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Photo de Paul AusterPaul Auster

(1947-...)

Dossier

Le roman selon Paul Auster

Paul Auster et le roman de l'expérience intérieure, par Luba Markovskaia, 22 mai 2016

Chaque roman de Paul Auster est une invitation à pénétrer dans l'atelier du romancier. Ses personnages principaux sont souvent des auteurs et ses livres regorgent de métaphores de l'écriture et d'éléments matériels propres au travail de l'écrivain : carnets, machines à écrire, stylos… Il faut dire qu'Auster tient particulièrement à son rituel de création et n'hésite pas à le divulguer en entrevue : un premier jet écrit au stylo-plume dans un carnet (et non sur des feuilles éparses; un carnet – rouge, idéalement, et à carreaux – est un monde, une « chambre »), puis un second jet retravaillé et transcrit sur sa fameuse Olympia, immortalisée dans le livre The Story of My Typewriter (2002), illustré par le peintre Sam Messer. Le geste de retaper cette seconde version à la machine est pour Auster une manière de faire passer son texte dans son corps, dans une sorte d'épreuve de la frappe, plutôt que du gueuloir.

Sur sa fidèle dactylo, Paul Auster a écrit une quinzaine de romans, plusieurs essais, trois autobiographies, cinq scénarios de films et un roman policier publié sous pseudonyme. Il a aussi écrit de la poésie et traduit de nombreux auteurs français, dont Blanchot, Mallarmé, Sartre, Char, Joubert, Tzara, Desnos... Pour le jeune auteur qu'il était alors, la traduction a été une forme « d'apprentissage littéraire », une école d'écriture. Cela dit, s'il admire les poètes et écrivains français (il a créé une anthologie de la poésie française du XXe siècle pour Random House en 1982), les influences qu'il cite sont surtout des écrivains américains du XIXe siècle : Herman Melville, Nathaniel Hawthorne, Walt Whitman, Edgar Allan Poe, Henry David Thoreau… Pour parler d'un procédé romanesque qu'il affectionne, la digression, il mentionne souvent Tristram Shandy de Lawrence Sterne et Don Quichotte de Cervantès, son « roman préféré », comme il le confie à Michel Biron et à Jean-François Chassay dans un entretien accordé lors de son passage à Montréal. Le romancier semble cependant distinguer ses lectures marquantes (Kafka, Beckett, Montaigne…) de ses influences littéraires.

Depuis une quarantaine d'années, Paul Auster mène une réflexion soutenue sur le travail de l'écriture et sur les différentes formes que peut prendre le storytelling, puisque selon lui, l'être humain a avant tout un besoin primordial de fictions, de se faire raconter des histoires. Ces récits ont pris chez Auster la forme de films, de pièces de théâtre, de textes autobiographiques ou essayistiques, mais surtout de romans. Il a donné de nombreuses entrevues au cours de sa carrière, mais la plupart des citations de ce texte proviennent du livre La solitude du labyrinthe : entretiens avec Gérard de Cortanze, qui a le double avantage de rassembler en un seul lieu les réflexions du romancier et d'avoir été composé en français. En 1995 et 1996, Gérard de Cortanze rend visite à l'écrivain new-yorkais à plusieurs reprises pour l'interroger sur son travail et sur sa vie. L'édition de 2004 que j'ai utilisée est augmentée de questions subséquentes, posées notamment après les événements du 11 septembre 2001 qui ont ébranlé la ville – et la vie – de l'écrivain.

Un certain nombre d'idées reçues circulent sur Paul Auster : Auster l'écrivain de New York, Auster le cérébral, Auster « le plus européen des auteurs américains », Auster l'écrivain du hasard et du roman policier... Dans ses textes et ses entretiens, on rencontre un romancier conscient de ces étiquettes et du discours entourant son oeuvre, mais sceptique quant à leur bien-fondé et menant une réflexion autocritique nuancée et informée de lectures diverses. On rencontre aussi un écrivain dont la pensée sur le roman est précise et constante, ce dont témoigne le retour insistant de certaines formules dans ses réponses aux questions des critiques et des journalistes.

L'entrée dans le roman.

Paul Auster est entré « en littérature » par la voie de la poésie. Après quatre recueils de poèmes parus au cours des années 1970, le jeune écrivain d'à peine trente ans traverse ce qu'il décrit comme une terrible crise littéraire. N'arrivant plus à écrire une ligne, il se dit que sa carrière d'écrivain est terminée. Il émergera de cette période sombre avec un désir d'écriture renouvelé, mais désormais tourné vers la prose, dans ce qu'il appelle sa « première impulsion narrative » (p. 98) :

Très jeune, j'ai souhaité devenir romancier, écrire des histoires. Je me suis littéralement immergé dans la littérature, et plus particulièrement dans la poésie qui constitue la fondation même de toute littérature, de tout cet effort tendant à s'exprimer par les mots. Parallèlement, j'écrivais de la prose, mais sans que les résultats me satisfassent. Je gardais mes textes en prose dans mes tiroirs. Je ne sais pas pourquoi, mes poèmes me semblaient plus dignes d'être publiés… Vers trente ans, j'ai traversé une crise terrible. Je n'arrivais plus à écrire des poèmes. […] J'ai pensé que tout était fini pour moi, que je ne serais jamais un écrivain. […] Puis, je ne sais pas pourquoi, quelque chose s'est déclenché en moi : une nouvelle conscience, un nouveau désir d'écrire. Sous une forme différente : celle de la prose, et j'ai décidé de suivre cette impulsion, sans pour autant rompre totalement avec la poésie. […] Avec le recul, je peux affirmer que ma poésie est bien une part de moi-même que je ne renie pas. Elle est bien l'origine de ce que j'écris maintenant. (p. 97)

Si la poésie est pour Auster rien de moins que « la fondation même de toute littérature » et « l'origine » de son propre cheminement littéraire, c'est finalement le plaisir du récit qui l'emportera et qui donnera le ton à sa prolifique carrière de romancier.

Dans un entretien accordé au Paris Review, il décrit l'attitude qui a permis cette entrée dans le roman :

Je crois que cela s'est produit au moment où j'ai compris qu'il ne m'importait plus de fabriquer de la littérature. Je sais que cela paraît bizarre, mais à partir de ce moment, écrire est devenu pour moi une expérience d'une autre nature, et quand j'ai fini par repartir après être resté en rade pendant environ un an, les mots me sont venus sous forme de prose. La seule chose qui comptait était de dire la chose qui devait être dite. Sans se soucier des conventions préexistantes, sans s'inquiéter de ce à quoi cela ressemblait. C'était à la fin des années 1970 et je travaille dans cet état d'esprit depuis lors (Auster, 2016, p. 92).

Paul Auster prétend donc être devenu romancier lorsqu'il a cessé de se préoccuper de faire de la « Littérature ». Si la poésie est pour lui le fondement de tout effort littéraire, par la recherche du mot juste qu'elle suppose, le roman naît, toujours selon lui, lorsqu'on met de côté cet idéal et qu'on cherche à raconter une histoire, sans égard à la forme. Lorsqu'il écrit, Auster se dépeint, dans des termes plutôt flaubertiens, comme « [t]endu vers un effort : rendre [s]on style transparent. Écrire un livre en oubliant que sa matière est le langage… Cette nécessité, cet idéal poussent mes phrases ». (p. 104). L'idéal poétique est donc mis de côté au profit de l'idéal du prosateur, celui de raconter sans se soucier du langage.

L'écriture d'un roman est par ailleurs une entreprise qui s'inscrit dans le temps et dans la durée. Auster confie à Gérard de Cortanze que c'est aussi la naissance de son fils qui, en le propulsant dans le temps généalogique, lui a ouvert la porte du roman :

Dès lors qu'on devient père, on se place dans une lignée chronologique. On sent parfaitement, au plus profond de soi et immédiatement, qu'on appartient à une génération qui va passer, et qu'on devra, à un moment ou à un autre, céder la place à la prochaine. Vous êtes soudain propulsé dans une autre vision du temps. Vous appartenez à une nouvelle dimension du temps. Je crois que ce « placement » différent dans la temporalité déclenche la narration, la possibilité de raconter, car raconter est un événement qui ne peut avoir lieu que dans le développement du temps. (p. 218)

L'entrée dans le roman est donc une entrée dans le temps dans sa dimension humaine, historique. La poésie serait une sorte de préhistoire de l'écriture, avant que l'écrivain ne soit propulsé dans le temps long de la vie. C'est le temps qui permet de narrer une histoire, et le récit est le propre du roman. Dans un entretien avec Larry McCaffery et Sinda Gregory, il ajoute à cette réflexion sur la paternité et le temps du roman l'idée que les enfants empêchent de se prendre trop au sérieux et évoque une note qu'il avait reçue de Charles Simic à la naissance de son fils : « If I didn't have kids, I'd walk around thinking I was Rimbaud all the time ». La poésie est donc davantage associée au « sérieux de la jeunesse », rendu caduc par l'arrivée des enfants, qui précipitent l'entrée dans l'univers plus terre-à-terre du roman.

