois qu’un roman estimable doit être un plaidoyer en faveur d’un généreux sentiment, mais que pour faire un bon roman, il faut que le plaidoyer y soit tout au long sans que personne s’en aperçoive. Voilà tout le secret du roman. Je ne l’ai pas encore trouvé dans la pratique. Toujours, quand je suis à l’œuvre le plaidoyer emporte le roman, ou le roman le plaidoyer. Tout l’art (car il y a de l’art dans les moindres choses encore que le roman,) consisterait, je le sens, à incarner un monde idéal dans un monde réel. C’est une grande difficulté. Il faut là plus que de l’observation, plus que de la mémoire, plus que du style, plus que de l’invention. C’est un certain don aussi peu communicable et définissable, que celui de la peinture, et il faut bien des facultés et des qualités réunies pour que ce don-là apparaisse. (108)

[À Louis Véron] Je l’ai écrit de bonne foi, comme un roman d’actualité, purement roman, peinture de mœurs par dessus tout. Je persiste à le croire tel, et ma bonne foi va jusqu’à ne pas comprendre que vous lui fassiez l’honneur de le trouver philosophique ou dogmatique en quoi que ce soit. Ce que je crois comprendre, c’est qu’il ne vous plaît point et que vous jugez qu’il ne plaira point au public. Je n’ai pas l’amour propre de soutenir que vous vous trompez, mais je dis que dans une pareille question vous ne pouvez pas être juge et partie, ni moi non plus. (657)

Mon orgueil littéraire ne se refuserait pas du tout à écouter vos conseils et à vous soumettre mon plan. Mais je serais emportée loin de mon plan, loin de vos conseils en écrivant, comme cela m’est toujours arrivé vis-à-vis de moi-même et de mes amis. Croyez-en, Monsieur, une bonne foi que vous ne rencontrerez pas toujours chez les gens de mon métier, je vous tromperais si je vous promettrais l’impossible. (672)

Ne me parlez donc plus de conditions et de conventions sur la nature de mon travail. Cela m’est impossible. Je suis entrée déjà bien des fois dans de longues explications avec vous à cet égard, pour que vous compreniez la nature de mon cerveau et que vous sachiez bien qu’il n’y a là dedans aucune défaite, aucune affectation, aucune arrière-pensée. (672)

Maintenant pour vous prouver que je ne mets pas d’aigreur dans tout cela, je ne me refuse pas Ă  vous offrir la prĂ©fĂ©rence sur le roman que le hasard de ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô (je n’écris jamais ce mot sans rire) pourra me suggĂ©rer d’ici Ă  quelques mois. Je ne m’engagerai Ă  rien, mais si j’ai comme je l’espère Ă  me louer de votre franchise dans ce »ĺĂ©˛Ô´ÇłÜ±đłľ±đ˛ÔłŮ, je vous communiquerai peut-ĂŞtre mon roman si je le vois de nature Ă  vous satisfaire. Comprenez bien, je vous en supplie, que je n’ai pas de parti-pris quand j’écris un conte. Il vient comme il peut. Si ce que vous appelez le communisme me domine dans ce moment-lĂ , le roman s’en ressentira. (673)

Quant à vos considérations morales sur les hommes et les femmes de mes livres, vous entrez un peu trop au vif dans la question. Je ne vous permets par de dire, mon cher Hetzel, quand je n’ai connu dans ma vie que des hommes sans caractère. Mais que j’aie peint en beau ceux que j’estime, trop en laid ceux que je n’estime pas (il s’agit ici de types et non d’individus) il est bien possible que vous ayez raison. C’est l’art qui a péché en cela chez moi. Peut-être aussi trop de prévention pour ou contre. (725)

Je dois vous dire que mon roman ne vaut pas l’argent qu’on m’en offre, et pas même celui que je suis forcée d’en demander. Le roman est devenu une denrée de mode, exhorbitante [sic], scandaleuse. (727)

Je crois difficile que ce roman [en feuilleton] ait le moindre intĂ©rĂŞt pour les lecteurs, hachĂ© en si petits morceaux. Les conversations et les scènes n’ont pas Ă©tĂ© faites en vue de ces divisions. Je renonce donc, et très philosophiquement aujourd’hui, Ă  toute satisfaction »ĺ’a°ůłŮiste et Ă  tout dĂ©sir de ˛őłÜł¦ł¦Ă¨˛ő pour ce chĂ©tif ouvrage. Je suis d’ailleurs tout Ă  fait malade et il m’est impossible de reconstruire mon roman dans ma mĂ©moire. Faites en ce que voudrez, je vous l’abandonne; vous avez la bontĂ© d’être beaucoup plus au courant que moi, et je vous crois bien plus capable de trouver les titres et les divisions convenables. (788)

Correspondance, Tome VII – juillet 1845 - juin 1847, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1970.

Du reste, ne vous inquiétez pas de la forme du roman. Le fond ne l’emporte pas, et c’est un pur roman : mais sans coup de théâtre et sans effets de feuilleton, vous savez ce que je veux et sais faire, je ne crois pas qu’il y ait profit pour un journal à m’acheter, car je ne suis pas à la mode. (50)

On cherchera toujours l’histoire dans le drame et dans le roman, la vraie histoire, celle qui est du ressort de la littĂ©rature ±č´ÇĂ©łŮľ±±çłÜ±đ, ce n’est pas tnt l’évĂ©nement que ses causes. Le roman mĂŞme dit historique ne s’attache pas tant au fait qu’à l’idĂ©e sociale qui l’a produit; et comment peindre les mĹ“urs sans dire l’idĂ©e qui les corrompt ou les purifie? Voyez encore fort bien ce qu’il faut lui faire dire et penser, et ce n’est pas indiffĂ©remment qu’il attache un certain caractère Ă  la jeune royautĂ© anglaise, ou Ă  l’antique nationalitĂ© de l’Écosse. Enfin il faut, suivant moi, et vous le savez aussi bien que moi, que chaque personnage d’un livre soit le reprĂ©sentant d'une des idĂ©es qui circulent dans l’air qu’il respire, qui dominent ou s’insinuent, qui montent ou tombent, qui naissent, qui règnent ou qui finissent. Un homme qui n’aurait aucun sentiment et aucune opinion par rapport aux choses de son temps, serait un idiot dans la vie °ůĂ©±đ±ô±ô±đ. Dans un livre, il n’existerait pas. (56)

Certes mes romans ont ce défaut, au point de vue de l’art pur, d’être trop déclamatoires parfois. Que voulez-vous, je déclame naïvement et sans intention. Est-ce un défaut capital? Peut-être, mais des œuvres bien supérieures aux miennes ont aussi un défaut essentiel, et on n’en trouverait, même chez les grands maîtres, aucune qui en fût exempte. […] Je dirais de moi plus humblement, que si quelquefois j’arrive à la sensibilité et à la chaleur, c’est parce que j’ai un fonds d’enthousiasme naïf et même niais. (73)

Je n’appelle pas ˛ő’a˛ő˛ő±đ´Çľ±°ů Ă©crire des romans. C’est ce qui fait le plus partie du mouvement.Ěý(164)

Si vous voulez de ma prose, il faudra toujours que vous me preniez comme un oiseau de passage au moment où j’irai me poser chez vous. Je ne fais jamais de traité, que lorsque l’ouvrage est, non seulement commencé, mais assez avancé et fini dans ma pensée. Autrement, je me mettrais dans ce grand embarras, car je ne finis pas, il s’en faut bien, tout ce que je commence. (353)

Laissez-moi le temps et la liberté illimitée, ou je ne pourrai jamais rien écrire pour vous ni pour personne! (372)

Je n’aime pas à faire des romans historique, cela donnerait trop de travail à ma mémoire des faits et des dates, qui est chez moi une faculté à l’état de crétinisme. Mon roman n’est donc qu’une fantaisie, avec couleur locale, comme on dit. Mais cette couleur locale est du temps présent. Je n’aime guère à peindre que le temps où je vis. Autre genre d’impuissance et de paresse. (539)

Un roman fini est une épine sortie du pied que l’on n’a nulle envie d’y faire rentrer. (548)

Correspondance, Tome VIII – juillet 1847 - décembre 1848, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1971.

