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Dossier

Le roman selon Richard Millet

Le roman selon Richard Millet, par Thomas Mainguy, 1 décembre 2009

La part critique de l'oeuvre de Richard Millet dévoile une grande érudition littéraire en plus de faire apparaître que le premier combat de l'écrivain consiste à défendre ce qu'il nomme son « sentiment de la langue ». Aussi sa réflexion s'écarte-t-elle souvent du roman à proprement parler, genre qu'il pratique tout en s'en méfiant en raison de son caractère « hégémonique, inflationniste, un instrument de promotion sociale » (Millet, p. 39). La liste d'écrivains auxquels ils se réfèrent montre d'ailleurs que sa pensée puise à de multiples sources, des auteurs catholiques (Marcel Jouhandeau, Julien Green, Gerard Manley Hopkins, Paul Claudel) à ceux de la « désolation » et de l'ironie (Jorge Luis Borges, Vladimir Nabokov, Witold Gombrowicz, Franz Kafka, Louis-René des Forêts, Hermann Melville, Hugo von Hofmannsthal) en passant par les maîtres de la phrase (Bossuet, Chateaubriand, Marcel Proust, Michel Leiris, Claude Simon), sans oublier Saint-John Perse et Maurice Blanchot. Entouré par ces nombreuses figures, Millet exprime sa profonde solitude dans le monde littéraire contemporain, allant jusqu'à se proclamer, non sans chercher à provoquer,Le dernier écrivain.

Selon Millet, le roman, mais aussi bien l'oeuvre littéraire, doit d'abord et avant tout répondre à un besoin spirituel, ce dont les textes de Blanchot l'ont notamment convaincu. Faire une oeuvre, tout comme apprendre à connaître celles des autres, c'est vivre une aventure intérieure. Le choix de la vérité plutôt que de l'originalité comme moteur de l'écriture semble de ce point de vue logique, car en vertu de sa mission, le romancier doit révéler ce que l'obscénité du monde, son tissu de mensonges, maintient dans le secret. Tâche que le romancier se doit d'accomplir à distance de tout romantisme, de toute prétention à l'invention de formes qui est « un fantasme moderniste, ou un souci oulipien. » (Millet, p. 70) À la lumière de son engagement à rendre éloquente la réalité, Millet rapproche sa pratique de romancier de la symphonie musicale. L'analogie met en lumière son goût pour la grandeur, pour le récit vaste et déployé, conjuguant plusieurs voix et divers mouvements dans le but d'orchestrer les différentes tangentes qu'implique le récit. Il demeure toutefois pour lui que tout roman origine « des mots, d'un rythme, d'une image séminale, d'une phrase qui le hante longtemps » (Millet, p. 43), ce qui rappelle combien son oeuvre tient d'abord à un rapport opiniâtre à langue, à la forme, et moins à l'élaboration d'une intrigue narrative.

Ouvrage cité :

  • Richard Millet,Harcèlement littéraire, entretiens avec Delphine Descaves et Thierry Cecille, Paris, Gallimard, 2005.

Bibliographie

Ouvrages cités

Cette bibliographie, non exhaustive pour l'instant, rassemble des essais ainsi qu'un recueil d'entretiens où Richard Millet expose, entre autres, son rapport à la littérature, à la langue, au statut d'écrivain et au genre romanesque.  Les citations transcrites ne traitent donc pas toujours explicitement du roman, or elles aident toutes à saisir la pensée de cet écrivain qui ne peut se résoudre à réfléchir la littérature du seul point de vue des genres.

Entretien :

Harcèlement littéraire, Entretiens avec Delphine Descaves et Thierry Cecille, Paris, Gallimard, 2005.

Essais :

Accompagnement, Paris, P.O.L., 1991.

Le dernier écrivain, Montpellier, Fata Morgana, 2007.

Le sentiment de la langue, Paris, La Table ronde, coll. « La petite vermillon », 2003.

Le sentiment de la langue, Paris, La Table ronde, coll. « La petite vermillon », 2003.

Place des pensées. Sur Maurice Blanchot, Paris, Gallimard, 2007.

L'enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature, Paris, Gallimard, 2010.

