Guy de Maupassant
(1850-1893)
Dossier
Le roman selon Guy de Maupassant
Le roman selon Guy de Maupassant, par François Masse, 1 mars 2007 |
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Quand Maupassant délaisse la pratique pour s'adonner à la critique de romans, on peut dire qu'il se montre assez fidèle à ce qu'il demande lui-même au critique littéraire dans sa préface à Pierre et Jean : « Sa compréhension, ouverte à tout, doit absorber assez complètement sa personnalité pour qu'il puisse découvrir et vanter les livres même qu'il n'aime pas comme homme et qu'il doit comprendre comme juge. » (p. 47) Ouvert et généralement bon juge, moins catégorique que Mirbeau, Aurevilly ou Zola quand il s'agit de condamner ou d'encenser, et beaucoup plus discret qu'eux à dire ses préférences, Maupassant est un peu le critique du « Pourquoi pas ». Il ne rejette ni les oeuvres artistes et un peu trop « subtiles » à ses yeux des Goncourt, ni le roman psychologique tel que pratiqué par Paul Bourget par exemple. Pas davantage il ne condamne les tentatives des symbolistes, tel Huysmans, à secouer la « barrière cadenassée » des cinq sens, ou les oeuvres au style compliqué et « chinois » des manieurs de mots. En romancier qui connaît les ficelles, qui « est du bâtiment », selon son expression, Maupassant ne se fait pas d'illusions quant à la possibilité de renouvellement véritable de la forme romanesque, demeurant au fond imperméable aux nouvelles tendances. Confiant en l'esthétique réaliste et en la morale d'acier de Flaubert – qui est celle de l'impersonnalité, du travail acharné de la phrase et du style comme vision ou « manière absolue » de voir les choses –, Maupassant ne considère nullement le roman comme menacé d'une quelconque « crise » (en regard des moyens dont il dispose par exemple pour représenter la vie). En cela, sa critique se distingue fortement de celle d'Octave Mirbeau, l'un de ses contemporains exacts, qui juge pour sa part le roman inapte à concurrencer les autres arts (notamment la peinture) et impuissant face à la réalité observée.
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Bibliographie
Ouvrages cités |
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Cette bibliographie critique contient un choix de textes dont la plupart sont des chroniques littéraires parues entre 1876 et 1891 dansLe GauloisGil Blas. |
Sur l'eau, édité par Jacques Dupont, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1993. La Vie errante, dansŒuvres complètes, tome 15, édité par Gilbert Sigaux, Lausanne, Éditions Rencontre, 1964. « Le Roman »,Pierre et Jean, édité par Bernard Pingaud, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1982 [1887]. « Contemporains »,Chroniques I(22 octobre 1876 – 23 février 1882), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Gustave Flaubert »,Chroniques I (22 octobre 1876 – 23 février 1882), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Autour d'un livre »,Chroniques I (22 octobre 1876 – 23 février 1882), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Les soirées de Médan »,Chroniques I (22 octobre 1876 – 23 février 1882), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « L'adultère »,Chroniques I(22 octobre 1876 – 23 février 1882), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Balzac d'après ses lettres »,Chroniques I(22 octobre 1876 – 23 février 1882), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Bouvard et Pécuchet »,Chroniques I(22 octobre 1876 – 23 février 1882), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Batailles de livres »,Chroniques II(1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « La femme de lettres »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Ivan Tourgueneff » (II)Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Profils d'écrivains »,Chroniques II(1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « La jeune fille »,Chroniques II(1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « George Sand d'après ses lettres »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Fille de Fille »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « À propos du divorce »,Chroniques II(1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Par-delà »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Chronique »,Chroniques II(1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Les bas-fonds »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Les subtils »,Chroniques II(1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Question littéraire »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « En lisant »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Le fantastique »,Chroniques II(1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Émile Zola »,Chroniques II(1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Romans »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « À propos du peuple »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « L'évolution du roman au XIXe siècle »,Chroniques III (26 août 1884 – 13 avril 1891), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Gustave Flaubert »,Chroniques III(26 août 1884 – 13 avril 1891), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « L'évolution du roman au XIXe siècle »,Chroniques III(26 août 1884 – 13 avril 1891),préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Un empereur »,Chroniques III (26 août 1884 – 13 avril 1891), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Messieurs de la chronique »,Chroniques III(26 août 1884 – 13 avril 1891), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « Histoire de Manon Lescaut et du Chevalier des Grieux»,Chroniques III (26 août 1884 – 13 avril 1891),préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. « La vie d'un paysagiste »,Chroniques III(26 août 1884 – 13 avril 1891), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
Citations
Sur l'eau, édité par Jacques Dupont, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1993. |
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« Les poètes ont plus d'idéal, et les romanciers plus d'imprévu. Les poètes sont plus sentimentaux, les romanciers plus positifs. Affaire de goût et de tempérament. Le poète a plus de charme intime, le romancier plus d'esprit souvent. Mais le romancier présente des dangers qu'on ne rencontre pas chez le poète, il ronge, pille et exploite tout ce qu'il a sous les yeux. […] Son oeil est comme une pompe qui absorbe tout, comme la main d'un voleur toujours en travail. Rien ne lui échappe ; il cueille et ramasse sans cesse ; il cueille les mouvements, les gestes, les intentions, tout ce qui passe et se passe devant lui ; il ramasse les moindres paroles, les moindres actes, les moindres choses. […] Et ce qu'il y a de terrible, c'est qu'il fera ressemblant le gredin, malgré lui, inconsciemment, parce qu'il voit juste et qu'il raconte ce qu'il a vu. » (p.53-54) |
La Vie errante, dansŒuvres complètes, tome 15, édité par Gilbert Sigaux, Lausanne, Éditions Rencontre, 1964. |
« Car les artistes sont à bout de ressources, à court d'inédit, d'inconnu, d'émotion, d'images, de tout. On a cueilli depuis l'antiquité toutes les fleurs de leur champ. Et voilà que, dans leur impuissance, ils sentent confusément qu'il pourrait y avoir peut-être pour l'homme un élargissement de l'âme et de la sensation. Mais l'intelligence a cinq barrières entrouvertes et cadenassées qu'on appelle les cinq sens, et ce sont ces cinq barrières que les hommes épris d'art nouveau secouent aujourd'hui de toute leur force. […] C'est en ce domaine impénétrable que chaque artiste essaie d'entrer, en tourmentant, en violentant, en épuisant le mécanisme de sa pensée. Ceux qui succombent par le cerveau, Heine, Baudelaire, Balzac, Byron […], Musset, Jules de Goncourt et tant d'autres, n'ont-ils pas été brisés par le même effort pour renverser cette barrière matérielle qui emprisonne l'intelligence humaine ? Oui, nos organes sont les nourriciers et les maîtres du génie artiste. C'est l'oreille qui engendre le musicien, l'oeil qui fait naître le peintre. Tous concourent aux sensations du poète. Chez le romancier, la vision, en général, domine. » (p.29-30) |
« Le Roman »,Pierre et Jean, édité par Bernard Pingaud, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1982 [1887]. |
« Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé avec persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer, c'est-à-dire d'imaginer ou d'observer, suivant leur conception personnelle de l'art. Le talent provient de l'originalité, qui est une manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le critique qui prétend définir le Roman suivant l'idée qu'il s'en fait d'après les romans qu'il aime, et établir certaines règles invariables de composition, luttera toujours contre un tempérament d'artiste apportant une manière nouvelle. Un critique, qui mériterait absolument ce nom, ne devrait être qu'un analyste sans tendances, sans préférences, sans passions, et, comme un expert en tableaux, n'apprécier que la valeur artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. Sa compréhension, ouverte à tout, doit absorber assez complètement sa personnalité pour qu'il puisse découvrir et vanter les livres même qu'il n'aime pas comme homme et qu'il doit comprendre comme juge. » (p.47) |
« Contemporains »,Chroniques I(22 octobre 1876 – 23 février 1882), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Les vers, aujourd'hui, me semblent destinés uniquement à exprimer ce que la prose précise, claire, toujours exacte, ne peut rendre, c'est-à-dire l'insaisissable rêve, les effleurements d'idées, les sentiments flottants, les choses exquisement fines, un peu vagues, et dont le vague fait le charme, l'au-delà de l'existence ; ces sortes de visions brusques vers un monde de convention poétique, ces presque infixables lueurs de l'esprit qui semble parfois se dédoubler, laissant voir derrière les voiles à peine transparents tout un monde de songeries surhumaines, d'interprétations idéales des choses réelles, d'images singulières et un peu confuses. » (p.321) |