En bonne logique, je mĂ©rite mieux que Balzac. Non que j’aie autant de talent mais parce que j’ai mieux łľĂ©˛Ô˛ą˛µĂ© le mien et que la marchandise est moins vulgarisĂ©e et plus soignĂ©e quant Ă  l’étiquette. Je n’ai jamais Ă©tĂ© poussĂ©e comme lui au gaspillage de mon cerveau par des nĂ©cessitĂ©s de position, et jusqu’ici j’ai toujours Ă©tĂ© payĂ©e plus cher. (593-594)

D’après le roman d’Antoine vous me croyez peut-être plus communiste, ou communiste autrement que je ne le suis. J’ai essayé de soulever des problèmes sérieux dans des écrits dont la forme frivole et tout de fantaisie, permet à l’imagination de se lancer dans une recherche de l’idéal absolu qui n’a pas d’inconvénients en politique. Un roman n’est pas traité. Les personnages dissertent sans conséquence et cherchent, comme les individus qui causent au coin de leur feu, à se rendre raison du présent et de l’avenir. Les romans parlent au cœur et à l’imagination, et quand on vit dans une époque d’égoïsme et d’endurcissement on peut, sous cette forme, frapper fort pour réveiller les consciences et les cœurs, s’il s’agissait d’écrire une doctrine pour être mise en pratique immédiatement, ou de donner le dernier mot de ses croyances relativement à l’humanité, telle qu’Elle est aujourd’hui, j’aurais été plus prudente et moins vague dans mes appréciations. Mais alors je n’aurais pas été une femme et j’aurais fait autre chose que des romans. Laissons l’imagination de chacun apprécier selon son goût et sa partie les ouvrages d’imagination. Pourvu que ces ouvrages soient animés d’un esprit de générosité et qu’ils tendent à l’amour du bien, ils ne peuvent faire de mal et même ils peuvent faire un peu de bien. (685)

Je suis bien aise que cette Fadette vous plaise. Ces sortes de fadaises me coûtent peu de fatigue morale, mais seulement une certaine fatigue physique quand il faut se presser. Il n’est donc guère étonnant que j’aie trouvé la force de les imaginer au milieu de nos malheurs. (757)

Correspondance, Tome IX – janvier 1849 – décembre 1850, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1972.

À force d’être dans les romans et dans les poèmes, et sur la scène, et dans l’histoire même, l’amour, la vérité de l’être et des affections, n’y sont pas du tout. La littérature veut idéaliser la vie. Eh bien, elle n’y parvient pas, elle ment, elle doit mentir, puisque l’art est une fiction, ou tout au moins une interprétation. On est superbe, on est grand, on a cent pieds de hauts dans les romans et dans les poèmes. (222)

J’aime bien Ă  Ă©ł¦°ůľ±°ů±đ, Ă  composer, j’aime bien mon art, mais je n’en aime pas le mĂ©tier, et tout ce qui est relatif Ă  l’exĂ©cution matĂ©rielle m’est odieux. (880)

Correspondance, Tome X – janvier 1851 - mars 1852, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1973.

La prose n’est guère mieux logée et l’état d’homme de lettres est le pire de tous à l’heure qu’il est. D’ailleurs, il n’est pas possible, même en ayant le don de la forme, d’intéresser et d’attacher le public sans avoir le fonds, et le fonds de l’écrivain sérieux, c’est la vie, c’est l’expérience, c’est la connaissance des hommes et des choses; je crois donc qu’il faut que les jeunes espérances mûrissent beaucoup avant de produire de fruits. (21-22)

Je suis bien aise que ce roman vous plaise, je ne me le rappelais guère, et je ne sais pas s’il n’y a pas un peu trop de détails sur l’art vers la fin. Je m’assurerai de cela en relisant l’épreuve. (91)

Il faut que l’artiste éprouve cette oppression, mais qu’il la surmonte et qu’il l’ôte à son lecteur, et que son travail bien travaillé ait l’air facile. Le talent c’est la sobriété du génie. Le génie ne se conseille pas et ne se donne pas, mais le talent, c’est notre affaire de le chercher et de le trouver. (310)

Quand j’ai une idée à développer il me faut un espace court ou long dont je ne peux pas me rendre compte. (533)

Correspondance, Tome XI – avril 1852 - juin 1853, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1976.

Mais tout le monde me dit que je devrais combattre ces orages du feuilleton par la voie des rĂ©clames, que, pour quelque monnaie on a des compliments dans une colonne du journal tandis qu’on vous Ă©chine dans l’autre et que le gros public lisant plus souvent cette annonce de trois lignes que la longue tartine du feuilleton, un ˛őłÜł¦ł¦Ă¨˛ő spontanĂ© lutte et soutient par lĂ . On me dit aussi que tous mes confrères le font, et que moi seule, je ne le fais pas. Je vous avoue que j’y aurais une rĂ©pugnance invincible si je devais m’en occuper moi-mĂŞme. (340)

Correspondance, Tome XII – juillet 1853 - décembre 1854, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1976.

Passons à la querelle du réalisme. Là encore, je ne suis pas du tout au courant. Je vis si littéralement à la campagne que je ne suis plus du tout littéraire. Je n’ai pas vu poser la question, et je ne sais pas si, de part et d’autre, elle a été bien posée. Selon moi celle du romantisme ne l’avait pas été du tout dans le principe et l’on s’est beaucoup battu dans le vide, je peux me tromper, mais il me semble. (267)

Il est vraiment trop facile de construire la vie d’un écrivain avec des chapitres de roman, et il faut le supposer bien naïf ou bien maladroit pour croire que si, dans ses livres, il faisait allusion à des émotions ou à des situations personnelles, il ne les entourerait d’aucune fiction qui déroutât complètement le lecteur sur le compte de ses personnages et sur le sien propre. (289)

Correspondance, Tome XIII – janvier 1855 - juin 1856, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1978.