Citations

Harcèlement littéraire, Entretiens avec Delphine Descaves et Thierry Cecille, Paris, Gallimard, 2005.

« Pour parler du roman, je me sens plus seul que jamais, loin de tout ce qui se dit et se fait, ne dialoguant plus, si j'ose dire qu'avec les héros qui m'ont aidé à être ce que je suis et que je ne cesse de relire. […] J'ai en outre la mauvaise habitude de me référer volontiers à des domaines romanesques, à d'autres arts, d'autres types de constructions qui nourrissent mon travail, notamment la musique, la musique contemporaine, la musique symphonique, la symphonie étant le genre musical qui se rapproche le plus du roman tel que je l'aime, tel que je le pratique […] ». (p. 31-32)

« Le formatage du roman suppose sa réduction à une intrigue. Il y aurait peut-être une sorte de glissement du roman vers ce sous-genre qu'est le roman policier dans lequel il y a quelque fois plus d'ambition quant à la construction que dans le petit roman purement littéraire. » (p. 42)

« Dans le roman tel que je l'aime, tel que je le pratique, la forme naît des mots, d'un rythme, d'une image séminale, d'une phrase qui me hante longtemps et qui est la clé secrète d'un roman. » (p. 43)

« Le mode d'être du roman, c'est la crise, chaque romancier se devant d'inventer sinon le roman, du moins quelque chose dans l'ordre du romanesque. Nous ne sommes pas nés de la dernière pluie. Nous venons è Proust, è Kafka, è Joyce, è Borges, è le Nouveau Roman. Nous ne faisons pas pour autant de la copie, ne cherchons pas à perpétuer des schèmes romanesques éculés, même en flirtant avec eux, ni à nous laisser aller à cette déperdition qui a lieu lorsque l'on fait une copie, et qui est à la base de toute entreprise de falsification. » (p. 44-45)

« Rendre compte du réel, oui, sans être sociologique. Rappelons-nous comment la sociologie, en tant que mauvaise conscience de gauche, hante le roman... » (p. 48-49)

« L'invention d'une forme est un fantasme moderniste, ou un souci oulipien. Pour moi, la forme est inventée par le rythme de la langue. » (p. 70)

« Nous sommes depuis longtemps sortis de l'innocence épique; nous sommes obsédés par l'essai dans le roman, autant que par ce qui est aujourd'hui impossible narrativement; et la dimension romanesque de l'essai, comme chez Borges, Citati, Calasso, nous séduit infiniment. Écrire un roman, aujourd'hui, c'est vivre d'une innocence perdue, et réfléchir sans cesse à la forme, de façon sans doute désespérée : tout se joue, pardonnez-moi de me répéter, dans la façon d'éviter les pièges de la narration à la troisième personne du singulier et du narrateur omniscient. C'est peut-être pourquoi je ne suis pas un grand lecteur de ces Viennois-là [Broch, Musil], ni de Kundera, chez qui je ne sens pas de style, ou alors une écriture qui met l'efficacité narrative au service d'une démonstration. » (p. 70)

« Le roman-essai est moins un genre qu'une tentation permanente : voyez Rabelais, Sterne, Balzac [...] je me demande s'il n'y a pas une lutte entre le narratif et l'essai, à l'intérieur du roman, qui empêcherait l'achèvement du roman-essai. Est-ce qu'il n'y aurait pas là, aussi, une volonté, un fantasme totalisant qui trouverait ses limites, tout en restant très littéraire et fécond ? » (p. 71-72)

« Tout roman n'a-t-il pas pour ambition d'être global dans sa volonté d'épuiser son objet ? Le roman a tendance à se réfléchir lui-même, d'où l'importance pour moi du choeur, qui suscite une sorte de dialogue narratif sans rapport avec la dimension événementielle. On assiste là à une redistribution du savoir à l'intérieur du roman, redistribution éclatée, mouvante, pleine d'incertitudes, qui est peut-être plus légère, [...] plus subtile que la répartition entre narration et essai telle qu'on la trouve chez Kundera, même si lui le fait de façon habile et plaisante. » (p. 73)