« Gustave Flaubert », Chroniques I (22 octobre 1876 – 23 février 1882), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Depuis l'origine des temps, le public français buvait avec délices l'onctueux sirop des romans invraisemblables. Il aimait les héros et les héroïnes et les choses qu'on ne voit jamais dans la vie, pour l'unique raison qu'elles sont irréalisables. On appelait les auteurs de ces livres des idéalistes, simplement parce qu'ils se tenaient toujours à des distances incommensurables des choses possibles, réelles, matérielles. – Quant à des idées, ils en avaient peut-être encore moins que leurs lecteurs. Balzac est venu, et c'est à peine si on y a fait attention dans le commencement. – C'était pourtant un innovateur étrangement puissant et fertile et l'un des maîtres de l'avenir, écrivain imparfait, sans doute, gêné par la phrase, mais inventeur de personnages immortels qu'il faisait mouvoir comme dans un grossissement d'optique, les rendant par cela même plus frappants et en quelque sorte plus vrais que la réalité ! » (p.18-19) |
« Autour d'un livre »,Chroniques I (22 octobre 1876 – 23 février 1882), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
À propos deUn Mâlede Camille Lemonnier : |
« Les soirées de Médan »,Chroniques I (22 octobre 1876 – 23 février 1882), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Quant aux querelles sur les mots : réalisme et idéalisme, je ne les comprends pas. Une loi philosophique inflexible nous apprend que nous ne pouvons rien imaginer en dehors de ce qui tombe sous nos sens ; et la preuve de cette impuissance, c'est la stupidité des conceptions dites idéales, des paradis inventés par toutes les religions. Nous avons donc ce seul objectif : l'Être et la Vie, qu'il faut savoir comprendre et interpréter en artiste. Si on n'en donne pas l'expression à la fois exacte et artistiquement supérieure, c'est qu'on n'a pas assez de talent. Quand un monsieur, qualifié de réaliste, a le souci d'écrire le mieux possible, est sans cesse poursuivi par des préoccupations d'art, c'est, à mon sens, un idéaliste. Quant à celui qui affiche la prétention de faire la vie plus belle que la nature, comme si on pouvait l'imaginer autre qu'elle n'est, de mettre du ciel dans ses livres, et qui écrit en “romancier pour les dames”, ce n'est, à mon avis du moins, qu'un charlatan ou un imbécile. – J'adore les contes de fées et j'ajoute que ces sortes de conceptions doivent être plus vraisemblables, dans leur domaine particulier, que n'importe quel roman de moeurs de la vie contemporaine. » (p.41-42) |
« L'adultère »,Chroniques I(22 octobre 1876 – 23 février 1882), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Dès lors que je sens un plaidoyer dans une oeuvre, je me mets en garde ; dès lors qu'un écrivain cesse d'être un artiste, rien qu'un artiste, pour devenir un polémiste, je cesse de le suivre, m'estimant assez grand pour penser tout seul, et ne voulant de lui que l'oeuvre d'art. Les idées changent sans cesse, mais l'instinct humain ne varie pas ; la façon d'apprécier, seule, se modifie avec le temps et les moeurs. […] Or, si l'abbé Prévost avait apporté dans son chef-d'oeuvreManon Lescautcet esprit de plaideur, de philosophe prêcheur, de penseur dramatique que M. A. Dumas met en ses pièces, s'il eût cherché à nous montrer le chevalier Des Grieux à son point de vue, quel que fût d'ailleurs ce point de vue, notre manière de jugé ayant changé,Manon Lescautnous indignerait ou nous ennuierait. » (p.397-398) |
« Balzac d'après ses lettres »,Chroniques I(22 octobre 1876 – 23 février 1882), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
Sur Balzac: |
« Bouvard et Pécuchet »,Chroniques I(22 octobre 1876 – 23 février 1882), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
À propos deBouvard et Pécuchet: |
« Batailles de livres »,Chroniques II(1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Soigner son style ne veut pas dire travailler son style. La nuance est délicate à saisir. On soigne son style quand on a un certain idéal de la phrase élégante, sonore, mais monotone et un peu cérémonieuse. On travaille son style quand on pioche sa phrase sincèrement, sans parti pris de lui donner une certaine forme convenue dont on désir ne pas sortir. » (p.270) |