Cela dit, si Paul Auster décrit souvent ce passage de la poésie vers le roman comme le résultat d'une mort littéraire suivie d'une renaissance, dans certains entretiens, il concilie davantage les deux pratiques et parle d'un passage plus progressif vers la fiction. Il dit avoir écrit d'abord des poèmes denses, « comme des poings fermés », qui se sont progressivement ouverts vers des textes plus narratifs, en passant notamment par le théâtre et la critique littéraire. Il raconte aussi une épiphanie lors d'un spectacle de danse contemporaine, à la suite duquel il s'est mis à écrire un texte inclassable – ni poème ni roman – qui a rompu son silence littéraire. Son premier texte en prose, L'invention de la solitude, n'est d'ailleurs pas un roman. Bref, crise ou transition, épiphanie ou renaissance, la poésie et le roman sont pour Auster des vases communicants, deux faces d'une même médaille qui naissent d'un même besoin d'écrire, voire des mêmes idées, mais avec des voix distinctes :

L'origine est identique. Mais il y a des humeurs et des désirs différents. On pourrait dire que ces différences sont celles qui existent entre le chant et la narration. Un poème chante, un roman raconte. Les idées qui sous-tendent chacun peuvent être identiques mais les humeurs différentes. […] Je crois que je préfère raconter des histoires, être ce que les Latino-Américains appellent un « narrateur ». Le poète raconte, lui aussi, des histoires, mais je pense que le véritable narrateur, c'est le romancier. C'est le romancier qui raconte les histoires. J'éprouve un certain plaisir à conduire le lecteur là où je le souhaite, à lui faire découvrir des choses, à lui donner les clés qui vont lui permettre d'ouvrir des portes fermées. C'est moi qui indique le chemin, qui propose le voyage, qui fais le guide dans le labyrinthe du livre. (p. 221)

La naissance du romancier est donc avant tout celle du narrateur, celui qui prend le lecteur par la main et qui le guide dans son histoire. Prendre le parti du roman, c'est préférer au chant le récit.

Le romancier dans le labyrinthe.

Si le romancier guide le lecteur dans le labyrinthe du livre, il n'est pas entièrement maître de son récit : « [d]es faits, des idées, des histoires s'emparent de moi et je me contente de les suivre, sans comprendre vraiment » (p. 89). Paul Auster s'oppose à l'idée du romancier-marionnettiste qui décide entièrement du sort de ses personnages :

Je décide et cependant je ne me sens jamais comme un montreur de marionnettes. Je n'écris pas de cette façon. Je suis plutôt dans l'effort consistant à tenter de pénétrer quelqu'un d'autre. Le connaître, en percer les mystères, l'habiter, afin de le comprendre suffisamment et pouvoir suivre ses pensées et ses actions. Ce n'est pas ma volonté qui le guide mais la sienne qui m'oblige à le suivre. Pour moi, ce que j'appelle « l'honnêteté de l'écrivain » réside dans cet effort : comprendre, trouver une vérité dans ce que j'écris mais ne jamais manipuler. (p. 109)

Écrire un roman, pour Auster, c'est pénétrer dans la vérité intérieure d'un personnage, et c'est souvent ce dernier qui le guide sur la voie de celle-ci : « Les véritables maîtres d'un roman, ce sont les personnages. […] On pense trop souvent que le romancier est une sorte de dieu qui manipule des marionnettes. L'expérience de l'écriture ne relève jamais, chez moi, de cette catégorie : elle est une nécessité intérieure » (p. 110).

Dire des choses vraies tout en restant dans la fiction, c'est rechercher la vérité dans les gestes de ses personnages. Ils lui dictent le récit et le romancier transcrit leurs propos : « J'avais en effet l'impression que le livre existait “déjà” et que j'entendais la voix de Walt. C'est Walt qui a écrit le livre; je n'ai été qu'un scribe » (p. 91). L'écriture relève d'un besoin et d'une intuition, et le romancier est avalé par son texte : « On entre dans le texte qu'on écrit, on pénètre dans la page, un peu comme si on avait au préalable absorbé une poudre qui vous aurait rendu invisible » (p. 216). Le romancier disparaît donc derrière la volonté de ses personnages, et à force de chercher à les pénétrer, il se transmue en ceux-ci :

Comme tout romancier, je suis dans chacun de mes personnages. Mais j'ai l'intime conviction que ces gens existent par eux-mêmes, sont très différents de moi. […] Parfois, j'ai l'impression qu'écrire un roman, c'est être soi-même un acteur. On pénètre un autre personnage, un autre être imaginaire et on finit par devenir cet autre personnage et cet autre imaginaire. […] L'écrivain qui écrit des histoires et l'acteur qui joue partagent un même effort : pénétrer des êtres imaginaires, leur donner corps et vraisemblance, leur conférer un poids et une réalité. (p. 105)

Le romancier comme acteur, voilà une métaphore inhabituelle, me semble-t-il. Elle est également paradoxale : le romancier doit disparaître, comme s'il avait pris une potion d'invisibilité, mais il doit aussi incarner chacun de ses personnages. Le dévoilement de leur vérité intérieure relève pour Paul Auster d'une véritable éthique de l'écriture.

L'honnêteté romanesque.

Raconter « la vérité », guidé par la volonté de ses personnages, est pour Auster un impératif moral : « On cherche toujours à dire des choses vraies, à être le plus honnête possible. Lorsque vous écrivez, vous avez bien évidemment une sorte d'obligation morale » (p. 223). Dans cette affirmation, c'est sans doute le « bien évidemment » qui est l'élément le plus surprenant. Devant un discours plutôt généralisé sur l'absence de moralité dans l'art, Auster semble tenir pour évident l'aspect moral de la vocation d'écrivain. Cette idée d'honnêteté est essentielle chez lui et revient régulièrement dans son discours sur le roman. Son rapport à la fiction et à la réalité est assez particulier, comme en témoigne le livre The Red Notebook : True Stories, un recueil d'histoires vraies dont le point commun est la coïncidence, l'imprévu. Paradoxalement, ces « histoires vraies » représentent pour Auster un art poétique applicable au roman : s'inspirer de l'étrangeté de la vie réelle sans chercher à contrôler les événements pour qu'ils correspondent à l'idée qu'on se fait au préalable d'un récit, d'une histoire :

Je considère ces textes comme une sorte d'art poétique – mais sans théorie, sans bagage philosophique. Tant de choses étranges me sont arrivées au cours de ma vie, tant d'événements inattendus et improbables, que je ne suis plus certain de savoir ce qu'est la réalité. Tout ce que je peux faire, c'est parler des mécanismes de la réalité, rassembler les preuves de ce qui se produit dans le monde et essayer de les consigner aussi fidèlement que possible. J'ai recouru à cette approche dans mes romans. Ce n'est pas tant une méthode qu'un acte de foi : présenter les choses comme elle se sont vraiment déroulées, pas comme elles sont censées se dérouler ou comme nous aimerions qu'elles se déroulent. Les romans sont des fictions bien entendu et de fait ils racontent des mensonges (au sens le plus strict du terme), mais à travers ces mensonges, chaque romancier tente de révéler la vérité du monde. Prises dans leur ensemble, les petites histoires du Carnet rouge constituent une sorte de synthèse de la manière dont je vois le monde. La vérité brute sur le caractère imprévisible de l'existence.

Il y a toujours un glissement entre le fait vécu et le roman, la vie étant elle-même, selon Auster, formidablement romanesque. Les histoires vraies du Carnet rouge dévoilent l'étrange mécanique de l'existence au même titre que les romans, à la différence que cette « vérité nue », dans un roman, n'est pas une vérité empirique. Contrairement au Carnet rouge, où le récit d'événements vécus est à l'origine de la démarche, dans une sorte de dévoilement de la matière première de la fiction, les histoires des romans sont inventées, mais elles répondent tout de même à ce principe de vérité, à cet impératif d'honnêteté devant ce qui est inattendu et déroutant dans l'expérience humaine.

Dans l'introduction à l'édition de son projet radiophonique, le National Story Project, réalisé avec NPR, où les auditeurs lui envoyaient des histoires vraies qu'il lisait en ondes, il décrit ainsi les histoires qu'il recherchait :

What interested me most […] were stories that defied our expectations about the world. Anecdotes that reveal the mysterious and unknowable forces at work in our lives, in our family histories, in our minds and bodies, in our souls. In other words, true stories that sounded like fiction. […] Incredible plots, unlikely turns, events that refuse to obey the laws of common sense, more often than not, our lives resemble the stuff of eighteenth century novels.