Je voulais faire, avec fidélité historique, l’histoire de l’amour aux différents âges; en prenant pour exemple des couples de personnages célèbres à mon choix, ceux qui me paraîtraient le mieux caractériser la philosophie bonne ou mauvaise des sentiments aux différentes époques. (272)

Oh! le temps n’est plus oĂą j’écrivais ł˘Ă©±ôľ±˛ą. Je ne doute plus, Dieu merci, et je le bĂ©nis de ce que j’ai tant doutĂ©, puisque j’ai usĂ© en moi les pauvres arguments du doute, jusqu’à la corde. Tu vois que je ne cours pas sus Ă  la doctrine qui t’absorbe, tant s’en faut, mais je ne veux pas de la règle qui prĂ©tend s’imposer et qui n’est qu’un ouvrage fait de main d’homme, ouvrage que j’ai bien le droit de juger. (311)

J’entends par travailler non pas dĂ©faire et refaire, mais produire toujours quand vous vous y sentez portĂ©. Les choses d’imagination ne veulent pas ĂŞtre arrĂŞtĂ©es, mais pour reposer sur un fond, il ne faut pas non plus qu’elles prennent toute la vie. Vous ferez donc bien de rester militaire. Plus vous vivrez de la vie °ůĂ©±đ±ô±ô±đ, avec le goĂ»t de l’observation et de l’arrangement, qui est propre aux amateurs de romans, plus vous trouverez facile la rĂ©daction de vos souvenirs et de vos rĂŞveries. Un roman n’est pas autre chose que le rĂ©sumĂ© plus ou moins rĂ©ussi de ce que nous observons au-dehors et de ce que nous bâtissons en nous-mĂŞmes. (336)

Correspondance, Tome XIV – juillet 1856 - juin 1858, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1979.

Cher ami, ce n’est pas un roman historique, c’est un roman d’époque et de couleur du temps de Louis XIII. Le roman historique promet des faits sérieux, des personnages importants, des récits de grandes choses. Ce n’est pas là ce que je fais et ce titre annoncé dans La Presse, promettait des aventures plus graves que celles que je mets en scène. Comme il serait difficile de faire saisir au lecteur la distinction que je vous explique, sans périphrase trop longues, faites, je vous prie, retrancher de l’annonce le mot historique. Il vaut mieux tenir plus qu’on ne promet que de promettre plus qu’on ne tiendra. J’ai fait la chose à mon point de vue, et j’ai beaucoup cherché pour rester dans l’exactitude historique des moindres coutumes, idées et manières d’agir du temps qui me sert de cadre. Je n’ai pas rattaché ma fable à un point historique qui ne soit rigoureusement exact. Mais tout cela ne fait pas un roman de Walter Scott. On n’en fait plus! (378-379)

Je crois que ce sera un ouvrage court. Pourtant je n’en sais rien encore. Le sujet me plaît et je commence. Tout mon travail de recherches et de notes est terminé d’aujourd’hui. (531)

Le roman est très amusant, très accidentĂ© et aura beaucoup de ˛őłÜł¦ł¦Ă¨˛ő. Il n’y a pas un mot de religion, de politique ou socialisme. Vous pouvez en rĂ©pondre.Ěý(629)

Correspondance, Tome XV – juillet 1858 - juin 1860, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1981.

Ce n’est pas un malheur pour vous, pas plus que pour Flaubert, d’appartenir Ă  la race des voyants. On s’est mĂŞlĂ© de baptiser votre manière et la sienne de °ůĂ©˛ą±ôľ±˛őłľ±đ, je ne sais pas pourquoi; Ă  moins que le rĂ©alisme ne soit tout autre chose que ce que les premiers adeptes ont tentĂ© de nous expliquer. Je soupçonne, en effet, qu’il y a une manière d’envisager la rĂ©alitĂ© des choses et des ĂŞtres, qui est un grand progrès, et vous en apportez la preuve triomphante. Mais le nom de rĂ©alisme ne convient pas, parce que l’art est une interprĂ©tation multiple, infinie. C’est l’artiste qui crĂ©e le rĂ©el en lui-mĂŞme, son rĂ©el Ă  lui, et pas celui d’un autre. Deux peintres font le portrait de la mĂŞme personne. Tous deux font une Ĺ“uvre qui reprĂ©sente la personne, si ce sont deux maĂ®tres; et pourtant les deux peintures ne se ressemblent pas. Qu’est devenue la rĂ©alitĂ©? (480)

Ce Ă  quoi je ne puis cĂ©der, c’est Ă  laisser couper mes feuilletons en deux. Pour cela, non, non non! Dites-le et avertissez que si on ne se conforme pas aux conventions que vous avez faites avec moi, j’aime mieux que l’on me rende toute parole et le manuscrit. Je ne tiens pas Ă  Ă©crire dans les journaux, bien au contraire! Les feuilletons conviennent mal Ă  ma manière et m’ôtent la moitiĂ© du ˛őłÜł¦ł¦Ă¨˛ő que j’ai dans les revues et en volume. Il n’y a pas assez d’accidents et de surprises dans mes romans pour que le lecteur s’amuse au dĂ©chiquetage de l’attente. Ce roman-ci particulièrement, a besoin d’être lu par chapitre comme ils sont chiffrĂ©s et coupĂ©s. Par autrement. Donc, maintenez votre autoritĂ© et mon droit, on bien ne commencez pas. (615)

[Aux Goncourt] C’est la jeune Ă©cole, je le sais. On veut tout dire, tout dĂ©ł¦°ůľ±°ů±đ, ne pas laisser un brin d’herbe dans l’ombre, compter les festons et les astragales. C’est Ă©blouissant, mais parfois ça l’est trop. Vous verrez que vous arriverez Ă  sacrifier comme dans les bons tableaux. Mais rien ne presse. (719-720)

Correspondance, Tome XVI – juillet 1860 - mars 1862, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1981.

J’ai commencé un autre roman, mais il faut que j’apprenne beaucoup de choses dont je veux parler sans dire de bêtises, et je ne sais pas, comme Balzac, prendre juste ce qu’il me faut sans une notion générale. Je me passionne pour les choses où je mets le nez. (32)

Mais pour en revenir au roman, plus je vais, plus je pense qu’il faut faire face à la prétendue doctrine du réalisme en montrant qu’on peut être très exact et très consciencieux sans fouler aux pieds la poésie et l’art. Comment! Il y en a qui présentent que le beau c’est la fantaisie, tandis que la nature, la vraie nature étudiée sur le fait, disséquée, même à la loupe et à la pince, est toute beauté et toute perfection! Laissons-les dire et allons. Ils ne savent rien, ils n’ont rien vu, rien regardé, rien compris, ces prétendus amants du fait matériel. (33)

Je ne suis pas de ceux qui trouvent le roman chose futile et sans profondeur, mais quand on a le bonheur d’être savant et poète, il faudrait, ce me semble, travailler des deux mains. (421)

Correspondance, Tome XVII – avril 1862 - juillet 1863, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1983.

Vous lirez le roman et quelque prudence que nous y apportions, il y aura toujours un risque à courir, n’en doutez pas si le sujet lui-même est de ceux qu’on ne doit pas laisser traiter! (272)

Il me semble que le »ĺĂ©˛Ô´ÇłÜ±đłľ±đ˛ÔłŮ est intĂ©ressant et rachète l’ensemble un peu froid. Ce roman n’est pas de ceux qui me plaisent beaucoup, quoique je l’aie travaillĂ© avec un soin extrĂŞme. S’il plaĂ®t Ă  vos lecteurs c’est apparemment moi qui me trompe. (283)

Correspondance, Tome XIX – janvier 1865 – mai 1866, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1985.