« Le temps n'est pas linéaire, c'est une boucle perpétuelle, un système de leitmotive; et ce qui m'intéresse dans ces motifs récurrents, c'est ce qui dans la répétition se perd ou se recrée, s'enchevêtre, se noue de façon parfois inextricable. Cette déperdition, cette recréation, cet inextricable dont les voix narratives et la multiplication des points de vue sont porteurs me semblent une des conquêtes du roman moderne, en tout cas une des choses sur lesquelles j'aimerais travailler. » (p. 82)

« Quand je parle d'un jeu avec les formes traditionnelles du roman, je pense plutôt au récit, disons le récit gidien tel qu'il a été hérité de la tradition psychologique. Ce type de récit est toujours actif, me semble-t-il; il est même le lieu d'expériences narratives souvent plus convaincantes que le roman proprement dit : c'est la lignée qui va d'Eugénie de Franval à Bataille, du Dostoïevski du Sous-sol à Des Forêts, de Bartleby à Blanchot... Je jouais avec ce type de récit; c'était, pour moi, une façon de m'inscrire dans une lignée sans m'y enfermer; c'était aussi jouer avec l'autobiographie masquée. » (p. 98)

« Un personnage de roman nous force, s'il a trouvé sa cohérence, à le considérer comme un être sinon vivant, du moins logique et mystérieux à la fois, avec lequel on vit, dans cette vérité ambiguë qui est le mode d'être de la littérature. » (p. 118)

Le dernier écrivain, Montpellier, Fata Morgana, 2007.

« Je me méfie de la poésie ailleurs que dans la prose. La France, d'ailleurs, depuis Du Bouchet, ne compte pour ainsi dire plus de ces grands plieurs de langue qu'on appelle des poètes et qu'il faut sans doute aujourd'hui chercher chez les prosateurs, les essayistes, les philosophes, de la même façon que deux des plus grands romanciers du vingtième siècle ont été Claudel et Saint-John Perse. » (p. 23)

« Jamais je n'ai écrit sans l'opiniâtre et exigeante conscience que j'ai de ma langue et que j'ai appelée ailleurs sentiment de la langue. Une conscience qui est sans doute ma seule éthique immédiate : l'écriture comme accomplissement moral, déploiement de l'histoire de la langue tout entière, y compris dans ces grandes “irrégularité de langage” qui portent au plus haut la contradiction entre la tradition, l'histoire des formes, et ce qui les condamne, les pervertit, les épuise en un formidable appel de sens qui est le mode d'existence de la littérature […] ». (p. 29)

Le sentiment de la langue, Paris, La Table ronde, coll. « La petite vermillon », 2003.

« Nous venons è (è Borges, Blanchot, des Forêts). Nos livres nous façonnent bien plus que nous ne les façonnons. Nous cherchons obstinément une langue où mourir — quelques mots, pages, écrits qui nous séparent encore de notre mort. Toutes nos heures à cela sont vouées : nous passons un tiers de notre vie à reposer, un autre à écrire et le dernier à nous plaindre de ce que nous ne savons pas ne pas écrire. Comme tout le monde, d'ailleurs, nous ne faisons rien d'autre que de laisser plus ou moins de bruyant silence entre la mort et nous. » (p. 23)

« Dans l'amour de la langue il n'est d'autre progrès que celui de cette maladie qui met à nu le langage. Et pourtant, au plus fort de la crise, je revendique hautement le chant des subjonctifs, la respiration douce du point-virgule, la modulation des subordonnées. Qui bâtit encore, aujourd'hui, des phrases, è Leiris ou Claude Simon ? Qui ressourcera le langage au rare, à l'ancien, aux sens reculés, è Claudel et Saint-John Perse. » (p. 30-31)

« J'écris pour essayer d'entendre la langue française : c'est une tâche sans fin, presque désespérée. Il arrive que des écrivains de langue française, venus d'ailleurs, me la fassent entendre un peu par un jeu subtil de différences. Je ne crois pourtant pas à une pluralité de langues françaises mais à maints particularismes venant nourrir (parfois sauvagement et heureusement) un tronc commun, un fleuve dérobé aux sabirs et aux académismes, au désespoir comme à l'opportunisme. » (p. 39)

« Le sentiment de l'imposture n'a d'égal que celui de la langue, qui en serait l'épreuve positive. » (p. 77)