Si nos vies sont comme des romans du dix-huitième siècle, le récit d'un fait vécu permet d'accéder à cette « réalité romanesque », ce qui se résume par une expression de The Invention of Solitude : « the anecdote as a form of knowledge », l'anecdote comme forme de connaissance. L'anecdote permet de découvrir l'invraisemblable de la vie, qui constitue le matériau de la vérité romanesque. Le même parti pris est à l'origine des « histoires vraies » et des romans : « la réalité est beaucoup plus étrange que la fiction ». Ainsi, le romancier doit dévoiler l'étrangeté de la vie dans ses histoires inventées, et pour ce faire, il doit examiner le caractère romanesque de l'existence. Dans ses romans, il doit demeurer fidèle à la mécanique qu'il a découverte dans les histoires vraies. Comme il l'exprime dans son entretien avec Larry McCaffery et Sinda Gregory, « [a]s I writer of novels, I feel morally obligated to incorporate such events into my books, to write about the world as I experience it – not as someone else tells me it's supposed to be. The unknown is rushing in on top of us at every moment. As I see it, my job is to keep myself open to these collisions, to watch out for all these mysterious goings-on in the world ». « L'obligation morale » du romancier est donc d'obéir à son expérience du monde et non aux formes de narration préexistantes. Selon Auster, le réalisme « traditionnel » s'éloigne en fait de la vérité de la vie en lui imposant un cadre préétabli.

La vérité romanesque n'a pas à être purement vraisemblable pour être vraie, puisque la vie elle-même est invraisemblable. Ainsi, Mr Vertigo, qui raconte l'histoire d'un personnage qui lévite, est un récit réaliste, selon les critères de Paul Auster : « Le seul élément qui ne soit pas “vraisemblable”, mais qu'on doit évidemment accepter, c'est la question de la lévitation. Ce fait admis, tout est vrai : la psychologie des gens, les références historiques, tout. Cette histoire, qui se déroule sur un fond de réalité, émerge littéralement du sol et de la vérité » (p. 103). La vérité du roman a donc un statut particulier chez Auster, puisqu'elle n'est pas proprement documentaire et peut même contenir des éléments surnaturels. Il reprend ainsi à son compte une expression employée par un journaliste danois pour caractériser Mr Vertigo, le « réalisme fantastique » : « Le journaliste a bien compris de quoi il s'agissait : le réalisme magique ne me concerne pas » (p. 103). Le réalisme fantastique est un courant artistique qui existe réellement, mais ce n'est visiblement pas à celui-ci que fait référence Auster lorsqu'il acquiesce aux propos du journaliste. De par son opposition au réalisme magique, il me semble qu'Auster se place du côté de Borges (une sorte de fantastique conceptuel et philosophique, qui reflète des éléments de la vie réelle) plutôt que de l'univers plus onirique d'un Garcia Marquez.

La vérité est toujours, pour Auster, à l'intérieur des choses, au-delà des apparences. C'est pourquoi il est nécessaire pour l'écrivain de plonger dans les profondeurs pour en exhumer la vérité du monde. Pour cette raison, il compare le travail du romancier à celui de détective :

Les deux métiers possèdent certains points communs. Il y a des similitudes dans les deux activités – écriture/filature. Chacun cherche une vérité, qui souvent se cache derrière les choses, et qu'il est difficile d'appréhender. L'écrivain, comme le détective, doit aller au-delà des apparences. C'est en ce sens que les romans policiers sont saisissants : le fait de vouloir découvrir une vérité répète le geste de l'écrivain. (p. 87-88)

En revanche, la vérité sociale n'intéresse pas Auster dans sa pratique du roman. En cela, il dit se distinguer de « la majorité des autres romanciers ». En effet, si Auster utilise de manière plutôt interchangeable les termes d'écrivain et de romancier et s'il parle volontiers de l'art d'écrire des romans, il lui arrive aussi de mettre le genre à distance, de se défendre de faire du « roman », c'est-à-dire, pour lui, du roman réaliste, voire sociologique :

Je dois constater que je ne me sens pas concerné par ce qui semble intéresser la majorité des autres romanciers. Je ne sais pas pourquoi. Je ne critique pas leurs efforts, ils sont tout à fait louables mais, le roman, en tant que recherche sociologique, n'a pas grand sens à mes yeux. Expliquer et décrire comment l'on vit et l'on meurt aujourd'hui ne m'intéresse pas. Dire quels sont les vins qu'on aime, quelles sont les cigarettes qu'on fume, les voitures qu'on conduit, les vêtements qu'on porte, tout ce foisonnement de détails liés à un moment historique donné – tout ce côté « roman réaliste » – me laissent froid. (p. 102)

Il est un peu étonnant que Paul Auster considère les « autres romanciers » comme des romanciers réalistes du XIXe siècle. Pourtant un grand lecteur de ses contemporains, il voit tout de même le roman comme un genre qui n'a pas échappé aux diktats du réalisme et qui décrit de manière documentaire la vie à une époque et un endroit donnés. Ainsi, il se dissocie de l'étiquette qui lui est le plus souvent apposée, celle de l'écrivain de New York : « je n'ai jamais considéré que j'étais un écrivain de New York […]. Je ne décris jamais la vie qu'on mène à New York. New York n'est qu'un site où les choses se passent. Ce qui est complètement différent chez Dickens : on peut dire de lui qu'il est l'écrivain de Londres ». (p. 154). Auster se défend de faire du roman sociologique, du roman réaliste et documentaire : « Je n'effectue que très peu de recherches. On ne trouve pas chez moi ce désir de recréer, coûte que coûte, du vécu. Mes livres viennent de mon imagination. Je n'entreprends jamais de reportage ». (p. 149). Le romancier n'est pas un reporter, mais un détective existentiel, celui qui va au fond des choses – comme le personnage de Quinn dans City of Glass –, car c'est le vécu intérieur qu'explorent les romans de Paul Auster.

Biographies intérieures.

La vérité qui intéresse le romancier, c'est celle du cours d'une vie humaine : « D'une certaine façon, la plupart de mes romans adoptent la forme de la biographie de quelqu'un. C'est le trajet global d'une vie qui m'intéresse. Non seulement les moments isolés, mais toute l'amplitude d'une vie, avec ses sinuosités, ses hauts et ses bas, ses ratures, ses hésitations, ses remords ». (p. 100). Mais ce trajet global de la vie n'a d'intérêt que s'il est vu de l'intérieur : « Mes livres ne sont pas des récits autobiographiques. Il s'agit de quelque chose de plus profond que cela. Ce ne sont pas les événements de surface qui comptent mais quelque chose de la structure de l'intérieur, de l'être profond, de l'inconscient. L'autobiographie touche à l'enveloppe, à l'extérieur. Ce qui m'intéresse, c'est le dedans » (p. 211). Ces biographies romanesques, ou « biographies imaginaires » (p. 101), pour reprendre le terme de Paul Auster, sont le résultat d'une quête pour révéler la vérité profonde des personnages : « La biographie n'existe pas sans l'intérieur. Ce que j'essaie de faire passer, dans les histoires que je raconte, c'est le sentiment nécessaire de la vie et de tout ce que cela implique » (p. 223).

Dans la biographie, Paul Auster se penche plus particulièrement sur les moments de crise, qui deviennent les moteurs du récit romanesque :

Chacun traverse, à un moment ou à un autre de sa vie, des moments de crise. Ces moments sont rares, « primaires », qui permettent que la vie change du tout au tout, subitement et durablement. Observer ces moments me fascine. Sans doute existe-t-il pour le romancier d'autres manières de procéder. Mais je dois avouer que tenter de comprendre ces instants de changement et de crise est une des choses qui, en tant que romancier, me passionne le plus au monde. (p. 226)

Les personnages austériens sont en effet des êtres en perte de repères (deuil, rupture, itinérance), ce qui les rend en quelque sorte ouverts, disposés à l'aventure romanesque, faite de contingences et de rencontres inattendues. Dans le trajet d'une vie, ce qui intéresse surtout Auster, ce sont les années de jeunesse, ce qui rapproche selon lui ses romans de la catégorie du Bildungsroman :

Quand je lis les biographies des gens célèbres, écrivains ou non, je suis toujours très intéressé par les chapitres consacrés à ce qu'ils étaient avant de devenir un personnage public. Les années de formation ont toujours quelque chose de passionnant. Dès que Churchill devient Churchill, il est moins intéressant. Quel chemin prend-on pour devenir soi-même… Peut-être est-ce à cause de cela que bon nombre de mes livres s'apparentent à ce qu'on appelait en Allemagne les romans de formation. (p. 103-104)

En ce sens, les trois autobiographies de Paul Auster (Hand to Mouth : A Chronicle of Early Failure1998,Winter Journal2012,Report from the Interior [2013] et même l'essai The Invention of Solitude [1982] sur la mort de son père) sont aussi des efforts dans cette voie, à la différence qu'elles plongent dans la découverte du devenir de l'auteur et non de personnages imaginaires.