Pour le moment je suis dans le toil and trouble comme vous; il faut achever un roman. Est-ce que vous ne trouvez pas que c’est vers la fin, qu’on voudrait repartir pour un développement complet de la destinée des personnages? C’est quand l’éditeur vous crie : en voilà assez, que l’on commence à bien connaître ses acteurs, à voir clair dans leur pensée, à sentir les fatalités de leur caractère et à en déduire toutes les sérieuses conséquences. Si on avait le temps, il faudrait mettre au panier tout ce qu’on a fait le résumer en un chapitre d’exposition et commencer la véritable histoire de ces gens dont l’esprit s’est enfin révélé à vous. Jusque-là ce n’était qu’interrogatoire et tâtonnement pour s’approprier une première phase de leur vie. Comme on saurait bien ou l’on va si cette première phase n’était qu’un prologue! (191)

Cette phase de mon roman est lourde, je le sais. C’est appesantissement logique d’une situation qui va éclater. Je sais que la dernière partie est intéressante et dramatique; et elle est si bien la conséquence de tout cette recherche du bonheur qui préoccupe mes personnages et mon héros principal, que je tiens bien à laisser aller la rêverie de ce côté-là, sauf à retarder l’action. Si vous craignez que le lecteur impatient ne s’endorme, donnez-lui la cinquième partie en même temps que la 4e. Cela ne fera pas un n[unmér]o impossible de longueur, je ne crois pas. (285-286)

J’ai dîné aujourd’hui [Lundi 12 février] pour la 1re fois chez Magny avec mes petits camarades, le dîner mensuel fondé par Ste-Beuve. Il y avait Gautier, St-Victor, Flaubert, Ste-Beuve, Berthelot, le fameux chimiste, Bouillet [sic], les Goncourt, etc. Taine et Renan n’y étaient pas. Nous n’étions que 12. J’ai été reçue à bras ouverts. Il y a trois ans qu’on m’invite. Je me suis décidée aujourd’hui à y aller seule, ce qui tranche la question. Je ne voulais être amenée par personne. Ils ont tous beaucoup d’esprit, mais du paradoxe et de l’amour-propre excepté Berthelot et Flaubert qui ne parlent pas d’eux-mêmes. (711)

Correspondance, Tome XX – juin 1866 - mai 1868, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1985.

[À Flaubert] Pensez-y, car dans nos romans, ce que font ou ne font pas nos personnage ne repose pas sur une autre question que celle-là. Possèderont-ils, ne possèderont-ils pas l’objet de leurs ardentes convoitises? que ce soit l’amour ou gloire, fortune ou plaisir, dès qu’ils existent, ils aspirent à un but. Si nous n’avons en nous une philosophie, ils marchent droit selon nous, si nous n’en avons pas, ils marchent au hasard et sont trop dominés par les événements que nous leur mettons dans les jambes. Imbus de nos propres idées, ils choquent souvent celles des autres. Dépourvus de nos idées et soumis à la fatalité, ils ne paraissent pas toujours logiques. Faut-il mettre un peu ou beaucoup de nous en eux, ne faut-il rien mettre que ce que la société met dans chacun de nous?

[À Flaubert] Quant au style, j’en fais meilleur marché que vous. // Le vent joue de ma vieille harpe comme il lui plaît d’en jouer. Il a ses hauts et ses bas, ses grosses notes et ses défaillances, au fond ça m’est égal pourvu que l’émotion vienne mais je ne peux rien trouver en moi. C’est l’autre qui chante à son gré, mal ou bin, et quand j’essaie de penser à ça, je m’en effraie et me dis que je ne suis rien, rien du tout. (207)

Ne rien mettre de son cœur dans ce qu’on écrit? je ne comprends pas du tout, oh mais, du tout. Moi il me semblerait qu’on ne peut pas y mettre autre chose. Est-ce qu’on peut séparer son esprit de son cœur, est-ce que c’est quelque chose de différent? est-ce que la sensation même peut se limiter, est-ce que l’être peut se scinder? Enfin ne pas se donner tout entier dans son œuvre, me paraît aussi impossible que de pleurer avec autre chose que ses yeux et de penser avec autre chose que son cerveau qu’est-ce que vous avez voulu dire? (217)

Quant à la vie littéraire, je ne la connais pas. Je ne connais pas de milieu littéraire où elle s’exprime et se manifeste de manière à lui être accessible, avant qu’il n’ait fait preuve de maturité, c’est-à-dire que je ne connais intimement que des vieux comme moi. (473)

[Ă€ Flaubert] Quand je vois le mal que mon vieux se donne pour faire un roman, ça me dĂ©courage de ma facilitĂ©, et je me dis que je fais de la littĂ©rature ˛ő˛ą±ą±đłŮĂ©±đ. (483)

[À Flaubert] Je crois que l’artiste doit vivre dans sa nature le plus possible. À celui qui aime la lutte, la guerre, à celui qui aime les femmes, l’amour, au vieux qui, comme moi, aime la nature, le voyage et les fleurs, les roches, les grands paysages, les enfants aussi, la famille, tout ce qui émeut, tout ce qui combat l’anémie morale. Je crois que l’art a besoin d’une palette toujours débordante de tons doux ou violents suivant le sujet du tableau ; que l’artiste est un instrument dont tout doit jouer avant qu’il ne joue des autres : mais tout cela n’est peut-être pas applicable à un esprit de ta sorte qui a beaucoup acquis et qui n’a plus qu’à digérer. Je n’insisterais que sur un point, c’est que l’être physique est nécessaire à l’être moral et que je crains pour toi un jour ou l’autre la détérioration de la santé qui te forcerait à suspendre ton travail et à le laisser refroidir. (643)

Correspondance, Tome XXI – juin 1868 - mars 1870, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1986.

Il me semble qu’en ce moment on va trop loin dans l’affirmation d’un réalisme étroit et un peu grossier dans la science comme dans l’art. (12)

Correspondance, Tome XXII – avril 1870 - mars 1872, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1987.

[Ă€ Flaubert] J’ai eu des principes; ne ris pas, des principes d’enfant très candide qui me sont restĂ©s Ă  travers tout, Ă  travers ł˘Ă©±ôľ±˛ą et l’époque romantique, Ă  travers l’amour et le doute, les enthousiasmes et les dĂ©senchantements. (595)

[À Flaubert] Chez les artistes et les lettrés, je n’ai trouvé aucun fond. Tu es le seul avec qui j’aie pu échanger des idées autres que celles du métier. Je ne sais si tu étais chez Magny un jour où je leur ai dit qu’ils étaient tous des messieurs. Ils disaient qu’il ne fallait pas écrire pour les ignorants, ils me conspuaient parce que je ne voulais écrire que pour ceux-là, vu qu’eux seuls ont besoin de quelque chose. Les maîtres sont pourvus, riches et satisfaits. Les imbéciles manquent de tout, je les plains. Aimer et plaindre ne se séparent pas. Et voilà le mécanisme peu compliqué de ma pensée. (595-596)

[À Flaubert] Nous nous aimons passionnément nous cinq, et la sacro-sainte littérature, comme tu l’appelles, n’est que secondaire pour moi dans la vie. J’ai toujours aimé quelqu’un plus qu’elle, et ma famille plus que ce quelqu’un. (748-749)

Correspondance, Tome XXIII – avril 1872 - mars 1874, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1989.