« La femme de lettres »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« L'artiste cherche à mettre dans son oeuvre autre chose que de la pensée ; il veut y mettre cette chose mystérieuse et inexplicable qu'est l'Art littéraire. Qu'est-ce que cela qu'ignorent tant de romanciers ? Comment l'expliquer au juste ? L'artiste ne cherche pas seulement à bien dire ce qu'il veut dire, mais il veut donner à certains lecteurs une sensation et une émotion particulières, une jouissance d'art, au moyen d'un accord secret et superbe de l'idée avec les mots. Une chose très claire et très bien exprimée d'une façon peut cependant, en modifiant un peu la phrase qui la dit, en changeant seulement la place d'un mot, produire immédiatement un effet saisissant de beauté, de vie, s'animer, s'éclairer, devenir visible, émouvante, admirable. […] Faut-il un exemple ? Thiers fut un historien clair, précis, méthodique et nullement artiste. On le comprend bien, on estime son talent. Mais ouvrons Michelet, et voyons immédiatement les personnages d'autrefois vivants, comme s'ils apparaissaient devant nous, avec leur figure, leurs gestes, toute leur allure, évoqués par un seul mot, dressés debout dans l'histoire d'une façon définitive. […] Celui-là, c'était un grand artiste. Cela, c'est l'art. Pourtant, beaucoup d'hommes ont été de grands historiens sans être des artistes à la façon de Michelet. Beaucoup de romanciers ne sont point des artistes puisque Balzac, le plus grand de tous, n'en fut pas un, puisque Stendhal n'en fut pas un. » (p.427-429) |
« Ivan Tourgueneff » (II)Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Malgré son âge et sa carrière presque finie, il avait sur les lettres les idées les plus modernes et les plus avancées, rejetant toutes les vieilles formes des romans à ficelles et à combinaisons dramatiques et savantes, demandant qu'on fit de “de la vie”, rien que de la vie, – des “tranches de vie” sans intrigues et sans grosses aventures. Le “roman”, disait-il, est la forme la plus récente de l'art littéraire. Il se dégage à peine aujourd'hui des procédés de la féerie qu'il a employés tout d'abord. Il a séduit, par un certain charme romanesque, les imaginations naïves. Mais, maintenant que le goût s'épure, il faut rejeter tous ces moyens inférieurs, simplifier et élever cet art qui est l'art de la vie, qui doit être l'histoire de la vie. » (p.246) |
« Profils d'écrivains »,Chroniques II(1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Il est parmi les prosateurs deux groupes qui passent leur temps à s'entre-mépriser : ceux qui travaillent presque trop leur phrase, et ceux qui ne la travaillent pas assez. Les premiers n'arrivent jamais à l'Académie ; les seconds, à moins d'être vides comme l'Odéon un jour de première, y parviennent presque toujours. Leur prose coule, coule, incolore, insipide, sans mordre l'esprit, sans secouer la pensée, sans troubler les nerfs. On appelle cela être correct. Mais celle des autres est compliquée, machinée, criblée d'intentions, hérissée de procédés, semée de nuances. Tout y est voulu, médité, préparé. Chaque adjectif a des lointains et chaque verbe un son qui doit s'accorder avec l'idée qu'il exprime. En une page, jamais deux fois la même allure de phrase ne doit se reproduire, jamais deux mots pareils, jamais deux consonances ne se doivent rencontrer à cent lignes de distance, et il doit exister même dans le retour des lettres initiales des mots, une certaine symétrie mystérieuse qui concourt à l'harmonie de l'ensemble. Un des plus curieux, et des plus originaux, et des plus puissants parmi ces écrivains, est assurément Léon Cladel [l'auteur de Ompdrailles ou le Tombeau des lutteurs]. […] Cette oeuvre vient d'être publiée en volume. Cladel y déploie toutes ses ressources d'ajusteur de mots, toute la variété de ses moyens, y pousse à l'excès son habilité de styliste difficile. » (p. 73-74) |
« La jeune fille »,Chroniques II(1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Comment se fait-il que, presque au même moment, ces deux romanciers : Edmond de Goncourt, l'homme des psychologies difficiles, profondes, subtiles, et Émile Zola, l'homme des tableaux vigoureux, des études hardies et brutales, aient choisi ce même sujet délicat et jusqu'ici méprisé : la jeune fille? Depuis qu'on fait vraiment des romans en France, un seul,Paul et Virginie, nous montre un coeur de jeune fille. Mais c'est là plutôt un poème qu'une étude d'observation, et Virginie nous apparaît bien plus comme une image que comme un être réel. […] Virginie, c'est la jeune fille, et non pas une jeune fille. » (p.377) |
« George Sand d'après ses lettres »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Elle (George Sand) ne semble même pas avoir connu cette sensation singulière et puissante de cesser d'être soi pour devenir ce qu'on écrit, pour revivre dans un personnage rêvé. » (p.59) |
« Fille de Fille »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
À propos deFille de Fillede Jules Guérin : |