On peut donc dire que la mécanique des « histoires vraies » et l'introspection autobiographique forment ensemble la matière des romans de Paul Auster. C'est là où le « report from the interior » se marie aux « reports from the front lines of personal experience », comme il décrit les histoires de son projet radiophonique. S'il n'entreprend jamais de reportage documentaire, le romancier puise ses récits dans deux réservoirs de l'expérience humaine : celui de l'intériorité et celui des histoires romanesques qui composent nos vies. À ces deux éléments structurels, on pourrait ajouter encore plusieurs obsessions : l'histoire américaine (surtout ses personnages singuliers, comme Thomas Edison et Walter Raleigh), les archétypes familiaux (la figure du père, notamment), la question de l'argent (héritage, pauvreté, itinérance) et le baseball, qui pourrait sans doute représenter à lui seul une voie d'entrée dans l'univers romanesque de Paul Auster pour un lecteur qui s'y connaîtrait suffisamment. Mais les éléments les plus fondamentaux de son art poétique supposent une plongée vers l'intérieur qui n'est possible selon lui que dans la narration romanesque. En effet, nous verrons que si, pour Paul Auster, qui a aussi écrit des scénarios et réalisé des films, tout médium est bon pour raconter une histoire, seul le roman permet d'atteindre la vérité intérieure dont la quête est à l'origine de son écriture.

Le roman et le cinéma.

Paul Auster a écrit et réalisé plusieurs films, et ces expériences sont déterminantes dans sa manière de penser l'écriture : « [é]crivain ou cinéaste, vous racontez toujours une histoire, mais les moyens sont tellement différents que les deux expériences ne peuvent être comparées » (p. 263). Malgré cette apparente impossibilité, Auster trace des parallèles intéressants entre les deux arts et les deux manières de raconter : « Il me semble que cette façon d'employer la cinématographie, la lumière, les mots, les acteurs, les scènes, n'est rien d'autre qu'une sorte de syntaxe. C'est comme lutter avec une phrase. Le désir est toujours identique : raconter une histoire. Les moyens sont différents mais le résultat est le même » (p. 265). Le cinéma et le roman ont un rapport différent aux images, qui pour Auster se joue dans la mémoire du lecteur ou du spectateur :

Je suis très frappé par le fait suivant : lorsque vous lisez un roman, vous êtes plongé dans un monde de mots. Une fois le livre terminé, et dans l'hypothèse où celui-ci vous a plu, où vous jugez qu'il requiert à vous yeux une importance fondamentale, vous en garderez un souvenir visuel. Vous ne vous souvenez pas de ses mots mais des images qu'il a suggérées. On voit des images, des personnages, des événements. On ne voit pas des mots mais ce que les mots disent. D'une certaine manière, la même expérience se reproduit avec le cinéma. Une fois sorti de la salle de projection, vous conserverez du film un ensemble d'images. Ce que je pourrais appeler « l'arrière-vie » d'un film ou d'un livre est plus ou moins la même chose. Avec le cinéma j'arrive, en quelque sorte, plus rapidement à l'image. Le grand danger vient du fait que l'image cinématographique passant tellement vite, on ne la retient que très rarement. (p. 265-266).

Auster a donc en tête un lecteur dont la mémoire est purement visuelle. Toutefois, il affirme que son écriture ne l'est pas : « Mon écriture n'est pas comparable au travail d'un peintre. Elle n'est pas visuelle mais plutôt intérieure » (p. 182). Le roman se transposerait donc en images dans la mémoire du lecteur, tandis que le cinéma produirait directement des images moins faciles à mémoriser à cause de leur rapidité. De plus, pour Auster, le roman, contrairement au cinéma, est « narration pure » :

Les romans sont pure narration ; les scénarios ressemblent au théâtre et, comme dans toute dramaturgie, les seuls mots qui comptent sont ceux des dialogues. Il se trouve que mes romans comportent en général peu de dialogues de sorte que pour pouvoir travailler au cinéma, j'ai dû apprendre à écrire d'une manière totalement nouvelle, m'enseigner à moi-même à penser en images et à mettre des mots dans la bouche d'êtres vivants.

Le travail cinématographique nécessite donc un ajustement de la part du romancier, qui travaille la narration plus que les dialogues. Mais la différence la plus importante est celle de la temporalité, de la manière d'exprimer le passage du temps. Pour cet aspect, l'écriture d'un scénario présente des possibilités plus restreintes que celle d'un roman, selon Auster :

L'écriture scénaristique relève d'une forme plus limitée que celle du roman. Elle a ses forces et ses faiblesses, certaines choses peuvent être faites et d'autres non. La temporalité, par exemple, fonctionne différemment dans un livre et dans un film. Dans un roman, une longue période de temps peut être concentrée en une seule phrase. « Chaque matin pendant vingt ans, je suis descendu au kiosque à journaux au coin de la rue et j'ai acheté un exemplaire du Daily Bugle. » Impossible dans un film. Vous pouvez montrer un homme en train de marcher dans la rue pour aller acheter un journal un jour donné, mais pas tous les jours pendant vingt ans. Les films se déroulent dans le présent. Même lorsque vous avez recours à des flash-back, le passé prend toujours la forme d'une autre incarnation du présent.

Le roman s'avère donc un genre plus adapté au récit d'un temps répétitif ou de celui du passé. Il permet la narration à l'imparfait, en quelque sorte, contrairement au cinéma. Les deux genres sont très distincts dans l'esprit d'Auster et une même histoire ne peut pas donner à la fois un scénario et un roman. Il raconte qu'il a tenté une seule fois de prendre la matière d'un film pour un sujet de roman (c'est le cas du roman The Music of Chance [1990], adapté pour le cinéma en 1993) et l'erreur monumentale que ce fut :

Pour la première fois dans ma vie d'écrivain, j'ai trahi mon instinct : cette histoire est bonne, me suis-je dit, scénario ou roman, peu importe… Quelle erreur! J'ai peiné sept mois sur un roman qui ne me satisfaisait pas. Trop d'éléments purement cinématographiques entraient en ligne de compte : la lumière bleue de la pierre, l'idée du film dans le film, etc. Autant d'éléments plus intéressants à voir qu'à raconter. (p. 261)

Si le cinéma exprime mieux les images purement visuelles et permet de mieux « montrer » que le roman, ce dernier permet d'atteindre ce qui importe le plus aux yeux de Paul Auster dans un récit : l'intériorité du personnage.

Immortalité du roman.

Devant les discours alarmistes sur la mort annoncée du roman, Paul Auster est catégorique : « Contrairement à ce que beaucoup de gens veulent croire, le roman est en pleine forme en ce moment, aussi vivant et vigoureux que jamais. C'est une forme inépuisable et peu importe ce qu'affirment les pessimistes, il ne disparaîtra jamais », déclare-t-il à Michael Wood. « Comment pouvez-vous en être aussi sûr? », s'étonne son intervieweur de ces propos sans appel. Auster répond avec une définition confiante et concise de l'art du roman : « Parce qu'un roman est le seul endroit sur cette planète où deux inconnus peuvent se rencontrer dans une intimité absolue. L'écrivain et le lecteur fabriquent ensemble le livre. Aucun autre art ne peut réussir cela. Aucun autre art ne peut saisir l'essence fondamentale de l'existence humaine » Si l'être humain a avant tout besoin qu'on lui raconte des histoires, sous quelque forme que ce soit, comme il le soutient dans son discours de réception du prix Prince des Asturies pour la littérature en 2006, le roman le fait d'une manière qui le distingue de toutes les autres formes de récit, par la voie de l'intériorité :

Quant à l'état du roman, à l'avenir du roman, je demeure plutôt optimiste. Les chiffres ne comptent pas quand il s'agit de livres – car il n'y a toujours qu'un seul lecteur, chaque fois un seul. Ce qui explique le pouvoir particulier du roman et ce pourquoi, à mon avis, jamais il ne disparaîtra en tant que forme artistique. Tout roman est une collaboration à parts égales entre l'écrivain et le lecteur, et c'est le seul endroit au monde où deux parfaits inconnus peuvent se rencontrer dans la plus grande intimité.

L'immortalité du roman tient aussi pour Paul Auster de l'extrême flexibilité du genre. Dans une entrevue vidéo, il répond aux déclarations de Philip Roth sur la mort du roman et formule une définition infiniment large du genre, qui ne serait qu'une histoire racontée à l'intérieur de la couverture d'un livre : « The novel is such a flexible form. It's not like a sonnet, it's not fixed, you can do anything you want with it. It's just a story that you tell within the covers of a book. But all bets are off, there are no rules and that's why I think the novel is constantly reinventing itself ».