« Nous sommes trop souvent hors du monde. Écrire, c'est, dès lors, essayer d'établir d'improbables coïncidences avec la vie, ou réduire l'écart qui nous en sépare. Notre désespoir garde quelque complaisance : na savions-nous pas d'emblée que nous nous trouverions sur l'autre rive et que nous serions voués à regarder autrui s'éloigner avec un sourire d'ange ? Et si l'écrivain n'avait d'orphique que la situation d'Eurydice ? » (p. 81)

« Dans la solitude de l'écrivain — et sans revendiquer pour moi-même une distinction inopportune —, nul ne me paraît plus seul que le romancier — surtout par rapport aux nombreuses sectes, groupes, bancs poissonneux de poètes. Ce qui m'irrite chez maints poètes contemporains, c'est leur incapacité à n'être rien d'autre que "poètes", ne consommant que les écrits de leurs semblables, pour qui ils écrivent, en une sorte de frileuse autarcie, tout en ignorant, superbement, comme liés au poème par un voeu de chasteté, le romanesque. » (p. 85)

« Écrire ce n'est pas entrer dans le temps de la mort, mais accepter que l'individu en devienne la métaphore vive, frêle, interminable comme une è-midi sans vent. » (p. 92)

« Nous n'avons d'autre présent que ce passé vers quoi nous ne cessons de nous retourner pour nous assurer, tels des maniaques, qu'il n'est que le lointain horizon d'un futur improbable. » (p. 94)

Place des pensées. Sur Maurice Blanchot, Paris, Gallimard, 2007.

« À ces livres [Faux pas,La part du feux,Le livre à venir] je dois, également, la forme (une absence de forme déclarée qui n'est réductible à aucun genre — y compris le fragmentaire même), d'avoir surmonté dans certains de mes livres mon horreur du dissertatif et des lourdeurs de l'essai, et aussi d'avoir pu me trouver non pas quelque assurance mais de quoi combattre cette terrible impression d'impouvoir qui s'empare de moi dès lors qu'il s'agit de réfléchir sur la littérature non pas d'une façon générale (le général appartenant à la rhétorique de persuasion), mais à ce qu'est la littérature pour moi, sujet frémissant et témoin solitaire de l'effondrement de la littérature dans la négation de ses propres valeurs. » (p. 30-31)

« Nous sommes plutôt, écrivains venus è tant d'autres et de si nombreux désastres, des enfants de Bartleby, de lord Chandos, du Bavard : des fils impossibles, et des pères incertains, autant dire rien, et qui pourtant écrivent dans le mouvement de désolation qui est peut-être murmure d'une parole originelle et inaudible qu'on appelle littérature et qui nous porte vers l'absence de fin, laquelle se dérobe à nous tout en faisant surgir les conditions de l'apparition d'autrui, visage et parole l'un avec l'autre échangés de sorte que le fruit de la transaction relève moins du songe ou du désir que d'une immédiateté bouleversante ayant valeur de loi. Et ce n'est pas une des moindres questions que j'ai posée à la littérature que de savoir en quoi l'écriture et autrui s'excluaient sans doute l'un l'autre, écrire marquant la défaite de l'amour et l'amour réduisant l'écriture à un bruissement sur quoi le vivant établit son triomphe. » (p. 43)

« Je ne fais pourtant pas de la solitude une valeur suprême : la mienne est, comme pour tout homme, souvent plus subie que consentie, et les circonstances qui m'y ont conduit ne relèvent pas tout à fait de l'itinéraire de Blanchot; elle est cependant voulue et tenue, parce que plus que jamais nécessaire, et bien sûr scandaleuse : une solitude dépourvue d'amitiés, non communautaire [...], qui a lieu dans le lointain, l'a-socialité, une forme de marginalité, le scandale à quoi me condamne le Spectacle (le Festif, le Bien, la Marchandise, la Démocratie se retournant contre elle-même) et qu'il me faut penser comme scandale positif et non opprobre, afin de continuer à ne pas dévier de cette aventure intérieure qu'est l'écriture; si bien que, par retournement historique (bien plus que par ce qu'on avait coutume d'appeler une ironie de l'Histoire), écrire c'est affronter cette question : comment être seul ? Comment vivre aujourd'hui, une telle solitude qui suppose (comme pour Montaigne, Nietzsche ou Blanchot) l'éclat matinal du retrait, è un aventureux usage du monde ? » (p. 52-54)