À propos du divorce »,Chroniques II(1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« L'influence de ces romans à sentiments extrêmes fut prédominante. Nous nous en ressentons encore. Les héros et les héroïnes, toujours en proie à un délire de délicatesse, à une exaltation ininterrompue, ont troublé dans notre race le tout simple bon sens que la nature y avais mis. Il est aisé de se rendre compte de cette singulière et rapide modification, par la lecture des oeuvres les plus typiques, reflets précis des esprits à notre siècle comme au siècle dernier. Prenons pour exemple, d'un côté, les livres de George Sand qui peuvent servir de type du roman idéaliste. […] Or, dans tous ces romans, de la première à la dernière ligne, on vit dans une sentimentalité exaltée, dans une tension constante des idées chevaleresques et anormales, dans une atmosphère sublime et troublante, excessivement raffinée, qui fausse bien vite dans tout esprit excitable la simple et saine notion de l'existence réelle. » (p.88) |
« Par-delà »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
À propos d'À reboursde Huysmans : |
« Chronique »,Chroniques II(1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Le romancier moderne cherche avant tout à surprendre l'humanité sur le fait. Ce qu'il a donc intérêt à dégager d'abord dans toute action humaine, c'est le mobile initial, l'origine mystérieuse du vouloir, et surtout les déterminants communs à toute la race, les impulsions instinctives. […] Le romancier se trouve donc placé dans cette alternative : faire le monde tel qu'il le voit, lever les voiles de grâce et d'honnêteté, constater ce qui est sous ce qui paraît, montrer l'humanité toujours semblable sous ses élégances d'emprunt, ou bien se résoudre à créer un monde gracieux et conventionnel comme l'ont fait George Sand, Jules Sandeau et Octave Feuillet.» (p.98) |
« Les bas-fonds »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« La bas-fondmanie, qui sévit assurément, n'est qu'une réaction trop violente contre l'idéalisme exagéré qui précéda. […] l'étude unique et continue de ce qu'on appelle les bas-fonds serait aussi illogique que la représentation constante d'un monde poétiquement parfait. […] Donc, ne voir dans l'humanité qu'une classe d'individus (que cette classe soit d'en haut ou d'en bas), qu'une catégorie de sentiments, qu'un seul ordre d'événements, est assurément une marque d'étroitesse d'esprit, un signe de myopie intellectuelle. Balzac, que nous citons tous, quelles que soient nos tendances, parce que son génie était aussi varié qu'étendu, – Balzac considérait l'humanité par ensembles, les faits par masses, il cataloguait par grandes séries d'êtres et de passions. Si nous semblons aujourd'hui abuser du microscope, et toujours étudier le même insecte humain, tant pis pour nous. C'est que nous sommes impuissants à nous montrer plus vastes. Mais, rassurons-nous. L'école littéraire actuelle élargira sans doute peu à peu les limites de ses études, et se débarrassera, surtout, des partis pris. » (p.101-103) |
« Les subtils »,Chroniques II(1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Mais la recherche des seuls phénomènes psychologiques a préoccupé de tout temps les chercheurs. Jadis les philosophes avaient le monopole de ces études, qu'ils exposaient en des livres graves. Aujourd'hui, ce sont surtout les romanciers observateurs qui s'efforcent de pénétrer et d'expliquer l'obscur travail des volontés, le profond mystère des réflexions inconscientes, les déterminants tantôt plus instinctifs que raisonnés, et tantôt plus raisonnés qu'instinctifs […]. Les uns, qui sont purement des objectifs, au lieu de mettre à jour la psychologie des personnages en des dissertations explicatives, la font simplement apparaître par leurs actes. Les dedans se trouvent ainsi dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation psychologique. Les autres, comme M. Paul Bourget, font pour ainsi dire la géographie morale des gens qu'ils présentent au lecteur et ils entrent jusqu'au profond de leur âme pour dévoiler les mobiles de leurs actions. On pourrait appeler ceux-ci des métaphysiciens, et ceux-là des metteurs en scène. Mais il faut encore distinguer parmi les romanciers deux grandes tendances générales. L'une qui pousse les analystes à simplifier l'âme humaine observée ; à faire, en quelque sorte, la somme des nuances de même nature pour frapper le lecteur par un trait typique, par une note unique et caractéristique ; l'autre qui les détermine au contraire à saisir et à montrer une à une les plus vagues, les plus fugitives sensations de la pensée, les plus obscures évolutions de la volonté, à ne négliger aucun détail d'aucune nature, aucune nuance d'aucune sorte. Ces derniers auraient donc, au contraire, une propension à compliquer. On pourrait les appeler les subtils. […] Parmi les écrivains classés dès aujourd'hui comme des maîtres (je ne parle que des observateurs artistes), Flaubert représente parfaitement le type du romancier essentiellement objectif, tandis que les frères Goncourt sont des subtils. » (p.394-395) |