Dans sa préface au livre La solitude du labyrinthe, Gérard de Cortanze écrit : « Paul Auster, c'est Jacques le Fataliste contre Zola : un écrivain de l'inexpérience et non du savoir, faisant de la littérature un mode de relation de l'homme avec le monde » (p. 11). J'avancerais plutôt que Paul Auster est un romancier de l'expérience. Comme il l'exprime lui-même, « [l]'oeuvre est une expérience et l'expérience naît d'un manque de savoir. Ce n'est pas le savoir qui donne le désir de la réaliser mais son contraire » (p. 183). Deux formes d'expérience guident l'écriture de Paul Auster : l'observation des contingences de l'existence humaine (the anecdote as a form of knowledge, l'anecdote comme forme de connaissance) et l'introspection. L'anecdote procure au romancier son savoir particulier sur le monde et l'entrée en soi lui donne accès à la vérité intérieure de l'être humain.

Ouvrages cités :

  • Paul Auster, La pipe d'Oppen, Paris, Actes Sud, 2016.
  • Paul Auster et Gérard de Cortanze, La solitude du labyrinthe : entretiens avec Gérard de Cortanze, Paris, Actes Sud, 2004.
  • Paul Auster, The Art of Hunger : Essays, Prefaces, Interviews, New York, Penguin Books, 1997.
  • Paul Auster, I Thought My Father Was God : And Other True Tales from NPR's National Story Project, New York, MacMillan, 2002.
  • The Paris Review, The Art of Fiction, « no 178 Paul Auster », .
  • Paul Auster, « I Want to Tell You a Story », The Guardian, novembre 2006, .
  • Paul Auster, « Entre le western et Kafka », Spirale, no 102, décembre 1990-janvier 1991, propos recueillis par Michel Biron et Jean-François Chassay, p. 12-23.
  • Paul Auster, « Why Roth is Wrong about the Novel », .
  • Paul Auster, entrevue accordée à Bernard Pivot à l'émission Apostrophes le 11 mai 1990, .

Bibliographie

Ouvrages cités

Paul Auster a donné de nombreuses entrevues au cours de sa carrière, mais la plupart des citations de ce texte proviennent du livre La solitude du labyrinthe : entretiens avec Gérard de Cortanze, qui a le double avantage de rassembler en un seul lieu les réflexions du romancier et d'avoir été composé en français. En 1995 et 1996, Gérard de Cortanze rend visite à l'écrivain new-yorkais à plusieurs reprises pour l'interroger sur son travail et sur sa vie. L'édition de 2004 que j'ai utilisée est augmentée de questions subséquentes, posées notamment après les événements du 11 septembre 2001 qui ont ébranlé la ville – et la vie – de l'écrivain.

Paul Auster et Gérard de Cortanze, La solitude du labyrinthe : entretiens avec Gérard de Cortanze, Paris, Actes Sud, 2004.

Paul Auster, The Art of Hunger : Essays, Prefaces, Interviews, New York, Penguin Books, 1997.

The Paris Review, The Art of Fiction no 178 : Paul Auster

Paul Auster, « I Want to Tell You a Story », The Guardian, novembre 2006.

« Entre le western et Kafka », Spirale, no 102, décembre 1990-janvier 1991, propos recueillis par Michel Biron et Jean-François Chassay, p. 12-23.

Citations

Paul Auster et Gérard de Cortanze, La solitude du labyrinthe : entretiens avec Gérard de Cortanze, Paris, Actes Sud, 2004.

Vous dites : « La plupart du temps, je ne me considère pas comme un romancier. » Vous êtes un raconteur d'histoires? Un narrador, comme on dit en espagnol – un narrateur?

Oui, c'est vrai, vous avez raison. Dans la phrase que vous citez, je fais référence à ma pratique du roman. Je dois constater que je ne me sens pas concerné par ce qui semble intéresser la majorité des autres romanciers. Je ne sais pas pourquoi. Je ne critique pas leurs efforts, ils sont tout à fait louables mais, le roman, en tant que recherche sociologique, n'a pas grand sens à mes yeux. Expliquer et décrire comment l'on vit et l'on meurt aujourd'hui ne m'intéresse pas. Dire quels sont les vins qu'on aime, quelles sont les cigarettes qu'on fume, les voitures qu'on conduit, les vêtements qu'on porte, tout ce foisonnement de détails liés à un moment historique donné – tout ce côté « roman réaliste » – me laissent (sic) froid. Parfois, il m'arrive d'aimer lire de tels livres, mais il me serait impossible de les écrire. Ce qui ne m'empêche pas de me sentir un écrivain « réaliste ». La vraie vie quotidienne m'intéresse énormément. On ne peut pas écrire que des livres abstraits. Cela ne présente aucun intérêt. Ni de les écrire, ni de les lire. Il faut s'atteler à des projets spécifiques. Plus le livre est spécifique, plus il devient universel. p. 102.

Mr Vertigo, je crois, est un livre réaliste. Le seul élément qui ne soit pas « vraisemblable », mais qu'on doit évidemment accepter, c'est la question de la lévitation. Ce fait admis, tout est vrai : la psychologie des gens, les références historiques, tout. Cette histoire, qui se déroule sur un fond de réalité, émerge littéralement du sol et de la vérité. Il ne s'agit pas, au sens propre du terme et presque péjoratif, d'un conte de fées. Ce livre, qui vient de paraître au Danemark, y a suscité notamment un article très intéressant qui pose la question suivante : peut-on écrire un livre réaliste fantastique? Le journaliste a bien compris de quoi il s'agissait : le réalisme magique ne me concerne pas. p. 103.

Ce sont des chaînes de contingences. Il y en a dans les histoires les plus imbéciles ou les plus simples… Les films d'aventures, par exemple… Que j'aime d'ailleurs… On est sur la falaise… En gros plan : les doigts de l'aventurier qui s'accrochent désespérément au rocher… Sans cette racine providentielle, le héros aurait déjà glissé dans le vide et serait mort, mais la racine était là et l'histoire peut continuer! C'est comme une métaphore de la vie. Certes, le romancier place et déplace les racines à loisir, mais ce n'est pas aussi simple. Je décide et cependant je ne me sens jamais comme un montreur de marionnettes. Je n'écris pas de cette façon. Je suis plutôt dans l'effort consistant à tenter de pénétrer quelqu'un d'autre. Le connaître, en percer les mystères, l'habiter, afin de le comprendre suffisamment et pouvoir suivre ses pensées et ses actions. Ce n'est pas ma volonté qui le guide mais la sienne qui m'oblige à le suivre. Pour moi, ce que j'appelle « l'honnêteté de l'écrivain » réside dans cet effort : comprendre, trouver une vérité dans ce que j'écris mais ne jamais manipuler. Vous vous souvenez de ce passage, dans La Musique du hasard, où Nashe vole les figurines… Eh bien, je vous jure qu'en écrivant, je n'avais pas ce vol dans la tête. Je me suis soudain trouvé propulsé au coeur de cette scène avec Nashe. Je le « voyais » se lever, aller dans la chambre et dérober les figurines. Évidemment, la décision d'écrire ou de ne pas écrire cette scène me revenait, mais elle fut prise après que j'eus éprouvé, de l'intérieur, l'expérience de Nashe. Nashe a d'abord volé, puis j'ai retranscrit le vol… C'est compliqué, n'est-ce pas? En fait, je veux dire qu'à ce moment précis, j'ai appris quelque chose de nouveau sur Nashe. Je me souviens qu'un producteur m'a téléphoné après avoir lu le livre. Il souhaitait en faire un film dans lequel il aurait donné une importance plus grande à Flower et à Stone. « On ne les voit pas assez, disait-il, il ne faut pas qu'ils disparaissent! » Je lui ai répondu qu'il était primordial qu'ils ne reviennent jamais, qu'ils restent une menace invisible et j'ai ajouté : « Je sens que je n'ai pas le droit de changer… » Il n'était pas convaincu : « Vous avez tous les droits! On peut faire n'importe quoi avec les personnages d'une histoire! C'est vous le maître! ». Il n'avait rien compris. Les véritables maîtres d'un roman, ce sont les personnages. Cette conversation avec ce producteur a été très instructive. On pense trop souvent que le romancier est une sorte de dieu qui manipule des marionnettes. L'expérience de l'écriture ne relève jamais, chez moi, de cette catégorie : elle est une nécessité intérieure. Pour écrire, il faut avoir lu beaucoup mais surtout beaucoup vécu. Le talent n'est pas ce qu'il y a de plus fondamental à l'écriture. L'indispensable est le désir, la volonté, le besoin d'écrire. p. 109-111.

La question des thèmes, des répétitions ou des obsessions, appartient au domaine des choses que je ne comprends pas… Sincèrement, si je comprenais tous ces mystères, je n'éprouverais pas le besoin de les écrire. Je suis obsédé par ce que je ne connais pas. Ces interrogations constituent la matière première de mon travail. p. 88.

J'écris très lentement. Ma tête, je crois, est trop active. Je ne suis pas dans la passivité. Chaque idée en déclenche des dizaines d'autres. Il me faut sans cesse me freiner, et retourner sans cesse à la ligne de la narration, et c'est parfois très compliqué. J'ai un esprit largement ouvert à la digression. Mon effort majeur consiste à ne pas y succomber! p. 95.

