Edmond et Jules de Goncourt
(1822-1896); (1830-1870)
Dossier
Le roman selon les frères Goncourt
L'art du vrai : Les frères Goncourt et le roman, par Étienne Poirier, 14 septembre 2020 |
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L'histoire littéraire a principalement retenu la préface de Germinie Lacerteux pour situer la pensée du roman des frères Edmond et Jules de Goncourt. Publié en 1865 et considéré comme le premier ouvrage du mouvement naturaliste, le roman ne reçut toutefois que deux critiques élogieuses dans la presse, dont celle du jeune Émile Zola dans Le Salut public. Le futur romancier y écrit : « [l'oeuvre] contient, je l'avoue, des pages d'une vérité effrayante, les plus remarquables peut-être comme éclat et comme vigueur; elle a une franchise brutale qui blessera les lecteurs délicats. Pour moi, j'ai déjà dit combien je me sentais attiré par ce roman, malgré ses crudités, et je voudrais pouvoir le défendre contre les critiques qui se produiront certainement [1] ». Ce souci de vérité que relève Zola et dont se réclament les Goncourt dans la préface : « ce roman est un roman vrai [2] » est précisément à la base de toute leur réflexion sur la pratique du roman, et ce, pour l'ensemble de leur oeuvre.
Voici à quoi semble mener cette quête inlassable de la « vie vraiment vraie » dans le roman : au rejet du genre dans son ensemble. Si la conclusion est radicale, elle révèle plutôt l'importance de cette quête qui devient presque une obsession pour les frères. Dans la préface à leur premier roman qu'Edmond rédige en 1884 pour une réédition, il défend y trouver le même manque de rigueur que celui reproché à Maupassant : « au fond, la grande faiblesse du livre, veut-on la savoir? la voici : quand nous l'avons écrit, nous n'avions pas encore la vision directe de l'humanité, la vision sans souvenirs et réminiscences aucunes d'une humanité apprise dans les livres. Et cette vision directe, c'est ce qui fait pour moi le romancier original [4] ».
La méthode dont ils se réclament ne peut donc pas s'associer aux romans de gare plus légers et truffés de péripéties. Ce rejet de l'aventure culmine avec le désir de faire un roman qui soit de la « pure analyse » mais qui devrait porter, par le fait même, une autre dénomination que celle de « roman [14] ». Cela explique également, selon Edmond, pourquoi il leur est impossible de produire de nombreux romans :
Malgré les études sur nature et malgré les objectifs clairs que se fixent les romanciers, leur travail n'échappe pas à cette part d'imprévisible qui fait émerger le roman, ou le « livre d'imagination [36] », expression maintes fois répétée dans le Journal. Les romanciers se positionnent en effet d'abord comme des créateurs. Edmond écrit : « il y a chez moi une faculté tyrannique : l'enfantement continu, perpétuel, d'une conception portant le cachet de ma personnalité. Si, comme dans ce moment-ci, ce n'est pas un livre que je roule dans ma tête, ma pensée s'amuse, jour et nuit, de la plantation d'un jardin, de la formation d'un coin de verdure et de feuillée particulier [37] ». Un danger semble demeurer, cependant : il ne faudrait pas négliger, dans la création, cette quête du vrai. Ils écrivent : « le défectueux de l'imagination, c'est que ses créations sont rigoureusement logiques. La vérité ne l'est pas [38] ».