« Un écrivain qui ne me parlerait ni de la mort, ni de la maladie, ni de la fatigue, ne saurait m'intéresser. Je laisse aux misérables romanciers contemporains les "problèmes d'aujourd'hui", c'est-à-dire la contribution à la perte du sens et à l'enténèbrement du monde, et aux sociologues en mal de romanesque politique le soin d'entériner l'extraordinaire mensonge qui fonde les sociétés modernes. Voilà le vrai nihilisme, lequel n'est pas la mort. La mort est ce qui me définit comme immortel tout en me faisant mourir, comme tout un chacun, suis-je tenté d'ajouter, mais bien plus que quiconque, et depuis toujours, me dis-je encore, avec l'orgueil de ceux qui souffrent et cherchent dans cet orgueil non les ressources de la vanité [...], mais de quoi s'écarter pour poursuivre une expérience qui se confond avec le fait même de vivre, et qui me fait continuer à vouloir regarder la mort en face, comme autrement le soleil au coeur de nuits terrifiées, lors de cette chute dans le temps qu'est la fin de l'enfance, alors que l'écriture (le souci d'écrire, à tout le moins) m'empêchait de sombrer tout à fait, de devenir fou, pour parler comme Bataille. » (p. 69-70)

L'enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature, Paris, Gallimard, 2010.

« “Il y a en effet un rapport obscur mais indéniable entre le dérèglement climatique et celui des langues — comme entre la surpopulation et cette fonte des glaces romanesques que j'appelle postlittérature, ou encore le corps mort du roman, fardé, apprêté pour le salon funéraire du divertissement : une momie qu'on mènerait à un bal désormais sans maître de cérémonie, et dansant la dernière valse en des costumes taillés selon les nouvelles normes éthico-juridiques.” » (f. 2, p. 15-16)

« La langue est aussi le lieu de la répudiation de toute spiritualité et du refus de cet héritage qu'on nomme littérature, au nom de l'affirmation de soi. L'ignorance de la langue en tant que gage d'authenticité : voilà un élément de l'esthétique postlittéraire. » (f. 3, p. 16-17)

« L'obscène accroissement de la production romanesque comme effet de la permissivité morale : jusque-là le roman avait pour principe de faire oublier la personne même de l'auteur ; dans la postlittérature, c'est le roman que fait oublier la liberté (ou le fantasme) de tout dire, ce qui ne peut avoir lieu sans la é de l'auteur, lequel lui donne l'allure d'un dérisoire service è-vente qui le place sous l'égide de leur saint patron : “l'illustre Gaudissart”. » (f. 11, p. 19-20)

« Quel Cervantès prendre à bras-le-corps la production romanesque contemporaine pour lui signifier son rang de “vieillerie poétique”, et faire rendre à la langue cette indigeste soupe dix-neuviémiste ? Ce Cervantès-là est-il déjà prévu, y compris comme instance absente et déjà discréditée, dans le programme de révisionnisme littéraire que la globalisation culturelle met en place au nom de droits de l'homme. » (f. 18, p. 23)

« Quelque chose de trop romanesque était déjà insupportable à Rabelais, Cervantès, à Sterne, comme il le sera à Flaubert, à Proust, à Joyce, à Claude Simon, à Thomas Bernhard : inévitable tradition antiromanesque comme seule voie d'actualisation du roman, ou bien signe que le roman porte en lui sa maladie, sa propre mort ? » (f. 24, p. 26)

« Ne peut-on dès lors pas penser que le roman est désormais, loin de ce que naguère, et régulièrement, on appelait, de façon rassurante, la “crise du roman”, ce qui doit s'inscrire hors genre — dans le dehors de tout genre, retrouvant dans cette extériorité les conditions de sa vérité ? » (f. 27, p. 28)