Certains éléments viennent directement de la vie – des éléments qui sont parfois des plus anodins. Le fait, par exemple, d'avoir travaillé huit mois au 25 de la 69e rue Est n'a d'importance que pour moi. Ce lieu me procure une certaine « vibration » personnelle. Cette adresse, je l'investis dans mon propre travail et lui donne une réelle ampleur […] Des canaux mystérieux font que moi, écrivain, je vais utiliser un détail qui peut paraître parfaitement inutile aux yeux des autres. Chaque écrivain, je pense, recourt, à un moment ou à un autre, à cette méthode d'écriture. Le seul livre pour lequel j'ai consciemment fait référence à un lieu précis, en effectuant pour cela un effort d'exactitude, c'est Léviathan. J'ai situé le roman, qui relève lui de la fiction pure, sur les lieux mêmes de sa rédaction. Quant à la chambre du narrateur, elle est celle qui était alors la mienne tandis que j'écrivais, physiquement, le livre. Ce qui, pour le lecteur, ne confère aucun « sens » supplémentaire. À mes yeux, il s'agissait d'une méthode de travail qui devait me permettre de m'impliquer davantage encore dans l'histoire. p. 169-170.

Beckett, dans son oeuvre, fait un nombre incroyable de références à des noms existants, des prénoms de personnes réelles, des situations autobiographiques, des lieux de sa jeunesse et de sa vie. Chaque écrivain, dès lors que cela lui est utile ou nécessaire, a recours à ce procédé. On est toujours très attaché aux événements qui se sont déroulés dans notre vie et qui nous ont marqués. Ils nous ont formés. Le souvenir des choses nous émeut. Ces souvenirs donnent une touche personnelle à tout ce qu'on écrit : la véritable résonance intime de l'oeuvre. p. 171-172.

Mon écriture n'est pas comparable au travail d'un peintre. Elle n'est pas visuelle mais plutôt intérieure. Cependant, de temps en temps, cet « intérieur » est bouleversé par un choc visuel et je le note dans le livre. Parfois, le choc est violent. Cela peut être une couleur inattendue, comme les lèvres très rouges de Virginia Stillman remarquées par Quinn dans Cité de verre. […] La peinture, c'est une autre façon de voir que l'écriture, mais c'est la même activité. p. 182.

La différence existant entre le nom qu'on porte dans la vie (le nom biographique) et celui qui est sur la couverture d'un livre. Cette personne qui invente des histoires, qui raconte, qui fait de l'art, c'est moi dans tous les cas, bien sûr, mais on ne sait pas d'où ça vient. Ainsi, la partie de soi qui est l'écrivain est-elle un mystère – pour l'écrivain lui-même. Je ne comprends pas. Je ne sais d'où me viennent mes idées, de quelle contrée éloignée. p. 191.

Chaque jour, il y a des nouvelles choses à sentir; de nouvelles sensations, de nouveaux sentiments auxquels on doit se confronter. En fait tout est toujours en mouvement. C'est la raison pour laquelle il est si difficile de faire un film sur un écrivain, de montrer le travail d'un écrivain au cinéma. Parce qu'on ne voit pas vraiment ce qui se passe à l'intérieur. On ne peut filmer que la surface et à la surface il ne se passe rien du travail de l'écrivain. C'est un homme ou une femme assis à une table. Tout se passe à l'intérieur. p. 205.

J'aime bien cette tactilité du travail de l'écriture. Le son de la plume sur la page est quelque chose d'assez émouvant, qui rythme la pensée, le flux du texte, l'égrènement des mots. p. 217.

Après chaque livre, la même grande question se pose : « Et après? » Mille possibilités s'offrent à vous, mais vous ne devez n'en garder qu'une : celle qui vous permettra de dire avec exactitude une chose juste. p. 255.

L'écrivain répond toujours à des choses qu'il a déjà faites. Un livre peut être une réponse à son livre précédent, à ses contradictions intérieures, un effort afin d'échapper à ce qu'il a vécu, une tentative lui permettant de trouver une autre approche de travail, une façon différente de raconter une histoire. Mais, au bout du chemin, on se retrouve toujours face à soi. p. 255.

La structure d'un film ou d'un livre peut être plus ou moins complexe : ce n'est pas ce qui compte. Il est beaucoup moins important de comprendre que de sentir. Dès que l'on sent ce qui se passe dans un livre ou dans un film, on est à même de mieux l'appréhender; comme dans la vie. p. 257.

Il faut avouer que je ne suis pas un écrivain des idées, des concepts. Je ne me mets jamais à la table de travail en me disant : voilà, ce matin, je vais écrire sur le malheur des hommes au XXe siècle. On encore : vais-je trouver une histoire susceptible de raconter ce fait particulier là? Il s'agit toujours, dans mon cas, de quelque chose de plus organique, de plus inconscient. p. 277.

Il est souvent question, dans votre oeuvre, du rapport entre roman et biographie. […] Peut-on parler de quelqu'un d'autre que de cet homme invisible qui est soi et raconter ainsi l'histoire des gens qui l'entourent?

Ceci m'intéresse au plus haut point… Cette question est exactement à l'origine de mon désir d'écrire des romans. J'ai exploré cette problématique dans L'Invention de la solitude – qui n'est pas un roman. Mais je me suis retrouvé confronté à une énigme fondamentale : comment parler de mon père? Et, plus généralement, comment parler de quelqu'un d'autre? Cette proposition pose d'énormes problèmes, et l'on se retrouve toujours face à de nombreuses contradictions qui ne cessent de me fasciner. p. 101.
Sur Mr Vertigo : Dans tous mes autres romans, le personnage central veut être bon; c'est son objectif primordial : mener une vie exemplaire, morale, juste. Mais autour de ce « héros », gravitent toujours d'autres personnages, des gens comme tout le monde, ni plus ni moins égoïstes, ni plus ni moins philosophes que d'autres, qui pensent à l'argent, au sexe, qui aiment boire et manger. Pour la première fois, j'ai laissé un de ces êtres ordinaires occuper le premier plan […]. Mes livres sont finalement pleins de Walt qui agissent dans l'ombre du personnage principal. p. 96.

Mes personnages sont tous des gens distincts, très différents les uns des autres. Il y a entre eux beaucoup de similitudes, notamment dans leur façon de se parler à eux-mêmes, mais aussi d'importantes divergences. Leurs désirs, surtout, sont différents. Comme tout romancier, je suis dans chacun de mes personnages. Mais j'ai l'intime conviction que ces gens existent par eux-mêmes, sont très différents de moi. Oui, ils ne sont pas moi! (Rires). C'est surtout évident dans les livres écrits à la première personne… La prose d'Anna Blume, celle de Peter Aaron et de Walt possèdent un style propre, parce que ce sont des gens différents qui pensent et s'expriment et vivent chacun à leur manière. Parfois, j'ai l'impression qu'écrire un roman, c'est être soi-même un acteur. On pénètre un autre personnage, un autre être imaginaire et on finit par devenir cet autre personnage et cet autre imaginaire. C'est pour cette raison, sans doute, que j'ai éprouvé beaucoup de plaisir à travailler avec les acteurs dans Smoke et dans Blue in the Face [deux films]. L'écrivain qui écrit des histoires et l'acteur qui joue partagent un même effort : pénétrer des êtres imaginaires, leur donner corps et vraisemblance, leur conférer un poids et une réalité. p. 105.

Tous ces personnages ont vécu une perte. Ils sont dans cette situation intermédiaire que la théologie appelle les « limbes », ils sont au bord… Prenons un exemple concret, Quinn dans Cité de verre… Sa femme et son enfant sont morts. Il a perdu tout lien avec une vie normale. Il est comme « vidé ». Aussi, lorsqu'il reçoit le coup de téléphone, répond-il sans hésiter. Si sa situation familiale avait été différente, il aurait répondu simplement qu'il s'agissait d'une erreur. Cette vacuité le rend disponible et l'histoire peut commencer. Ce manque fait qu'il est ouvert à l'extérieur, en position d'attente et lorsqu'un événement bizarre survient il peut en suivre le fil. Je ne suis pas obsédé par les aventures étranges mais lorsqu'on perd les liens avec les autres on pénètre inévitablement dans des espaces inconnus, incontrôlables. Voilà le noyau de tout cela. Car autour de ces gens, envahis par une certaine logique, d'autres, plus normaux, continuent de mener une vie ordinaire. Êtres en rupture, mes personnages finissent souvent par rencontrer quelqu'un qui va bouleverser leur vie. C'est cette possibilité d'amour – pouvoir partager sa vie avec quelqu'un d'autre – qui va tout changer. p. 108-109.