L'originalité des romanciers passe principalement par cette perspective unique, gage d'originalité. Cette remarque rejoint d'ailleurs les réflexions sur le rôle de la description, qui ne peut être considérée comme un simple procédé stylistique : « la description matérielle des choses et des lieux n'est point dans le roman, telle que nous la comprenons, la description pour la description. Elle est le moyen de transporter le lecteur dans un certain milieu favorable à l'émotion morale qui doit jaillir de ces choses et de ces lieux [47] ». De même, dans la préface de °ä³óé°ù¾±±ð, Edmond décrit le style comme moyen pour le romancier d'exprimer sa subjectivité :
Cette originalité n'est acquise qu'à la condition d'un travail important et souvent difficile sur l'oeuvre. La citation précédente, qui compare les romanciers à des ouvriers, fait écho à cette conception de l'artiste comme d'un travailleur acharné, image qui revient sans cesse dans leurs écrits. Ce rapport au travail dans la conception d'un roman n'est sans doute pas unique aux frères Goncourt, mais contribue néanmoins, selon eux, à singulariser leur oeuvre : « nos livres à nous, nous semblent bien écrits avec cela, mais encore avec ceci, - et c'est leur originalité, – avec nos nerfs et nos souffrances; en sorte que chez nous chaque volume a été une déperdition nerveuse, une dépense de sensibilité en même temps que de pensée [49] ». Le travail est synonyme de douleur pour les romanciers, qui comparent d'ailleurs fréquemment l'écriture à l'enfantement. La longue description de l'ébauche de Renée Mauperin dans le Journal fait preuve de ce rapport : « la peine, le supplice, la torture de la vie littéraire : c'est l'enfantement. Concevoir, créer : il y a dans ses deux mots pour l'homme de lettres un monde d'efforts douloureux et d'angoisses [50] ». Souffrant, le travail sur l'oeuvre en est un de réflexion, de gestation qui pousse à aller au fond de soi :
Il ne semble pas y avoir autre moyen de créer que par l'angoisse qui habite les romanciers. À propos de l'écriture des Frères Zemganno, Edmond écrit : « les lecteurs se plaignent des dures émotions que les écrivains contemporains leur apportent avec leur réalité brutale; ils ne se doutent guère que ceux qui fabriquent cette réalité en souffrent bien autrement qu'eux, et que quelquefois ils restent malades nerveusement pendant plusieurs semaines, du livre péniblement et douloureusement enfanté [52] ». Le romancier doit ainsi passer par un travail douloureux pour créer une oeuvre originale. [1] Émile Zola, « Germinie Lacerteux », dans Edmond et Jules de Goncourt, Germinie Lacerteux, édité par Nadine Satiat, Paris Garnier-Flammarion, 1990, p. 285. [2] Edmond et Jules de Goncourt, « Préface » dans Germinie Lacerteux, Paris, Charpentier, 1864, p. v. [3] Id., Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome huitième, 1889-1891, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1895, p. 56. [4] Edmond de Goncourt, « Préface » dans E. et J. de Goncourt, En 18…, Paris, Charpentier, 1885, p. x. [5] E. et J. de Goncourt, Journal, Tome neuvième, 1892-1895, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1896, p. 157. [6] E. de Goncourt, « Préface » dans Edmond et Jules de Goncourt, Renée Mauperin, édité par Nadine Satiat, Paris, Garnier-Flammarion, 1990, p. 281. [7] E. et J. de Goncourt, « Préface » dans Germinie Lacerteux, p. vi. [8] Ibid., p. vii. [9] Id., Journal, Troisième volume, 1866-1870, Paris, Charpentier, 1888, p. 245. [10] Ibid., Cinquième volume, 1872-1877, Paris, Charpentier, 1891, p. 222. [11] Ibid., Tome premier, 1851-1861, Paris, Charpentier, 1887, p. 350. [12] E. de Goncourt, « Préface » dans La Faustin, Paris, Charpentier, 1882, p. ii. [13] Id., « Préface » dans La Fille Élisa, Paris, Charpentier, 1877, p. vi. [14] Id., « Préface » dans °ä³óé°ù¾±±ð, Paris, Charpentier, 1884, p. iv. [15] E. et J. de Goncourt, Journal des Goncourt, Tome