« Assigner au roman, comme le font les Anglo-Saxons et leurs imitateurs internationaux, une fonction purement narrative au détriment du style ou de l'introspection, n'est-ce pas entrer dans la même logique que le libéralisme économique, soit la primauté de l'échange commercial sur toute autre forme de rapports humains ? Je me rappelle une conversation avec A.S. Byatt où l'auteur de Possession […] me disait le peu d'estime qu'elle a pour la question du style, affaire somme toute si française que j'étais dès lors renvoyé à ma singularité scripturaire et nationale, c'est-à-dire à l'inaubilité de la littérature française dans le concert des langues. […] Conception si naïve […] qu'on est en droit de se demander si ce n'est pas là un des mots d'ordre de la postlittérature : la mort du style comme condition de l'écriture, ce qui nous fait passer du domaine esthétique à une espèce d'ontologie démocratique où l'on serait écrivain de fait — sinon de droit. » (f. 47, p. 39-40)

« Littérature et éthique : le lien existe surtout pour masquer, voire refuser, la dimension essentiellement profanatrice de l'écriture. » (f. 53, p. 43)

« L'impossibilité de trouver dans le roman contemporain un personnage type qui ne soit pas seulement un “anti-héros” mais qui devienne représentatif, exemplaire, cette impossibilité relève-t-elle de la “mort de l'Homme” ou bien de l'impouvoir, de la faillite du roman, qui a fait déchoir le personnage de son rang au profit de l'anonymat ou de l'interchangeabilité des hommes ? Faut-il voir dans le roman postlittéraire le lieu d'une indifférenciation comme solution finale de l'humanisme ? » (f. 56, p. 44-45)

« La fadeur syntaxique, notamment romanesque, qui s'est installée sur les ruines de l'ancienne rhétorique, entre les deux guerres mondiales, ne signale pas tant l'impossibilité de perpétuer l'immémorial accord entre l'homme et la langue comme fait de civilisation que la faillite de l'éducation, un défaut de transmission vite devenu refus d'un héritage désormais si lourd qu'il confine au sacré ; et maintenir la phrase française sur le lieu même de sa ruine est une tâche aussi vaine qu'héroïque, donc nécessaire : le refus de la fadeur comme réaffirmation du goût. » (f. 71, p. 53-54)

« Le deux ennemis du roman, le cinéma et la sociologie, sont en réalité ses complices, pour ne pas dire son accomplissement (son surmoi). Il en est un troisième : l'indéfectible confiance en son hégémonie postlittéraire qui, pour se perpétuer, n'a plus besoin de surveiller ses confins (l'idée même de frontière n'ayant plus cours), mais de se survivre comme idée grâce à une production dont la valeur n'a plus nulle importance. » (f. 77, p. 56)

« Ce qu'on appelle universellement littérature, aujourd'hui, n'est que la prépondérance glossolalique du roman tel que le XIXe siècle l'a fixé et qui se perpétue sous divers grimages, dont ceux d'une postmodernité qui se rêve post-postmoderne. D'une certaine façon, la littérature n'est donc plus que ce qui se dérobe à l'hégémonie romanesque, laquelle a sinon digéré, pour les annihiler, du moins intégré les autres genres au système par lequel elle préserve son hégémonie, par quoi tout ce qui est faux se donne pour vrai, le vrai même n'étant qu'une ruse du Diable. » (f. 83, p. 59)

« La modernité a suscité des personnages paradigmatiques, dépourvus d'identité sociale ou psychologique, et qui rejoignent les types classiques dans la négativité d'un contrepoint où ils nous donnent les dernières nouvelles de l' “homme” : Bartleby, Joseph K., Meursault, Molloy et tous les narrateurs sans nom : l'homme du souterrain dostoïevskien, celui de Paludes, le Bavard de Des Forêts, ceux d'Henri Thomas, et qui n'ont rien à voir, dan leur exemplarité tragique (une exemplarité sans éclat, anonyme, vidant tout symbole de son prestige), avec les fantômes d'humanoïdes, les jeux de rôles et les clones peuplant les romans postlittéraires, dont la principale caractéristique est qu'ils sont inexistant — l'inexistence étant la condition sous-humaine du personnage lorsque la littérature se voue elle-même au nihilisme par l'innombrable et l'indifférencié. » (f. 93, p. 63-64)