Je me dis que si j’avais eu plus de talent, j’aurais mieux fait accepter mon idéalisme. (12)

Et puis l’étrange révolution, je devrais dire réaction littéraire qui a succédé au romantisme m’a fait douter aussi parfois de la bonté de mes moyens pour en combattre le déchaînement excessif. Je trouvais que cette recherche du vrai positif avait du bon, du très bon; qu’Elle nous débarrassait de l’abus de l’à peu près en philosophie et en littérature. Je préférais une phase d’athéisme en toutes choses à l’invitation du catholicisme hypocrite et bigot. Je l’ai dit, je le pensais, je le pense toujours. […] Moi, je crois que le laid est transitoire, le beau éternel. (13)

L’art pour l’art est un vain mot. L’art pour le vrai, l’art pour le beau et le bon, voilà la religion que je cherche, et, si je vous parle de moi, pour qui la célébrité est un martyre, et la retraite un paradis, c’est pour vous dire que, ayant fait une belle chose, vous avez pour devoir de la publier, tout en la rendant accessible au vulgaire. (39)

[À Flaubert] Tu veux écrire pour les temps. Moi je crois que dans cinquante ans je serai parfaitement oubliée et peut-être durement méconnue. […] Mon idée a été plutôt d’agir sur mes contemporains, ne fût-ce que sur quelques-uns, et de leur faire partage mon idéal de douceur et de poésie. (332)

Correspondance, Tome XXIV – avril 1874 - mai 1876, édité par Georges Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1990.

Tu aimes trop la littérature, elle te tuera et tu ne tueras pas la bêtise humaine. (147)

On me reproche beaucoup d’avoir trop philosophĂ© dans mes romans. C’est encore lĂ  un °ůĂ©˛őłÜ±ôłŮ˛ąłŮ de mes frĂ©quents accès de passivitĂ©. Si je suis sous le coup d’un vif sentiment, d’une conviction Ă©mue, il faut que mes rĂŞveries, que mes fictions mĂŞmes s’en ressentent. (506)

[À Flaubert] Cette volonté de peindre les choses comme elles sont, les aventures de la vie comme elles se présentent à la vue, n’est pas bien raisonnée, selon moi. Peignez en réaliste ou en poète les choses inertes, cela m’est égal; mais, quand on aborde les mouvements du cœur humain, c’est autre chose. Vous ne pouvez pas vous abstraire de cette contemplation; car l’homme c’est vous, et les hommes, c’est le lecteur. Vous aurez beau faire, votre récit est une causerie entre vous et lui. Si vous lui montrez froidement le mal sans lui montrer le bien, il se fâche. Il se demande si c’est lui qui est mauvais ou si c’est vous. Vous travaillez pourtant à l’émouvoir et à l’attacher; vous n’y parviendrez jamais si vous n’êtes pas ému vous-même, ou si vous le cachez si bien, qu’il vous juge indifférent. Il a raison : la suprême impartialité est une chose antihumaine et un roman doit être humain avant tout. S’il ne l’est pas, on ne lui sait point de gré d’être bien écrit, bien composé et bien observé dans le détail. La qualité essentielle lui manque : l’intérêt. (514)

[À Flaubert] Cela [Son Excellence Eugène Rougon est un livre de grande valeur] ne change rien à ma manière de voir que l’art doit être la recherche de la vérité, et que la vérité n’est pas la peinture du mal. Elle doit être la peinture du mal et du bien. Un peintre qui ne voit que l’un est aussi faux que celui qui ne voit que l’autre. La vie n’est pas bourrée que de monstres. La société n’est pas formée que de scélérats et de misérables. Les honnêtes gens ne sont pas le petit nombre, puisque la société subsiste dans un certain ordre et sans trop de crimes impunis. Les imbéciles dominent, c’est vrai, mais il y a une conscience publique qui pèse sur eux et qui les oblige à respecter le droit. Que l’on montre et flagelle les coquins, c’est bien, c’est moral même, mais que l’on nous dise et nous montre la contrepartie : autrement le lecteur naïf, qui est le lecteur en général, se rebute, s’attriste, s’épouvante, et vous nie pour ne pas se désespérer. (586)

Indiana, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2020 [1832].

NoticeĚý

C’est mon premier roman; je l’ai fait sans aucun plan, sans aucune thĂ©orie »ĺ’a°ůłŮ ou de philosophie dans l’esprit. J’étais dans l’âge oĂą l’on Ă©crit avec ses instincts et oĂą la rĂ©flexion ne nous sert qu’à nous confirmer dans nos tendances naturelles.

±Ę°ůĂ©´Ú˛ął¦±đ de 1832

Indiana, si vous voulez absolument expliquer tout dans ce livre, c’est un type; c’est la femme, l’être faible chargé de représenter les passions comprimées, ou, si vous l’aimez mieux, supprimées par les lois ; c’est la volonté aux prises avec la nécessité; c’est l’amour heurtant son front aveugle à tous les obstacles de la civilisation. [...]

Peut-être que tout l’art du conteur consiste à intéresser à leur histoire les coupables qu’il veut ramener, les malheureux qu’il veut guérir.

±Ę°ůĂ©´Ú˛ął¦±đ de l'Ă©dition de 1842

Lorsque j’écrivis le roman d’Indiana, j’étais jeune, j’obéissais à des sentiments pleins de force et de sincérité, qui débordèrent de là dans une série de romans basés à peu près tous sur la même donnée : le rapport mal établi entre les sexes, par le fait de la société. [...]

[À propos des critiques] C’était investir d’un rôle bien grave et bien lourd un jeune auteur à peine initié aux premières idées sociales, et qui n’avait pour tout bagage littéraire et philosophique qu’un peu d’imagination, du courage et l’amour de la vérité. Sensible aux reproches, et presque reconnaissant des leçons qu’on voulait bien lui donner, il examina les réquisitoires qui traduisaient devant l’opinion publique la moralité de ses pensées, et, grâce à cet examen où il ne porta aucun orgueil, il a peu à peu acquis des convictions qui n’étaient encore que des sentiments au début de sa carrière, et qui sont aujourd’hui des principes. [...]

Longtemps après avoir Ă©crit la prĂ©face d’Indiana sous l’empire d’un reste de respect pour la sociĂ©tĂ© constituĂ©e, je cherchais encore Ă  rĂ©soudre cet insoluble problème : le moyen de concilier le bonheur et la dignitĂ© des individus opprimĂ©s par cette mĂŞme sociĂ©tĂ©, sans modifier la sociĂ©tĂ© elle-mĂŞme.Ěý[...]

J’ai enfin compris que, si j’avais bien fait de douter de moi et d’hésiter à me prononcer à l’époque d’ignorance et d’inexpérience où j’écrivais Indiana, mon devoir actuel est de me féliciter des hardiesses auxquelles je me suis cependant laissé emporter alors et depuis; hardiesses qu’on m’a tant reprochées, et qui eussent été plus grandes encore si j’avais su combien elles étaient légitimes, honnêtes et sacrées. [...]