V, p. 62. [16] E. et J. de Goncourt., « Préface » dans Germinie Lacerteux, p. vi-vii. [17] E. de Goncourt, « Préface » dans Les Frères Zemganno, Paris, Charpentier, 1879, p. viii. [18]Ibid. [19] E. et J. de Goncourt, Journal des Goncourt, Tome I, p. 369. [20] Ibid., Deuxième volume, 1862-1865, Paris, Charpentier, 1887, p. 223. [21] Id., « Préface » dans Germinie Lacerteux, p. vi. [22] E. de Goncourt, « Préface » dans °ä³óé°ù¾±±ð, p. xiv. [23] E. et J. de Goncourt, Journal, Tome sixième, 1878-1884, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1892, p. 180. [24] Ibid. [25] Ibid., Tome VIII, p. 122. [26] Ibid., Tome I, p. 393. [27] E. de Goncourt, « Préface » dans La Faustin, p. i. [28] E. et J. de Goncourt, Journal, Tome I, p. 361-362. [29] Ibid., Tome II, p. 229. [30] Ibid., Tome septième, 1885-1888, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1894, p. 46. [31] Ibid., Tome VI, p. 28.. [32] Ibid., Tome III, p. 199. [33] Ibid., Tome II, p. 229. [34] Ibid., Tome III, p. 268. [35] Ibid., Tome I, p. 364. [36] Ibid., Tome V, p. 214, entre autres. [37] Ibid., Tome quatrième, 1870-1871, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1892, p. 241. [38] Ibid., Tome II, p. 219. [39] Ibid., p. 214. [40] Ibid., p. 15-16. [41] E. de Goncourt, « Préface » dans Les Frères Zemganno, p. xii. [42] E. et J. de Goncourt, Journal, Tome II, p. 187. [43] E. de Goncourt, « Préface » dans En 18…, p. ix-x. [44] E. et J. de Goncourt, Journal, Tome IX, p. 378. [45] Ibid., p. 379. [46] Ibid., Tome V, p. 121. [47] Ibid., Tome II, p. 281. [48] E. de Goncourt, « Préface » dans °ä³óé°ù¾±±ð, p. v-vi. [49] E. et J. de Goncourt, Journal, Tome III, p. 297. [50] Ibid., Tome II, p. 35. [51] Ibid., p. 36. [52] E. de Goncourt, « Préface » dans Les Frères Zemganno, p. xi-xii. [53] E. et J. de Goncourt, Journal, Tome I, p. 267-268. [54] Ibid., p. 147. [55] Ibid., Tome V, p. 214. [56] Ibid., Tome II, p. 67. [57] Ibid., Tome I, p. 358. [58] Ibid., Tome VII, p. 31. [59] Ibid., Tome VI, p. 313 [60] Ibid., Tome V, p. 302. [61] Ibid., p. 317. [62] Ibid., Tome III, p. 279. [63] Ibid., Tome VII, p. 202. [64] Ibid., Tome III, p. 263. [65] Ibid., Tome V, p. 260. [66] Ibid., Tome III, p. 190. [67] Ibid., Tome VIII, p. 274. [68] Ibid., Tome III, p. 237-238. |
Bibliographie
Ouvrages cités |
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Nous n'avons retenu que les préfaces des romans des frères Goncourt et des extraits de leur Journal. |
Préfaces : Goncourt, Edmond et Jules de, « Préface » de Germinie Lacerteux, Paris, Charpentier, 1864. Goncourt, Edmond de, « Préface » de Renée Mauperin, Paris, Garnier-Flammarion, 1990 [1875]. —â¶Ä”â¶Ä”, « Préface » de La Fille Élisa, Paris, Charpentier, 1877. —â¶Ä”â¶Ä”, « Préface » de Les Frères Zemganno, Paris, Charpentier, 1879. —â¶Ä”â¶Ä”, « Préface » de La Faustin, Paris, Charpentier, 1882. —â¶Ä”â¶Ä”, « Préface » de °ä³óé°ù¾±±ð, Paris, Charpentier, 1884. Journal : Goncourt, Edmond et Jules de. Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Premier volume, 1851-1861, Paris, Charpentier, 1887. —â¶Ä”â¶Ä”, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Deuxième volume, 1862-1865, Paris, Charpentier, 1887. —â¶Ä”â¶Ä”, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Troisième volume, 1866-1870, Paris, Charpentier, 1888. —â¶Ä”â¶Ä”, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome quatrième, 1870-1871, Paris, Charpentier, 1890. —â¶Ä”â¶Ä”, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome cinquième, 1872-1877, Paris, Charpentier, 1890. —â¶Ä”â¶Ä”, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome sixième, 1878-1884, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1892. —â¶Ä”â¶Ä”, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome septième, 1885-1888, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1894. —â¶Ä”â¶Ä”, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome huitième, 1889-1891, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1895. —â¶Ä”â¶Ä”, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome neuvième, 1892-1895, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1896. |