« Question littéraire »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
«Don Quichotte, ce roman des romans, est une oeuvre d'imagination, et, bien que traduit, il nous donne la sensation d'une merveille d'art inestimable.Gil Blasest une oeuvre d'imagination,Gargantuaégalement, et aussi l'adorable livre de Gautier,Mademoiselle de Maupin. Et ils vivront éternellement, parce qu'ils sont animés de ce souffle qui vivifie. En dehors de l'art, pas de salut. L'art, est-ce le style ? dira-t-on. Non assurément, bien que le style en soit une large partie. Balzac écrivait mal ; Stendhal n'écrivait pas ; Shakespeare traduit nous donne des soulèvements d'admiration. L'art, c'est l'art, et je n'en sais pas plus.Opium facit dormire quia habet virtutem dormitiviam. L'art nous donne la foi dans l'invraisemblable, anime ce qu'il touche, crée une réalité particulière, qui n'est ni vraie, ni croyable, et qui devient les deux par la force du talent. » (p.21-22) |
« En lisant »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Nous ne connaissons guère que deux romans du 18ème siècle :Gil Blaset Manon Lescaut. Tous deux sont baptisés chefs-d'oeuvre, bien que le second soit à mon avis incomparablement supérieur au premier, en ce sens qu'il nous renseigne sur les moeurs, les coutumes, la morale (?) et les manières d'aimer de cette époque charmante et libertine. C'est le roman naturaliste du temps. » (p.10) |
« Le fantastique »,Chroniques II(1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Nous avons rejeté le mystérieux qui n'est plus pour nous que l'inexploré. Dans vingt ans, la peur de l'irréel n'existera plus même dans le peuple des champs. Il semble que la Création ait pris un autre aspect, une autre figure, une autre signification qu'autrefois. De là va certainement résulter la fin de la littérature fantastique. […] Quand l'homme croyait sans hésitation, les écrivains fantastiques ne prenaient point de précautions pour dérouler leurs surprenantes histoires. Ils entraient, du premier coup, dans l'impossible et y demeuraient, variant à l'infini les combinaisons invraisemblables, les apparitions, toutes les ruses effrayantes pour enfanter l'épouvante. Mais, quand le doute eut pénétré enfin dans les esprits, l'art est devenu plus subtil. L'écrivain a cherché les nuances, a rôdé autour du surnaturel plutôt que d'y pénétrer. Il a trouvé des effets terribles en demeurant sur la limite du possible, en jetant les âmes dans l'hésitation, dans l'effarement. […] L'extraordinaire puissance terrifiante d'Hoffmann et d'Edgar Poe vient de cette habileté savante, de cette façon particulière de coudoyer le fantastique et de troubler, avec des faits naturels où reste pourtant quelque chose d'inexpliqué et de presque impossible. » (p.256-257) |
« Émile Zola »,Chroniques II(1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Zola est, en littérature, un révolutionnaire, c'est-à-dire un ennemi féroce de ce qui vient d'exister. […] Élevés dans le romantisme, imprégnés des chefs-d'oeuvre de cette école, tout secoués d'élans lyriques, nous traversons d'abord la période d'enthousiasme qui est la période d'initiation. Mais quelque belle qu'elle soit, une forme devient fatalement monotone, surtout pour les gens qui ne s'occupent que de littérature, qui en font du matin au soir, qui en vivent. Alors un étrange besoin de changement naît en nous ; les plus grandes merveilles même, que nous admirions passionnément, nous écoeurent parce que nous connaissons trop les procédés de production, parce que nous sommes du bâtiment, comme on dit. Enfin nous cherchons autre chose, ou plutôt nous revenons à autre chose ; mais cet “autre chose” nous le prenons, nous le remanions, nous le complétons, nous le faisons nôtre ; et nous nous imaginons, de bonne foi parfois, l'avoir inventé. C'est ainsi que les lettres vont de révolution en révolution, d'étape en étape, de réminiscence en réminiscence ; car rien maintenant ne peut être neuf. MM Victor Hugo et Émile Zola n'ont rien découvert. » (p.311-312) |
« Romans »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Oh ! je ne nie point qu'on ait souvent abusé de la description à outrance ; je ne conteste pas qu'on ait fait souvent le principal de l'accessoire ; je ne mets pas en doute que la psychologie soit la chose essentielle des romans vivants, mais je crois que retrancher la description de ces ouvrages, ce serait supprimer l'indispensable mise en scène, en détruire la vraisemblance palpable, enlever tout le relief des personnages, leur ôter leur physionomie caractéristique, et négliger volontairement de leur donner le fameux coup de pouce artistique. Ce serait, en un mot, supprimer tout le travail de l'artiste pour ne laisser subsister que la besogne du psychologue. Dans tout roman de grande valeur