Je me suis trouvé tellement d’accord avec moi-même dans le sentiment qui me dicta Indiana, et qui me le dicterait encore si j’avais à raconter cette histoire aujourd’hui pour la première fois, que je n’ai voulu y rien changer, sauf quelques phrases incorrectes et quelques mots impropres. Sans doute, il en reste encore beaucoup, et le mérite littéraire de mes écrits, je le soumets entièrement aux leçons de la critique; je lui reconnais à cet égard toute la compétence qui me manque. [...]

Ceux qui m’ont lu sans prétention comprennent que j’ai écrit Indiana avec le sentiment non raisonné, il est vrai, mais profond et légitime, de l’injustice et de la barbarie des lois qui régissent encore l’existence de la femme dans le mariage, dans la famille et la société.

Leone Leoni dans Œuvres illustrées de George Sand, vol. IV, Paris, J. Hetzel, 1853 [1834].

Notice

Voulant échapper au spleen par le travail de l’imagination, je commençai au hasard un roman qui débutait par la description même du lieu, de la fête extérieure et du solennel appartement où je me trouvais. [...]

Et pourquoi un ouvrage d’imagination aurait-il besoin d’être médité? Quelle moralité voudrait-on faire ressortir d’une fiction que chacun sait être fort possible dans le monde de la réalité?

La Dernière Aldini, dans Œuvres T. 7, Paris, J. Hetzel et Cie, Victor Lecou, 1855 [1838].

Notice

Les romans sont toujours plus ou moins des fantaisies, et il en est de ces fantaisies de l’imagination comme des nuages qui passent. D’où viennent les nuages et où vont-ils?

ł˘Ă©±ôľ±˛ą, Paris, Classiques Garnier, 1960 [1833].

Notice

Après Indiana et Valentine, j’écrivis ł˘Ă©±ôľ±˛ą, sans suite, sans plan, Ă  bâtons rompus, et avec l’intention, dans le principe, de l’écrire pour moi seule. Je n’avais aucun système, je n’appartenais Ă  aucune Ă©cole, je ne songeais presque pas au public; je ne me faisais pas encore une idĂ©e nette de ce qu’est la publicitĂ©. Je ne croyais nullement qu’il pĂ»t m’appartenir d’impressionner ou d’influencer l’esprit des autres.

±Ę°ůĂ©´Ú˛ął¦±đ

Il est rare qu’une Ĺ“uvre »ĺ’a°ůłŮ soulève quelque animositĂ© sans exciter d’autre part quelque sympathie. [...]

ł˘Ă©±ôľ±˛ą a Ă©tĂ© et reste dans ma pensĂ©e un essai ±č´ÇĂ©łŮľ±±çłÜ±đ, un roman fantasque oĂą les personnages ne sont ni complètement rĂ©els, comme l’ont voulu les amateurs exclusifs d’analyse de mĹ“urs, ni complètement allĂ©goriques, comme l’ont jugĂ© quelques esprits synthĂ©tiques, mais oĂą ils reprĂ©sentent chacun une fraction de l’intelligence philosophique du XIXe ˛őľ±Ă¨ł¦±ô±đ. [...]

Cette prĂ©diction pour le personnage fier et souffrant de ł˘Ă©±ôľ±˛ą m’a conduit Ă  une erreur grave au point de vue de l’art : c’est de lui donner une existence tout Ă  fait impossible, et qui, Ă  cause de la demi-rĂ©alitĂ© des autres personnages, semble choquante de rĂ©alitĂ©, Ă  force de vouloir ĂŞtre abstraite et symbolique. [...]

Le dénoûment, ainsi que de nombreux détails de style, beaucoup de longueurs et de déclamations, m’ont choqué comme péchant contre le goût. J’ai senti le besoin de corriger, d’après mes idées artistiques, ces parties essentiellement défectueuses. [...]

Mais si, comme artiste, j’ai usé de mon droit sur la forme de mon œuvre, ce n’est pas à dire que comme homme j’aie pu m’arroger celui d’altérer le fond des idées émises dans ce livre, bien que mes idées aient subi de grandes révolutions depuis le temps où je l’ai écrit. [...]

Le Compagnon du Tour de France, Paris, Michel Lévy frères, 1869 [1841].

Notice

J’écrivis le roman du Compagnon du Tour de France dans des idées sincèrement progressives. Il me fut bien impossible, en cherchant à représenter un type d’ouvrier aussi avancé que notre temps le comporte, de ne pas lui donner des idées sur la société présente et des aspirations vers la société future. Cependant on cria, dans certaines classes, à l’impossible, à l’exagération, on m’accusa de flatter le peuple et de vouloir l’embellir. Eh bien, pourquoi non? […] Depuis quand le roman est-il forcément la peinture de ce qui est, la dure et froide réalité des hommes et des choses contemporaines?

Avant-propos

Il y aurait toute une littérature nouvelle à créer avec les véritables mœurs populaires, si peu connues des autres classes. Cette littérature commence au sein même du peuple; elle en sortira brillante avant qu’il soit peu de temps. C’est là que se retrempera la muse romantique, muse éminemment révolutionnaire, et qui, depuis son apparition dans les lettres, cherche sa voie et sa famille. [...]

L’auteur du conte qu’on va lire n’a pas la prétention d’avoir fait cette découverte. S’il est du nombre de ceux qui l’ont pressentie, il n’en est guère plus avancé pour cela, car il ne se sent ni assez jeune ni assez fort pour donner l’élan à la littérature populaire sérieuse, telle qu’il la conçoit. Il a essayé de colorer son tableau d’un reflet qui se laisse voir, mais qui ne se laisse guère saisir par les mains débiles. En traçant cette esquisse, il s’est convaincu d’une vérité dont il avait depuis longtemps le sentiment : c’est que, dans les arts, le simple est ce qu’il y a de plus grand à tenter, de plus difficile à atteindre.

Horace, Paris, L. de Potter, 1842.

Notice

C’est peut-être ce mot-là qui m’a frappée et qui m’a portée à écrire Horace vers le même temps. Je tenais peut-être à montrer que les exploiteurs sont quelquefois dupes de leur égoïsme, que les dévoués ne sont pas toujours privés de bonheur. Je n’ai rien prouvé ; on ne prouve rien avec des contes, ni même avec des histoires vraies; mais les bonnes gens ont leur conscience qui les rassure, et c’est pour eux surtout que j’ai écrit ce livre.

La Comtesse de Rudolstadt, Paris, L. de Potter, 1844.

Notice

Ce dĂ©faut, qui ne consiste pas dans un »ĺĂ©ł¦´ÇłÜ˛őłÜ, mais dans une ˛őľ±˛ÔłÜ´Ç˛őľ±łŮĂ© exagĂ©rĂ©e d’évĂ©nements, a Ă©tĂ© l’effet de mon infirmitĂ© ordinaire : l’absence de plan. Je le corrige ordinairement beaucoup quand l’ouvrage, terminĂ©, est entier dans mes mains. [...]