Citations
« Préface » de Germinie Lacerteux, Paris, Charpentier, 1864. |
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[...] Le public aime les romans faux : ce roman est un roman vrai. Il aime les livres qui font semblant d'aller dans le monde : ce livre vient de la rue. Il aime les petites oeuvres polissonnes, les mémoires de filles, les confessions confessions d'alcôves, les saletés érotiques, le scandale qui se retrousse dans une image aux devantures des libraires : ce qu'il va lire est sévère et pur. Qu'il ne s'attende point à la photographie décolletée du Plaisir : l'étude qui suit est la clinique de l'Amour. [...] Vivant au XIXe siècle, dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu'on appelle « les basses classes » n'avait pas droit au Roman ; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l'interdit littéraire et des dédains d'auteurs, qui ont fait jusqu'ici le silence sur l'âme et le coeur qu'il peut avoir. Nous nous sommes demandé s'il y avait encore pour l'écrivain et pour le lecteur, en ces années d'égalité où nous sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des catastrophes d'une terreur trop peu noble. Il nous est venu la curiosité de savoir si cette forme conventionnelle d'une littérature oubliée et d'une société disparue, la Tragédie, était définitivement morte ; si dans un pays sans caste et sans aristocratie légale, les misères des petits et des pauvres parleraient à l'intérêt, à l'émotion, à la pitié, aussi haut que les misères des grands et des riches ; si, en un mot, les larmes qu'on pleure en bas, pourraient faire pleurer comme celles qu'on pleure en haut. [...] Maintenant, que ce livre soit calomnié : peu lui importe. Aujourd'hui que le Roman s'élargit et grandit, qu'il commence à être la forme sérieuse, passionnée, vivante, de l'étude littéraire et de l'enquête sociale, qu'il devient, par l'analyse et par la recherche psychologique, l'Histoire morale contemporaine ; aujourd'hui que le Roman s'est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises. Et qu'il cherche l'Art et la Vérité ; qu'il montre des misères bonnes à ne pas laisser oublier aux heureux de Paris ; qu'il fasse voir aux gens du monde ce que les dames de charité ont le courage de voir, ce que les Reines autrefois faisaient toucher de l'oeil à leurs enfants dans les hospices : la souffrance humaine, présente et toute vive, qui apprend la charité ; que le Roman ait cette religion que le siècle passé appelait de ce vaste et large nom : Humanité ; — il lui suffit de cette conscience : son droit est là . |
« Préface » de Renée Mauperin, Paris, Garnier-Flammarion, 1990 [1875]. |
Et, il m'est donné seulement aujourd'hui, de prévenir le lecteur que l'affabulation d'un roman à l'instar de tous les romans, n'est que secondaire dans cette oeuvre. |
« Préface » de La Fille Élisa, Paris, Charpentier, 1877. |
[...] Ce livre, j'ai la conscience de l'avoir fait austère et chaste, sans que jamais la page échappée à la nature délicate et brûlante de mon sujet, apporte autre chose à l'esprit de mon lecteur qu'une méditation triste. Mais il m'a été impossible parfois de ne pas parler comme un médecin, comme un savant, comme un historien. Il serait vraiment injurieux pour nous, la jeune et sérieuse école du roman moderne, de nous défendre de penser, d'analyser, de décrire tout ce qu'il est permis aux autres de mettre dans un volume qui porte sur sa couverture : ɳٳܻå±ð ou tout autre intitulé grave. On ne peut, à l'heure qu'il est, vraiment plus condamner le genre à être l'amusement des jeunes demoiselles en chemin de fer. Nous avons acquis depuis le commencement du siècle, il me semble, le droit d'écrire pour les hommes faits, sinon s'imposerait à nous la douloureuse nécessité de recourir aux presses étrangères, et d'avoir comme sous Louis XIV et sous Louis XV, en plein régime républicain de la France, nos éditeurs de Hollande. |