il existe une chose mystérieusement puissante : l'atmosphère spéciale, indispensable à ce livre. Créer l'atmosphère d'un roman, faire sentir le milieu où s'agitèrent les êtres, c'est rendre possible la vie du livre. Voilà où doit se borner l'art descriptif ; mais sans cela rien ne vaut. Voyez avec quel soin Dickens sait indiquer les lieux où s'accomplit l'action. Et il fait plus que les indiquer, il les montre, les rend familiers, rendant ainsi plus vraisemblables, nécessaires même les péripéties du drame qui, exposé en un autre cadre, perdrait son relief et son émotion. Quant il nous présente un personnage, il le décrit jusque dans ses tics, dans les moindres habitudes de son corps, dans ses mouvements ordinaires ; et il insiste, il se répète. […] ce romancier a poussé aussi loin que possible l'art de donner une vie extérieure à ses figures, de les rendre palpables comme des êtres rencontrés, en poussant jusqu'à l'exagération ce besoin de détail physique. » (p.40-41) |
« À propos du peuple »,Chroniques II (1er mars 1882 – 17 août 1884), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Mais, si le peuple était capable de lire les romanciers, les vrais romanciers, il y pourrait trouver le plus utile des enseignements, la science de la vie. Tout l'effort littéraire aujourd'hui tend à pénétrer la nature humaine et à l'exprimer telle qu'elle est, à l'expliquer dans les limites de la stricte vérité. Quel service plus grand peut-on rendre à un pays que de lui apprendre ce que sont les hommes, à quelque classe qu'ils appartiennent, de lui apprendre à se connaître lui-même ? C'est là, j'en conviens, le moindre souci des romanciers. Ils s'adressent à la tête seule de la nation ; que les politiciens s'occupent du bas. » (p.275) |
« L'évolution du roman au XIXe siècle »,Chroniques III (26 août 1884 – 13 avril 1891), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Ce qu'on appelle aujourd'hui le roman de moeurs est d'invention assez moderne. Je ne le ferai pas remonter àDaphnis et Chloé, cette églogue poétique, sur laquelle s'extasient les esprits doctes et tendres qu'exalte l'antiquité, ni à l'ÂԱ, conte grivois, que refit en le développant, Apulée, ce décadent classique. Je ne m'occuperai pas non plus, dans cette très courte étude sur l'évolution du roman moderne depuis le commencement de ce siècle, de ce qu'on appelle le roman d'aventures, lequel nous vient du Moyen Age, et, né des récits de chevalerie, continué par Mlle de Scudéry, et plus tard modifié par Frédéric Souillé et Eugène Sue, semble avoir eu son apothéose dans ce conteur de génie que fut Alexandre Dumas père. […] De Lesage descend la lignée des fantaisistes spirituels qui, regardant le monde de leur fenêtre, un lorgnon sur l'oeil, une feuille de papier devant eux, psychologues souriants, plus ironiques qu'émus, nous ont montré, avec de jolis dehors d'observation et des élégances de styles, de fringantes marionnettes. […] De J-J. Rousseau descend la grande famille des écrivains romanciers-philosophes, qui ont mis l'art d'écrire, tel qu'on le comprenait autrefois, au service d'idées générales. Ils prennent une thèse et la mettent en action. Leur drame n'est pas tiré de la vie, mais conçu, combiné et développé en vue de démontrer le vrai ou le faux d'un système. Chateaubriand […], fut le grand continuateur du philosophe de Genève ; et Mme Sand a tout l'air d'avoir été le dernier enfant génial de cette descendance. […] Rêveurs, utopistes, poètes, peu précis et peu observateurs, mais prêcheurs éloquents, artistes et séducteurs, ces romanciers n'ont guère aujourd'hui de représentants parmi nous. Mais de l'Abbé Prévost nous arrive la puissante race des observateurs, des psychologues, des véritalistes. C'est avecManon Lescautqu'est née l'admirable forme du roman moderne. » (p.378-379) |
« Gustave Flaubert »,Chroniques III(26 août 1884 – 13 avril 1891), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
Sur Flaubert: |
« L'évolution du roman au XIXe siècle »,Chroniques III(26 août 1884 – 13 avril 1891),préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« C'est à Gustave Flaubert que l'on doit l'accouplement du style et de l'observation moderne. Mais la poursuite de la vérité, ou plutôt de la vraisemblance amenait peu à peu la recherche passionnée de ce qu'on appelle aujourd'hui le document humain. […] Les plus personnels des romanciers contemporains qui ont apporté dans la chasse et l'emploi du document l'art le plus subtil et le plus puissant sont assurément les frères de Goncourt. Doués, en outre, de natures extraordinairement nerveuses, vibrantes, pénétrantes, ils sont arrivés à montrer, comme un savant qui découvre une couleur nouvelle, une nuance de la vie presque inaperçue avant eux. […] Pour les débutants qui apparaissent aujourd'hui, au lieu de se tourner vers la vie avec une curiosité vorace […], ils ne regardent plus