Je sentais bien que cette manière de travailler n’était pas normale et offrait de grands dangers; ce n’était pas la première fois que je m’y Ă©tais laissĂ© entraĂ®ner; mais, dans un ouvrage d’aussi longue haleine et appuyĂ© sur tant de rĂ©alitĂ©s historiques, l’entreprise Ă©tait tĂ©mĂ©raire. La première condition d’un ouvrage »ĺ’a°ůłŮ, c’est le temps et la ±ôľ±˛ú±đ°ůłŮĂ©. Je parle ici de la libertĂ© qui consiste Ă  revenir sur ses pas quand on s’aperçoit qu’on a quittĂ© son chemin pour se jeter dans une traverse; je parle du temps qu’il faudrait se rĂ©server pour abandonner les sentiers hasardeux et retrouver la ligne droite. L’absence de ces deux sĂ©curitĂ©s, crĂ©e Ă  l’artiste une inquiĂ©tude fiĂ©vreuse, parfois favorable Ă  ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô, parfois pĂ©rilleuse pour la raison, qui, en somme, doit enchaĂ®ner le caprice, quelque carrière qui lui soit donnĂ©e dans un travail de ce genre. [...]

Ma réflexion condamne donc beaucoup cette manière de produire. Qu’on travaille aussi vite qu’on voudra et qu’on pourra : le temps ne fait rien à l’affaire; mais entre la création spontanée et la publication, il faudrait absolument le temps de relire l’ensemble et de l’expurger des longueurs qui sont précisément l’effet ordinaire de la précipitation. La fièvre est bonne, mais la conscience de l’artiste a besoin de passer en revue, à tête reposée, avant de les raconter tout haut, les songes qui ont charmé sa divagation libre et solitaire. [...]

Il y a dans Consuelo et dans la Comtesse de Rudolstadt, des matériaux pour trois ou quatre bons romans. Le défaut, c’est d’avoir entassé trop de richesses brutes dans un seul. [...]

Tel qu’il est, l’ouvrage a de l’intérêt et, contre ma coutume quand il s’agit de mes ouvrages, j’en conseille la lecture. [...]

Que l’on fasse bon marché de l’intrigue et de l’invraisemblance de certaines situations; que l’on regarde autour de ces gens et de ces aventures de ma fantaisie, on verra un monde où je n’ai rien inventé, un monde qui a existé et qui a été beaucoup plus fantastique que mes personnages et leurs vicissitudes : de sorte que je pourrais dire que ce qu’il y a de plus impossible dans mon livre, est précisément ce qui s’est passé dans la réalité des choses.

Jeanne dans Œuvres illustrées de George Sand, vol. III, Paris, J. Hetzel, 1853 [1844].

Notice

Jeanne est le premier roman que j’aie composé pour le mode de publication en feuilletons. Ce mode exige un art particulier que je n’ai pas essayé d’acquérir, ne m’y sentant pas propre.

Le Meunier d’Angibault dans Œuvres illustrées de George Sand, vol. IV, Paris, J. Hetzel, 1853 [1845].

Notice

Ce roman est, comme tant d’autres, le °ůĂ©˛őłÜ±ôłŮ˛ąłŮ d’une promenade, d’une rencontre, d’un jour de loisir, d’une heure de far niente. Tous ceux qui ont Ă©crit, bien ou mal, des ouvrages d’imagination ou mĂŞme de science, savent que la vision des choses intellectuelles part souvent de celle des choses matĂ©rielles. La pomme qui tombe de l’arbre fait dĂ©couvrir Ă  Newton une des grandes lois de l’univers. Ă€ plus forte raison le plan d’un roman peut-il naĂ®re de la rencontre d’un fait ou d’un objet quelconque. Dans les Ĺ“uvres du gĂ©nie scientifique, c’est la rĂ©flexion qui tire du fait mĂŞme la raison des choses. Dans les plus humbles fantaisies de l’art, c’est la rĂŞverie qui habille et complète ce fait isolĂ©. La richesse ou la pauvretĂ© de l’œuvre n’y fait rien. Le procĂ©dĂ© de l’esprit est le mĂŞme pour tous.

Teverino, Paris, Desessart, 1846.

Notice

Ce que je me suis cru le droit de poétiser un peu dans Teverino, c’est l’excessive délicatesse des sentiments et la candeur de l’âme aux prises avec les expédients de la misère. Il ne faudrait pas prendre au pied de la lettre les paradoxes qui séduisent l’imagination de ce personnage, et croire que l’auteur a été assez pédant pour vouloir prouver que la perfection de l’âme est dans une liberté qui va jusqu’au désordre. La fantaisie ne peut rien prouver, et l’artiste qui se livre à une fantaisie pure ne doit prétendre à rien de semblable. Est-il donc nécessaire, avant de parler à l’imagination du lecteur, par un ouvrage d’imagination, de lui dire que certain type exceptionnel n’est pas un modèle qu’on lui propose? Ce serait le supposer trop naïf, et il faudrait plutôt conseiller à ce lecteur de ne jamais lire de romans, car toute lecture de ce genre est pernicieuse à quiconque n’a rien d’arrêter dans le jugement ou dans la conscience.

La Mare au Diable, Paris, Desessart, 1846.

Notice

Personne ne fait une révolution à soi tout seul, et il en est, surtout dans les arts, que l’humanité accomplit sans trop savoir comment, parce que c’est tout le monde qui s’en charge. Mais ceci n’est pas applicable au roman de mœurs rustiques : il a existé de tout temps et sous toutes les formes, tantôt pompeuses, tantôt maniérées, tantôt naïves. [...]

Je n’ai voulu ni faire une nouvelle langue ni me chercher une nouvelle manière. On me l’a cependant affirmé dans bon nombre de feuilletons, mais je sais mieux que personne à quoi m’en tenir sous mes propres desseins, et je m’étonne toujours que la critique en cherche si long, quand l’idée la plus simple, la circonstance la plus vulgaire, sont les seules inspirations auxquelles les productions de l’art doivent l’être. [...]

Si on me demande ce que j’ai voulu faire, je répondrai que j’ai voulu faire une chose très touchante et très simple, et que je n’ai pas réussi à mon gré. J’ai bien vu, j’ai bien senti le beau dans le simple, mais voir et peindre sont deux! Tout ce que l’artiste peut espérer de mieux, c’est d’engager ceux qui ont des yeux à regarder aussi. [...]

Lucrezia Floriani, dans Œuvres illustrées de George Sand, vol. V, Paris, J. Hetzel, 1853 [1847].

Avant-propos

Or, tu as souvent fort mauvais goût, mon bon lecteur. Depuis que tu n’es plus Français, tu aimes tout ce qui est contraire à l’esprit français, à la logique française, aux vieilles habitudes de la langue et de la déduction claire et simple des faits et des caractères. Il faut, pour te plaire, qu’un auteur soit à la fois aussi dramatique que Shakespeare, aussi romantique que Byron, aussi fantastique qu’Hoffmann, aussi effrayant que Lewis et Anne Radcliffe, aussi héroïque que Calderon et tout le théâtre espagnol; et, s’il se contente d’imiter seulement un de ces modèles, tu trouves que c’est bien pauvre de couleur. [...]