Je trouve assez facilement les noms de mes personnages. J'ai souvent beaucoup d'idées dans la tête. Pouvoir donner un nom à des personnages, « nommer », est un des aspects véritablement magiques de l'écriture. p. 172.

Je n'ai guère écrit que trois ou quatre pièces, durant une période très courte de quelques mois… […] Le thème du mur, présent dans Laurel and Hardy go to Heaven, sera réutilisé, bien des années plus tard, dans La musique du hasard. Hide and Seek, ma troisième pièce, réapparaîtra, sous la forme de quelques phrases, dans Le Voyage d'Anna Blume. Black-out, ma deuxième pièce, toujours en un acte, est restée longtemps, comme mes autres tentatives théâtrales, enfouie bien au fond d'un tiroir. Un jour, alors que j'étais plongé dans la rédaction de Cité de verre, je me suis souvenu de cette pièce écrite plusieurs années auparavant. J'ai éprouvé un sentiment étrange : celui d'avoir déjà écrit ce sur quoi j'étais en train de travailler. J'ai relu la pièce. Les situations et les noms étaient les mêmes, bien que présentés de manière différente, que ceux qui circulaient dans mon roman en cours. J'ai alors entièrement repensé ce dernier. De Black-out, devenue fiction en prose, est sorti Ghosts. Ces pièces ne présentent pas à mes yeux un intérêt fondamental mais il est toujours intéressant de voir la source de quelque chose, cette matière étrange, inachevée, d'où l'oeuvre est partie… p. 98-99.

Le roman, le film, ce sont des choses très différentes. La forme cinématographique me fascine. C'est une autre manière de raconter. C'est la narration qui fait le lien entre le cinéma et la littérature. On raconte des histoires. Aujourd'hui, je voudrais voir si je suis capable de raconter des histoires grâce à cet autre moyen. Raconter des histoires d'une autre manière. On verra si j'ai raison ou tort. p. 264.

Tous les arts tentent de dire la même chose. Le créateur cherche au fond de lui les matériaux qu'il va montrer aux autres. C'est toujours le même voyage, plein d'incertitudes et d'ombres, durant lequel rien n'est jamais donné immédiatement. Cet effort qui consiste à trouver ces matériaux puis à les présenter de la meilleure façon possible aux autres, voilà la tâche de l'écrivain, mais aussi celle du peintre, du compositeur et de l'acteur. p. 268.

Je préfère les biographies imaginaires. Évidemment, je pourrais choisir de raconter une vie imaginaire de Shakespeare… Il y a dix ans, j'ai lu un livre extraordinaire sur Mozart : une biographie en forme de méditations sur la possibilité d'écrire une biographie. Je me sens complètement solidaire de cette approche. Plus jeune, j'ai eu le projet de rédiger des méditations biographiques sur des destins qui m'intéressaient. Cela n'a pas abouti, excepté un petit essai sur sir Walter Raleigh. p. 101-102.

On lit partout que le « hasard » joue un rôle important dans votre oeuvre. Je pense qu'il n'en est rien. Le « hasard » ne remplace pas le destin : il en est l'instrument. Mais surtout, votre univers romanesque est davantage en proie à la nécessité, à ce que Sartre appelait les « contingences »?

« Paul Auster et le hasard »… ah oui, je trouve ça très agaçant! Vous avez entièrement raison! Il y a nécessité et contingences et la vie n'est que contingences. Il suffit d'ouvrir les yeux, de regarder la vie de vos proches, celle de vos amis pour voir combien aucune existence ne se déroule en ligne droite. Nous sommes, en permanence, la proie des contingences quotidiennes. Les choses arrivent quand on ne les attend pas. Les vies sont faites, composées par l'inattendu. S'il n'y avait qu'une idée à retenir de mes livres, ce serait celle-là… Je pense souvent à un mot : accident. Il a deux acceptions : philosophique et quotidienne – au sens où l'on parle, par exemple, d'un accident de voiture. Par définition, un accident n'est pas prévisible. Il s'agit de quelque chose qui arrive – de non prévu. Et nos vies se composent d'accidents. […] Cela me semble une telle évidence, rien n'est plus normal. Non, vraiment, cette idée de « hasard » ne m'intéresse pas. C'est comme si on la découvrait pour la première fois en lisant mes livres : c'est absurde. p. 106-107.

Les deux métiers [détective et écrivain] possèdent certains points communs. Il y a des similitudes dans les deux activités – écriture/filature. Chacun cherche une vérité, qui souvent se cache derrière les choses, et qu'il est difficile d'appréhender. L'écrivain, comme le détective, doit aller au-delà des apparences. C'est en ce sens que les romans policiers sont saisissants : le fait de vouloir découvrir une vérité répète le geste de l'écrivain. p. 87-88.

Vous concernant, on a souvent évoqué le roman policier. Ce qui, je trouve, est absurde. Comme Cervantès qui, dans Don Quichotte, utilisait les normes du roman de chevalerie, vous vous servez des conventions d'un certain genre littéraire pour les outrepasser…

Je suis d'accord, moi aussi je trouve cela parfaitement absurde. J'ai découvert la littérature policière alors que j'écrivais des poèmes et des essais. J'ai immédiatement été séduit par sa forme. Pendant plusieurs années, j'ai lu des centaines de romans policiers. Puis l'intérêt s'est perdu. J'ai écrit un roman policier, sous pseudonyme, pour des raisons purement alimentaires. C'est d'ailleurs la seule fois où j'ai essayé d'écrire pour de l'argent. Je me trouvais dans une telle situation d'urgence que j'étais prêt à me prostituer. Malgré ma disponibilité (Rires), ça n'a absolument pas marché! Cité de verre prend la forme d'un roman policier, même si ce n'en est absolument pas un, pour rester fidèle à la situation de départ qui a inspiré le roman : un coup de téléphone en pleine nuit qui me demande, suite à une erreur, si je suis bien détective privé à la Pinkerton Agency! Malgré mon respect envers cette forme prodigieuse qui est celle du roman policier et mon admiration pour des écrivains comme Hammett ou Chandler, ce genre de littérature n'est vraiment pas une chose importante dans ma vie. p. 99-100.

J'ai trouvé que les bons romans noirs américains, qu'on situe volontiers comme une sorte de genre mineur écrit en marge de la « vraie » littérature, sont en réalité parfois bien meilleurs que des livres dits « littéraires ». Dans le bon roman policier, chaque phrase compte, la structure ne connaît aucune faille, conduit à de la pensée, à de profondes réflexions. Ceci dit, l'influence du roman policier sur mon oeuvre est tout à fait négligeable. En tout cas beaucoup moins importante que ne l'ont écrit certains. p. 298.

Paul Auster, The Art of Hunger : Essays, Prefaces, Interviews, New York, Penguin Books, 1997.

It is a work [La faim de Knut Hamsun] devoit of plot, action, and – but for the narrator – character. By nineteenth-century standards, it is a work in which nothing happens The radical subjectivity of the narrator effectively eliminates the basic concerns of the traditional novel. Similar to the hero's plan to make an « invisible detour » when he came to the problem of space and time in one of his essays, Hamsun manages to dispense with historical time, the basic organizing principle of nineteenth-century fiction. He gives us an account only of the hero's worst struggles with hunger. Other, less difficult times, in which his hunger has been appeased – even though they might last as long as a week – are passed off in one or two sentences. Historical time is obliterated in favor of inner duration. p. 10.

Something new is happening here, some new thought about the nature of art is being proposed in Hunger. It is first of all an art that is indistinguishable from the life of the artist who makes it. That is not to say an art of autobiographical excess, but rather, an art that is the direct expression of the effort to express itself. In other words, an art of hunger : an art of need, of necessity, of desire. Certainty yields to doubt, form gives way to process. There can be no arbitrary imposition of order, and yet, more thane ver, there is the obligation to achieve clarity. It is an art that begins with the knowledge that there are no right answers. For that reason, it becomes essential to ask the right questions. One finds them by living them. p. 18-19.

Literature is not a continuum, but a series of dislocations, and the books that mean most to us in the end are usually those that ran counter ro the idea of literature that prevailed at the time they were written. p. 26.

(Sur The Invention of Solitude) The point was to be as honest as possible in every sentence. I wanted to write a book that was completely exposed. I didn't want to hide anything. I wanted to break down for myself the boundary between living and writing as much as I could. That's not to say that a lot of literary effort didn't go into the book, but the impulses are all very immediate and pressing. With everything I do, it seems that I just get so inside it, I can't think about anything else. And writing the book becomes real for me. I was talking about myself in The Book of Memory, but by tracking specific instances of my own mental process, perhaps I was doing something that other people could understand as well. p. 278.