« Au fond, nous devrions nous réjouir que le cinéma nous débarrasse du roman, rendant la littérature à elle-même, c'est-à-dire au silence des langues. Or, il ne nous en débarrasse pas : l'ennui reste tapi dans les replis du temps comme mauvaise conscience, et le roman est hanté par le cinéma au point de se réduire à un scénario. Le roman postlittéraire n'est que du scénario potentiel : un passe-temps dégradé, qui cherche son salut par la nostalgie dans l'art qui l'a détrôné. » (f. 103, p. 68)

« Ce que j'appelle écriture est une épaisseur rythmée qui entretient avec le langage courant, communautaire, des rapports si contradictoires qu'elle en devient intenable. Le style serait, pour moi, la version rapide de l'écriture, ce qui n'a rien à voir avec l'élégance pleine de morgue qu'on veut lui attribuer. Écriture et style : les deux fils d'un même poignard. » (f. 113, p. 72)

« Écrire sur le Limousin, ce n'est pas déployer un discours sur la terre : on ne sait plus ce que c'est que la terre, ni la campagne française, occultées par l'écologie, toute vision de la ruralité étant d'emblée suspecte à la doxa, qui fait de l'étranger l'unique figure digne d'intérêt. […] Les paysans et les ruraux de Faulkner, de Caldwell, de Flannery O'Connor, de James Agee, de McCarthy, sont nobles ; ceux de la France ne sont que des ploucs, des bouseux, des sous-hommes littéraires, des oubliés du processus d'universalisation symbolique parisien. Mieux vaut naître ouzbek, kosovar, tchétchène ou maori pour parler de territoire : on se penchera sur vous avec une émotion touchant au ravissement. Cette bouffonne illustration du dicton selon lequel tout est meilleur dans l'assiette du voisin a cette conséquence inattendue qu'elle conduit le roman français dans les défilés étroits du formalisme ou du psychologisme, à quoi s'ajoute la conscience servile que les choses ont désormais lieu dans l'oeil du cyclone anglophone, écrire n'étant plus qu'une manière d'être américain par défaut, au sein de langues sourdes. » (f. 127, p. 79-80)

« La tragédie de la littérature moderne, dit Citati, c'est qu'elle est liée à la communication de masse — au journalisme, donc, et, puis-je ajouter, à sa nature essentiellement postlittéraire, puisque le journalisme est en concurrence avec le roman dans la falsification du monde. » (f. 138, p. 85)

« La presse s'extasie devant la beauté stylistique d'une romancière qui atteint sa maturité et dont il se murmure qu'elle a tout pour devenir la Toni Morrison française. Je vais y voir de plus près : ce qui peut passer pour de la belle langue n'est qu'une option plus ou moins classique, sinon académique, de l'énonciation ; en réalité, cette langue n'est pas syntaxiquement ni sémantiquement très sûre : les à-peu-près, les fautes, légères, y sont assez nombreux; le rythme n'y est qu'apparemment harmonieux ; et le style contient toutes les formules, sinon les tics, hérités des ultimes grands stylistes européens : Claude Simon, Thomas Bernhard, notamment, et aussi de moi, comme me le dit une amie professeur à la Sorbonne. C'est de la poudre aux yeux, ajoute-t-elle, le rétamage de la vielle casserole moderniste où mijote le brouet politiquement correct. » (f. 143, p. 87-88)

« Si le roman a commencé un jour, et a inauguré avec Cervantès les Temps modernes, il n'y a pas de raison pour qu'il ne s'achève pas, et même pour qu'il ne soit pas déjà fini, sa postérité n'étant ni la parodie ni sa perpétuation infernale mais le deuil magnifique qu'en mènent certains écrivains. Si, d'autre part, on peut avancer qu'il est né avec l'épopée, il reste à penser qu'il accouche infiniment de lui-même sous d'autres formes, quelque chose dont on n'a pas encore tiré leçon, depuis Proust et Musil, et qui mêlerait la chronique, le récit et l'essai. Il ne s'agit pas de soutenir que des choses se disent et se lisent “comme un roman”, mais de redéployer des narrations souveraines dont la puissance supplante le genre romanesque et qui se jouent dans l'épaisseur de la langue, promesse et récompense inscrites dans un parcours initiatique, comme chez Proust, Leiris, Simon ou Sebald. Il ne faut donc pas jeter la pierre au roman, comme Valéry ou Breton et la plupart des avant-gardes, mais constater que son pouvoir est désormais inopérant sur les meilleurs esprits. » (f. 173, p. 103-104)