Il est résulté de tes appétits désordonnés, que l’école du roman s’est précipitée dans un tissu d’horreurs, de meurtres, de trahisons, de surprises, de terreurs, de passion bizarre, d’événements stupéfiants; enfin, dans un mouvement à donner le vertige aux bonnes gens qui n’ont pas le pied assez sûr ni le coup d’œil assez prompt pour marcher de ce train-là. [...]

Or, tu as souvent fort mauvais goût, mon bon lecteur. Depuis que tu n’es plus Français, tu aimes tout ce qui est contraire à l’esprit français, à la logique française, aux vieilles habitudes de la langue et de la déduction claire et simple des faits et des caractères. Il faut, pour te plaire, qu’un auteur soit à la fois aussi dramatique que Shakespeare, aussi romantique que Byron, aussi fantastique qu’Hoffmann, aussi effrayant que Lewis et Anne Radcliffe, aussi héroïque que Calderon et tout le théâtre espagnol; et, s’il se contente d’imiter seulement un de ces modèles, tu trouves que c’est bien pauvre de couleur. [...]

Il est résulté de tes appétits désordonnés, que l’école du roman s’est précipitée dans un tissu d’horreurs, de meurtres, de trahisons, de surprises, de terreurs, de passion bizarre, d’événements stupéfiants; enfin, dans un mouvement à donner le vertige aux bonnes gens qui n’ont pas le pied assez sûr ni le coup d’œil assez prompt pour marcher de ce train-là.

Notice

Ce n’est point par fausse modestie, encore moins par pusillanimité de caractère, que je déclare aimer beaucoup les événements romanesques, l’imprévu, l’intrigue, l’action dans le roman. Pour le roman comme pour le théâtre, je voudrais que l’on trouvât le moyen d’allier le mouvement dramatique à l’analyse vraie des caractères et des sentiments humains. Sans vouloir faire ici la critique ni l’éloge de personne, je dis que ce problème n’est encore résolu d’une manière générale et absolue, ni pour le roman, ni pour le théâtre. Depuis vingt ans, on flotte entre les deux extrêmes, et, pour ma part, aimant les émotions fortes dans la fiction, j’ai marché cependant dans l’extrême opposé, non point tant par goût que par conscience, parce que je voyais ce côté négligé et abandonné par la mode. J’ai fait tous mes efforts, sans m’exagérer leur faiblesse ni leur importance, pour retenir la littérature de mon temps dans un chemin praticable entre le lac paisible et le torrent fougueux.

La Petite Fadette, Paris, Michel Lévy frères, 1849.

Notice

De nos jours, plus faible et plus sensible, l’artiste, qui n’est que le reflet et l’écho d’une génération assez semblable à lui, éprouve le besoin impérieux de détourner la vue et de distraire l’imagination, en se reportant vers un idéal de calme, d’innocence et de rêverie. C’est son infirmité qui le fait agir ainsi, mais il n’en doit point rougir, car c’est aussi son devoir.

±Ę°ůĂ©´Ú˛ął¦±đ

L’art est comme la nature, lui dis-je : il est toujours beau. Il est comme Dieu, qui est toujours bon; mais il est des temps où il se contente d’exister à l’état d’abstraction, sauf à se manifester plus tard quand ses adeptes en seront dignes. Son souffle ranimera alors les lyres longtemps muettes; mais pourra-t-il faire vibrer celles qui se seront brisées dans la tempête? L’art est aujourd’hui en travail de décomposition pour une éclosion nouvelle.

Le Château des Désertes, Paris, Michel Lévy frères, 1851.

Notice

C’est ainsi que la fantaisie, le roman, l’œuvre de l’imagination, en un mot, a son effet dĂ©tournĂ©, mais certain, sur l’emploi de la vie. Effet souvent funeste, disent les rigoristes de mauvaise foi ou de mauvaise humeur. Je le nie. La fiction commence par transformer la rĂ©alitĂ©; mais elle est transformĂ©e Ă  son tour et fait entrer un peu d’idĂ©al, non pas seulement dans les petits faits, mais dans les grands sentiments de la vie °ůĂ©±đ±ô±ô±đ.

˛Ń´Ç˛ÔłŮ-¸é±đ±ąĂŞł¦łó±đ, Paris, Michel LĂ©vy frères, 1869 [1853].

Avant-propos

Voici encore un roman à propos duquel on dira probablement, comme on dit à propos de tous ceux que j’ai faits, comme on dit à propos de tous les romans en général : « Qu’est-ce que cela prouve? » [...]

Je n’ai jamais songĂ© Ă  demander rien de ce genre aux ouvrages »ĺ’a°ůłŮ; voilĂ  pourquoi je n’ai jamais songĂ© Ă  m’imposer rien de semblable. Mais sans doute il m’est permis aujourd’hui de rĂ©pondre Ă  cette objection injuste, non pas quant Ă  moi peut-ĂŞtre, car il est fort possible que je n’aie fait preuve que d’impuissance en ne concluant pas, mais injuste au premier chef envers le roman en gĂ©nĂ©ral. [...]

Qu’est-ce que la fable d’un roman, d’une tragédie, d’une narration quelconque? C’est l’histoire vraie ou fictive d’un fait, c’est un récit. Voilà ce que j’appellerai le roman du roman. Tout ce qu’on y fait entrer d’ornements pour la peinture, ou de réflexions pour la pensée, n’en est que l’accessoire; mais ce sont des choses si distinctes, que ces accessoires semblent quelquefois assez agréables pour faire oublier et pardonner la mauvaise combinaison de l’action, tandis que, parfois aussi, l’intérêt et l’habileté de cette combinaison font que le style sans charme et les détails sans vraisemblance trouvent grâce devant le lecteur. [...]

Or, le roman étant forcé de tourner dans la peinture des faits réels, il ne faut pas lui demander ce qui n’est pas de son ressort, ce qui, en bien des cas, tuerait l’art et l’intérêt dans le roman.

Constance Verrier, Paris, Michel Lévy frères, 1860.

Avant-propos

Depuis un ˛őľ±Ă¨ł¦±ô±đ, le roman s’est bien relevĂ© de l’arrĂŞt portĂ© par Rousseau; il n’est pas nĂ©cessairement pernicieux. C’est un instrument qui s’est beaucoup perfectionnĂ©. Des mains habiles et fĂ©condes peuvent faire rĂ©sonner toutes ses cordes. Il peut se prĂŞter Ă  l’enseignement de tous les âges et de toutes les situations; il peut faire Ă©clore chez l’enfant et dĂ©velopper chez l’adolescent le sens du beau et du bien; il peut confirmer et consacrer cette notion chez l’homme mĂ»r et chez le vieillard; mais ce ne sera pas toujours par les mĂŞmes moyens ni avec le mĂŞme procĂ©dĂ©, et il ne serait pas absolument juste de vouloir obliger l’artiste Ă  chanter exclusivement et perpĂ©tuellement pour tel ou tel auditoire. Ce qu’il y a de certain, c’est que le roman est une forme qui permet d’écrire alternativement pour tous, au grĂ© de ±ô’i˛Ô˛ő±čľ±°ů˛ąłŮľ±´Ç˛Ô et dans la mesure d’une puissance donnĂ©e.

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