There is a way in which a writer can do too much, overwhelming the reader with so many details that he no longer has any air to breathe. Think of a typical passage in a novel. A character walks into a room. As a writer, how much of that room do you want to talk about? The possibilities are infinite. You can give the color of the curtains, the wallpaper pattern, the objects on the coffee table, the reflection of the light in the mirror. But how much of this is really necessary? Is the novelist's job simply to reproduce physical sensations for their own sake? When I write, the story is always uppermost in my mind, and I feel that everything must be sacrificed to it. All the elegant passages, all the curious details, all the so-called beautiful writing – if they are not truly relevant to what I am trying to say, then they have to go. It's all in the voice. You're telling a story, after all, and your job is to make people want to go on listening to your tale. The slightest distraction or wandering leads to boredon, and if there's one thing we all hate in books, it's losing interest, feeling bored, not caring about the next sentence. In the end, you don't only write the books you need to write, but you write the books you would like to read yourself. p. 283.

From an aestheric point of view, the introduction of chance elements in fiction probably creates as many problems as it solves. I've come in for a lot of abuse from critics because of it. In the strictest sense of the word, I consider myself a realist. Chance is a part of reality : we are continually shaped by the forces of coincidence, the unexpected occurs with almost numbing regularity in all our lives. And yet there's a widely held notion that novels shouldn't stretch the imagination too far. Anything that appears « implausible » is necessarily taken to be forced, artificial, « unrealistic ». I don't know what reality these people have been living in, but it certainly isn't my reality. In some perverse way, I believe they've spent too much time reading books. They're so immersed in the conventions of so-called realistic fiction that their sense of reality has been distorted. Everything's been smoothed out in these novels, robbed of its singularity, boxed into a predictable world of cause and effect. Anyone with the wit to get his nose out of his book and study what's actually in front of him will understand that this realism is a complete sham. To put it another way : truth is stranger than fiction. What I am after, I suppose, is to write fiction as strange as the world I live in. p. 287-288.

My poems were a quest for what I would call a uni-vocal expression. They expressed what I felt at any given moment, as if I'd never felt anything before and would never feel anything again. They were concerned with essences, with bedrock beliefs, and their aim was always to achieve a purity and consistency of language. Prose, on the other hand, gives me a chance to articulate my conflicts and contradictions. Like everyone else, I am a multiple being, and I embody a whole range of attitudes and responses to the world. Depending on my mood, the same event can make me laugh or make me cry; it can inspire anger or compassion or indifference. Writing prose allows me to include all of these responses. I no longer have to choose among them. p. 300.

That sounds like Bakhtin's notion of « the dialogic imagination », with the novel arising out of this welter of conflicting but dynamic voices and opinions. Heteroglossia…

Exactly. Of all the theories of the novel, Bakhtin's strikes me as the most brilliant, the one that comes closest to understanding the complexity and the magic of the form.
It probable also explains why it's so rare for a young person to write a good novel. You have to grow into yourself before you can take on the demands of fiction. p. 304.

In the end, though, I would say that the greatest influence on my work has been fairy tales, the oral tradition of story-telling. The Brothers Grimm, the Thousand and One Nights – the kinds of stories you read out loud to children. These are bare bones narratives, narratives largely devoid of details yet enormous amounts of information are communicated in a very short space, with very few words. What fairy tales prove, I think, is that it's the reader – or the listener – who actually tells the story to himself. The text is no more than the springboard for the imagination. p. 311.

I'd certainly agree that novel-writing has strayed very far from these open-ended structures – and from oral traditions as well. The typical novel of the past two hundred years has been crammed full of details, descriptive passages, local color – things that might be excellent in themselves, but which often have little to do with the heart of the story being told, that can actually block the reader's access to that story. I want my books to be all heart, all center, to say what they have to say in as few words as possible. This ambition seems so contrary to what most novelists are trying to accomplish that I often have trouble thinking of myself as a novelist at all. p. 312.

There's nothing in the world that is not fit material for a novel. I think that's been the great glory of American writing, as opposed to, say, European writing : the fact that we've allowed things in. It gives a kind of flexibility and questioning force to a lot of the American fiction that I admire. I feel that I want to stay open to everthing, that there's nothing that can't be an influence. Everything from the most banal elements of popular culture to the most rigorous, demanding philosophical works. It's all part of the world we live in, and once you begin to draw lines and exclude things, you're turning your back on reality – a fatal mistake for a novelist. p. 334.

The Paris Review, The Art of Fiction no 178 : Paul Auster, .

It might have something to do with an early confusion on my part, an ignorance about the nature of fiction. As a young person, I would always ask myself, Where are the words coming from? Who's saying this? The third-person narrative voice in the traditional novel is a strange device. We're used to it now, we accept it, we don't question it anymore. But when you stop and think about it, there's an eerie, disembodied quality to that voice. It seems to come from nowhere and I found that disturbing. I was always drawn to books that doubled back on themselves, that brought you into the world of the book, even as the book was taking you into the world. The manuscript as hero, so to speak. Wuthering Heights is that kind of novel. The Scarlet Letter is another. The frames are fictitious, of course, but they give a groundedness and credibility to the stories that other novels didn't have for me. They posit the work as an illusion—which more traditional forms of narrative don't—and once you accept the “unreality” of the enterprise, it paradoxically enhances the truth of the story. The words aren't written in stone by an invisible author-god. They represent the efforts of a flesh-and-blood human being and this is very compelling. The reader becomes a participant in the unfolding of the story—not just a detached observer.

Each book I've written has started off with what I'd call a buzz in the head. A certain kind of music or rhythm, a tone. Most of the effort involved in writing a novel for me is trying to remain faithful to that buzz, that rhythm. It's a highly intuitive business. You can't justify it or defend it rationally, but you know when you've struck a wrong note, and you're usually pretty certain when you've hit the right one.

Every book begins with the first sentence and then I push on until I've reached the last. Always in sequence, a paragraph at a time. I have a sense of the trajectory of the story— and often have the last sentence as well as the first before I begin—but everything keeps changing as I go along. No book I've published has ever turned out as I thought it would. Characters and episodes disappear; other characters and episodes develop as I go along. You find the book in the process of doing it. That's the adventure of the job. If it were all mapped out in advance, it wouldn't be very interesting.

The paragraph seems to be my natural unit of composition. The line is the unit of a poem, the paragraph serves the same function in prose—at least for me. I keep working on a paragraph until I feel reasonably satisfied with it, writing and rewriting until it has the right shape, the right balance, the right music—until it seems transparent and effortless, no longer “written.” That paragraph can take a day to complete or half a day, or an hour, or three days. Once it seems finished, I type it up to have a better look. So each book has a running manuscript and a typescript beside it. Later on, of course, I'll attack the typed page and make more revisions.

Paul Auster, « I Want to Tell You a Story », The Guardian, novembre 2006, .

Discours d'acceptation du Prix Prince des Asturies (littérature)

I don't know why I do what I do. If I did know, I probably wouldn't feel the need to do it. All I can say, and I say it with utmost certainty, is that I have felt this need since my earliest adolescence. I'm talking about writing, in particular, writing as a vehicle to tell stories, imaginary stories that have never taken place in what we call the real world. Surely it is an odd way to spend your life - sitting alone in a room with a pen in your hand, hour after hour, day after day, year after year, struggling to put words on pieces of paper in order to give birth to what does not exist - except in your head. Why on earth would anyone want to do such a thing? The only answer I have ever been able to come up with is: because you have to, because you have no choice.

Fiction, however, exists in a somewhat different realm from the other arts. Its medium is language, and language is something we share with others, that is common to us all. From the moment we learn to talk, we begin to develop a hunger for stories. Those of us who can remember our childhoods will recall how ardently we relished the moment of the bedtime story, when our mother or father would sit down beside us in the semi-dark and read from a book of fairy tales.

Novels are not the only source, after all. Films and television and even comic books are churning out vast quantities of fictional narratives and the public continues to swallow them up with great passion. That is because human beings need stories. They need them almost as desperately as they need food and however the stories might be presented - whether on a printed page or on a television screen - it would be impossible to imagine life without them.

« Entre le western et Kafka », Spirale, no 102, décembre 1990-janvier 1991, propos recueillis par Michel Biron et Jean-François Chassay, p. 12-23.

Tout écrivain est attiré par la subversion du langage. On pourrait dire que la subversion est en quelque sorte l'ambition de tout écrivain. Edmond Jabès me disait un jour qu'après avoir réfléchi longtemps à cela, il en était venu à la conclusion que seule la clarté peut vraiment changer les choses, est vraiment subversive, en me donnant l'exemple de Kafka, écrivain à la fois déconcertant et limpide. Je suis tout à fait d'accord avec ce point de vue. Si l'on veut détruire la syntaxe et jeter les mots sur la page, c'est très bien, mais personne ne s'y intéresse, ça ne change rien. La seule chose qui peut subvertir, c'est la clarté. Je n'ai jamais été très heureux avec le Nouveau Roman. […] Pour moi, c'est presque un principe moral envers l'écriture. Narrer m'apparaît comme un besoin aussi fondamental que l'acte de manger. p. 12.

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