« Préface » de Les Frères Zemganno, Paris, Charpentier, 1879. |
On peut publier des Assommoir et des Germinie Lacerteux, et agiter et remuer et passionner une partie du public. Oui ! mais, pour moi, les succès de ces livres ne sont que de brillants combats d'avant-garde, et la grande bataille qui décidera de la victoire du réalisme, du naturalisme, de l'étude d'après nature en littérature, ne se livrera pas sur le terrain que les auteurs de ces deux romans ont choisi. Le jour où cruelle que mon ami, M. Zola, et peut-être moi-même, avons apportée dans le peinture du bas de la société, sera reprise par un écrivain de talent, et employée à la reproduction des hommes et des femmes du monde, dans des milieux d'éducation et de distinction, — ce jour là seulement, le classicisme et sa queue seront tués. [...] Le Réalisme, pour user du mot bête, du mot drapeau, n'a pas en effet l'unique mission de décrire ce qui est bas, ce qui est répugnant, ce qui pue ; il est venu au monde aussi, lui, pour définir, dans de l'écriture artiste, ce qui est élevé, ce qui est joli, ce qui sent bon, et encore pour donner les aspects et les profils des êtres raffinés et des choses riches : mais cela, en une étude appliquée, rigoureuse et non conventionnelle et non imaginative de la beauté, une étude pareille à celle que la nouvelle école vient de faire, en ces dernières années, de la laideur. [...] Ce projet de roman qui devait se passer dans le grand monde, dans le monde le plus quintessencié, et dont nous rassemblions lentement et minutieusement les éléments délicats et fugaces, je l'abandonnais après la mort de mon frère, convaincu de l'impossibilité de le réussir tout seul… puis je le reprenais… et ce sera le premier roman que je veux publier. Mais le ferai-je maintenant à mon âge ? c'est peu probable… et cette préface a pour but de dire aux jeunes que le succès du réalisme est là , seulement là , et non plus dans le canaille littéraire, épuisé à l'heure qu'il est, par leurs devanciers. Quant aux Frères Zemganno, le roman que je publie aujourd'hui : c'est une tentative dans une réalité poétique. [...] Eh bien ! cette année, je me suis trouvé dans une de ces heures de la vie, vieillissantes, maladives, lâches devant le travail poignant et angoisseux de mes autres livres, en un état de l'âme où la vérité trop vraie m'était antipathique à moi aussi ! — et j'ai fait cette fois de l'imagination dans du rêve mêlé à du souvenir. |
« Préface » de La Faustin, Paris, Charpentier, 1882. |
Aujourd'hui, lorsqu'un historien se prépare à écrire un livre sur une femme du passé, il fait appel à tous les détenteurs de l'intime de la vie de cette femme, à tous les possesseurs de petits morceaux de papier, où se trouve raconté un peu de l'histoire de l'âme de la morte. |
« Préface » de °ä³óé°ù¾±±ð, Paris, Charpentier, 1884. |
[...] |
Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Premier volume, 1851-1861, Paris, Charpentier, 1887. |
Et nous restons sans lire, les yeux charmés, sur ces vilaines lettres de journal, où votre nom semble imprimé en quelque chose qui vous caresse le regard, comme jamais le plus bel objet d'art ne le caressera. Il reste à exprimer en littérature la mélancolie française contemporaine, une mélancolie non suicidante, non blasphématrice, non désespérée, mais la mélancolie humoristique : une tristesse qui n'est pas sans douceur et où rit un coin d'ironie. Les mélancolies d'Hamlet, de Lara, de Werther, de René même, sont des mélancolies de peuples plus septentrionaux que nous. (97) |
Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Deuxième volume, 1862-1865, Paris, Charpentier, 1887. |