« Le sens, nous le cherchons le plus souvent dans des genres extérieurs au roman. Un livre aussi inclassable qu'Éloge de l'ombre, de Tanizaki, suffit à nous représenter l'essence de la littérature comme civilisation de l'intériorité absolue. Et le théâtre, la poésie, les mémoires, les journaux intimes ? Ils me semblent aujourd'hui trop souvent affectés des mêmes maux que le roman, lorgnant même vers lui, tant de poètes et d'essayistes se donnant au roman comme une femme perdue à son palefrenier. C'est donc dans l'inclassable que nous cherchons notre voie : fragments, bref traités, aphorismes, carnets, lettres, encore qu'il y ait dans ces formes dites mineures, ou hors genre, la possibilité d'une doxa, le démon du Bien s'y glissant aussi sûrement que dans le roman, lequel pourrait en fin de compte devenir un lieu de subversion, raison pour laquelle quelques écrivains continuent d'en écrire, allant jusqu'au bout d'une immense fatigue. » (f. 203, p. 119)

« La dimension planétaire du mal, dont le roman est une des manifestations plus ou moins volontaires, doit être contestée de l'intérieur, c'est-à-dire par le roman lui-même ; non pas forcément en subvertissant un genre qui a connu toutes les grimaces de la possession et de l'exorcisme, mais en écrivant, en entreprenant sans relâche le récit par quoi se manifeste la vérité, dans l'accroissement de la “pureté” du sens, comme eût dit Mallarmé. » (f. 266, p. 149-150)

« La mort du roman est proportionnelle au développement de la vitesse : là où la lenteur n'a plus cours, le roman est inutile, même par antiphrase. » (f. 292, p. 162)

« Le mot écriture, aujourd'hui, dans son acception barthésienne, ne veut plus dire ersatz de style, encore moins singularité moderniste, mais renoncement à la langue, non par écart (fondateur, lui, du geste littéraire), mais par misère : la misère comme illusion d'authenticité individualiste. » (f. 307, p. 169)

« Il suffit de lire quelques pages de Juan Carlos Onetti pour voir qu'on a affaire à un monde : celui de Santa Maria, peuplé de personnages étonnants, énigmatiques, déroutants. […] Voilà un écrvain qui sait réunir dans la même phrase le visible et le sonore, qui a autant de vue que d'oreille, le tout sur un arrière-fond d'ironie souveraine. » (f. 332, p. 181)

« Il faut un certain degré d'innocence pour lire un roman. Je ne le possède peut-être plus : l'âge, la déception, l'expérience éditoriale et, plus encore, ce moment où tout écrivain, tout artiste finit par ne plus s'intéresser qu'à son propre travail en se retournant contre son art, seule façon d'espérer renouer avec la ferveur insensée des débuts, la sachant impossible mais trouvant dans cette impossibilité la condition désespérée de l'innocence. » (f. 377, p. 203)

« Si le roman manque la vérité parce que (comme le suggérait déjà Blanchot, il y a cinquante ans) la Technique a transformé les modes de divertissements au point de le rendre inutile, alors le temps du roman peut commencer vraiment, contre le roman lui-même, par exemple sous la forme du récit — lequel, selon Blanchot, “commence où le roman ne va pas”, et se manifeste comme autant d'incisions dans le tissu mensonger qui se donne aujourd'hui pour le réel : trouer la toile, déchirer le voile, souffler dans les interstices, retourner le gant du passé pour en montrer l'actualité profonde, voilà la tâche de l'écrivain. » (f. 405, p. 216)

« L'indication “roman”, la photo putassière de l'auteur, la déclinaison des éloges fournis par une presse stipendiée, tout ça est à ce point malséant, répugnant, obscène, même, qu'on souhaite voir le feu du Ciel s'abattre sur le milieu prétendu littéraire, nous laissant, nous autres écrivains, dans la solitude du témoin pour qui nul lecteur ne témoignera. » (f. 535, p. 270)

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