qu'en eux-mêmes, observent uniquement leur âme, leur coeur, leurs instincts, leurs qualités ou leurs défauts, et proclament que le roman définitif ne doit être qu'une autobiographie. […] Cette tendance vers la personnalité étalée – car c'est la personnalité voilée qui fait la valeur de toute oeuvre, et qu'on nomme génie ou talent – cette tendance n'est-elle pas une preuve de l'impuissance à observer, à observer la vie éparse autour de soi, comme ferait une pieuvre aux innombrables bras ? Et cette définition, derrière laquelle se barricada Zola dans la grande bataille qu'il a livrée pour ses idées, ne sera-t-elle point toujours vraie, car elle peut s'appliquer à toutes les productions de l'art littéraire et à toutes les modifications qu'apporteront les temps : un roman, c'est la nature vue à travers un tempérament. » (p.382-384) |
« Un empereur »,Chroniques III (26 août 1884 – 13 avril 1891), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Un romancier ne devrait lire que de la science, car, s'il sait comprendre, il apercevra par elle comment on sera, comment on pensera, comment on sentira dans cent ans. Les études et les découvertes d'Herbert Spencer, de M. Pasteur et quelques autres préparent à toutes les observations mieux que la lecture des plus grands poètes, car elles jettent nos esprits vers des hypothèses d'une réalité précise et inattendue qui seront demain des croyances, remplacées plus tard par d'autres. » (p.396) |
« Messieurs de la chronique »,Chroniques III(26 août 1884 – 13 avril 1891), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Le romancier a besoin de pénétration, d'idées générales, d'observation profonde et minutieuse des hommes, et surtout une suite sévère dans l'enchaînement des pensées et des événements d'où dépend la composition d'un livre. L'observation du chroniqueur doit porter sur les faits bien plus que sur les hommes, le fait étant la nourriture même du journal, et ce doit être encore bien plus de l'appréciation que de l'observation. […] Les qualités maîtresses du romancier, qui sont l'haleine, la tenue littéraire, l'art du développement méthodique, des transitions et de la mise en scène, et surtout la science difficile et délicate de créer l'atmosphère où vivront les personnages, deviennent inutiles et même nuisibles dans la chronique qui doit être courte et hachée, fantaisiste, sautant d'une chose à une autre et d'une idée à la suivante sans la moindre transition, sans ces préparations minutieuses qui demandent tant de peine au faiseur de livres. […] S'il fallait pousser plus loin cette analyse on remarquerait encore que le chroniqueur plaît surtout parce qu'il prête aux choses qu'il raconte son tour d'esprit, l'allure de sa verve, et qu'il les juge toujours avec la même méthode, leur applique le même procédé de pensée et d'expression auquel le lecteur du journal s'est habitué. Le romancier, au contraire, doit, tout en donnant à son oeuvre la marque de son originalité propre, se faire autant de tempéraments qu'il met en scène de personnes, il doit apprécier avec leurs jugements divers, voir la vie avec leurs yeux, donner le reflet des faits et des choses dans tous ces esprits contraires, différemment organisés suivant leur tempérament physique et les milieux où ils se sont développés.» (p.40-42) |
« Histoire de Manon Lescaut et du Chevalier des Grieux»,Chroniques III (26 août 1884 – 13 avril 1891),préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« Le corps de la Vénus de Milo, la tête de la Joconde, la figure de Manon Lescaut hantent notre âme et l'émeuvent, et vivront toujours dans le coeur de l'homme, et troubleront toujours tous les artistes, tous les songeurs, tous ceux qui désirent et poursuivent une forme entrevue et insaisissable. Les écrivains nous ont laissé seulement trois ou quatre de ces types de grâce qu'il nous semble avoir connus, qui vivent en nous comme des souvenirs, de ces visions si palpables qu'elles ont l'air de réalités. » (p.212-213) |
« La vie d'un paysagiste », Chroniques III (26 août 1884 – 13 avril 1891), préface d'Hubert Juin, Paris, UGE (10/18), coll. « Fins de siècles », 1980. |
« L'oeil, le plus admirable des organes humains, est indéfiniment perfectionnable ; et il arrive, quand on pousse, avec intelligence, son éducation, à une admirable acuité. […] Tout le combat terrible que Zola raconte dans son Œuvre admirable, toute cette lutte infinie de l'homme avec la pensée, toute cette bataille superbe et effroyable de l'artiste avec son idée, avec le tableau entrevu et insaisissable, je les vois et je les livre, moi, chétif, impuissant, mais torturé comme Claude, avec d'imperceptibles tons, avec d'indéfinissables accords que mon oeil seul, peut-être, constate et note ; et je passe des jours douloureux à regarder, sur une route blanche, l'ombre d'une borne en constatant que je ne puis la peindre. » (p.287) |