Je m'aperçois tristement que la littérature, l'observation, au lieu d'émousser en moi la sensibilité, l'a étendue, raffinée, développée, mise à nu. Cette espèce de travail incessant, qu'on fait sur soi, sur ses sensations, sur les mouvements de son coeur, cette autopsie perpétuelle et journalière de son être, arrive à découvrir les fibres les plus délicates, à les faire jouer de la façon la plus tressaillante. Mille ressources, mille secrets se découvrent en vous pour souffrir. (5) |
Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Troisième volume, 1866-1870, Paris, Charpentier, 1888. |
Au fond, en tant que littérateurs, nous ne pouvons nous débarrasser de deux suspicions auprès du public : la suspicion de la richesse et de la noblesse. Et cependant nous ne sommes pas riches du tout, et si peu nobles. (70-71) |
Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome quatrième, 1870-1871, Paris, Charpentier, 1890. |
Il y a chez moi une faculté tyrannique : l'enfantement continu, perpétuel, d'une conception portant le cachet de ma personnalité. Si, comme dans ce moment-ci, ce n'est pas un livre que je roule dans ma tête, ma pensée s'amuse, jour et nuit, de la plantation d'un jardin, de la formation d'un coin de verdure et de feuillée particulier. À défaut de la création d'une pièce, de l'arrangement et de l'ameublement d'une chambre, réalisés dans les conditions d'un idéal artistique, que d'autres achètent chez leur tapissier. |
Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome cinquième, 1872-1877, Paris, Charpentier, 1890. |
Avec les années, le vide que m'a laissé la mort de mon frère, se fait plus grand. Rien ne repousse chez moi des goûts qui m'attachaient à la vie. La littérature ne me parle plus. J'ai un éloignement pour les hommes, pour la société. […] (43-44) |
Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome sixième, 1878-1884, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1892. |
En réfléchissant combien mon frère et moi, nous sommes nés différents des autres, combien notre manière de voir, de sentir, de juger était particulière, - et cela tout naturellement et sans affectation et sans pose – combien en un mot notre nous n'était pas une originalité acquise à la force du poignet, je ne puis m'empêcher de croire que l'oeuvre que nous avons produit, ne soit pas un oeuvre très différent de celui des autres. (27-28) |
Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome septième, 1885-1888, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1894. |
Oui, j'ose le dire, je n'admire que les modernes. Et, envoyant promener mon éducation littéraire, je trouve Balzac, plus homme de génie que Shakespeare, et je déclare que son baron Hulot produit sur mon imagination, un effet plus intense que le scandinave Hamlet. Cette impression peut-être, beaucoup la ressentent, mais personne n'a le courage de l'avouer – de l'avouer même à soi-même. (31) |
Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome huitième, 1889-1891, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1895. |
Mon fait est vraiment tout exceptionnel. J'ai 67 ans, je suis tout près d'être septuagénaire. À cet âge, en littérature généralement les injures s'arrêtent, et il en est fini de la critique insultante. Moi, je suis vilipendé, honni, injurié comme un débutant, et j'ai lieu de croire que la critique s'adressant à un homme ayant mon âge et ma situation dans les lettres, est un fait unique dans la littérature de tous les temps et de tous les pays. (14) |
Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome neuvième, 1892-1895, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1896. |
Oui, je le répète, à l'heure présente, la lecture d'un roman et d'un très bon roman, n'est plus pour moi, une lecture captivante, et il me faut un effort pour l'achever. Oui, maintenant j'ai une espèce d'horreur de l'oeuvre imaginée, je n'aime plus que la lecture de l'histoire, des mémoires, et je trouve même que dans le roman, bâti avec du vrai, la vérité est déformée par la composition. (33) |