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L'Homme pr茅caire et la litt茅rature, Paris, Gallimard, 1977.

芦 Les essais des 茅crivains : Gide, Suar猫s, rempla莽aient les critiques des universitaires. Quant au roman, il ne suffit pas de changer les bustes : en tant que domaine capital et international, ce que nous appelons le roman est n茅 alors [1910, 1920?]. Avec ce que nous en avons vu, et aussi avec la pressante interrogation sur l'homme que nous trouverons jusque chez Joseph Conrad, parce qu'elle deviendra celle de l'Occident, et que l'Homme ne posait pas 脿 Paul Bourget, les questions qu'il posait 脿 Ibsen et 脿 Dosto茂evski. (p. 10-11)

芦 Le texte de Chr茅tien de Troyes rend plus sensible encore que la traduction, l'opacit茅 de ces vitraux aveugles : deux dimensions, pas de lumi猫re. Une f茅erie, moins ce qui permet 脿 la f茅erie de traverser si猫cles et continents, une f茅erie r茅duite au merveilleux. Une po茅sie 茅pique ou chevaleresque sans accent, qui nous rappelle qu'on l'entendait et ne la lisait pas, qu'on l'茅crivait pour la psalmodie ou le chant. Le mot roman nous trompe; et plus encore, l'histoire de la litt茅rature, qui parle sans rire de La Table ronde comme s'il s'agissait d'un 茅tat primitif de La Com茅die humaine. Romans pour renards, mat茅riel familier puisque c'est celui du conte de la l茅gende, dont il a la s茅duction. Il la perd seulement lorsque l'imaginaire-de-v茅rit茅 entre en jeu, parce qu'en face du moindre saint, les chevaliers, n茅cromants, g茅ants et enchanteurs, forment un peuple de cartes 脿 jouer. Tiendrons-nous pour une litt茅rature, leur pi茅tinement ensorcel茅, aupr猫s de La Divine Com茅die? Mais on ne trouvait pas, en Toscane, de sculpteurs chartrains. 禄 (聽p. 26-27)

芦 Mais dans la seconde moiti茅 du si猫cle (disons : apr猫s la mort de Balzac鈥�) la trag茅die et le drame se survivent. La construction de l'Op茅ra de Paris marque l'apoth茅ose du th茅芒tre, qui n'est plus une salle, mais le monument du r猫gne 鈥� au b茅n茅fice du th茅芒tre lyrique, dont l'autre apoth茅ose s'appelle Wagner. Le reste n'est que Dumas fils鈥� Car la nouvelle incarnation de l'imaginaire va submerger le th茅芒tre : le roman. 禄 (p. 89-90)

芦 L'Acad茅mie avait fait la fine bouche devant Balzac. Elle acceptait le roman, en tant qu'analyse de sentiments choisis. Non lorsqu'il s'abaissait 脿 raconter des histoires.聽C'est par Flaubert, malgr茅 les poursuites engag茅es contre Madame Bovary, que le roman devient digne d'admiration; Salammb么 contribuera. Au terme impr茅visible d'une 茅volution jusque-l脿 coh茅rente, les Fran莽ais retrouvent en Flaubert ce qu'ils ont tant admir茅 chez Racine : le cr茅ateur d'une forme. Non seulement 茅criture, mais encore style au sens architectural : on ne peut ins茅rer Madame Bovary entre Le P猫re Goriot et Les 惭颈蝉茅谤补产濒别蝉, que l'on qualifie ceux-ci de chefs-d'oeuvre, ou de feuilletons. Flaubert justifie le roman par ce style et par la 鈥渄istance鈥� racinienne, si frappante en face de la complicit茅 qu'imposera Dosto茂evski. Le genre du roman e没t conquis le si猫cle sans Flaubert; mais le naturalisme montrera la pr茅carit茅 de cette conqu锚te, la permanence de la r茅action tant么t contre Alexandre Dumas et Victor Hugo, tant么t contre Balzac, puis Zola. En 1890, la place du roman 茅gale n茅anmoins celle de tous les autres genres ensemble; le destin de la litt茅rature s'y joue, en Europe et en Am茅rique. 禄 (聽p. 90-91)

芦 Le grand Jeu de l'Homme et de l'imaginaire qui s'茅tait jou茅 au th茅芒tre, en peinture, 脿 l'茅glise, se joue donc dans le roman.Il n'a ni mod猫les ni pass茅. Ni conflits de doctrines. On avait passionn茅ment discut茅 du romantisme; moins, des romans de Hugo, de Vigny, de Musset, de Nerval. La gloire de Don Quichotte n'en faisait pas un mod猫le. Le naturalisme aura une doctrine. Flaubert n'en a pas. Comme Sainte-Beuve, les critiques en place ne pr茅cisent leur id茅e du roman que pour le d茅finir en tant que genre inf茅rieur. Du moins les cr茅ateurs, et d'abord Baudelaire, pensent-ils qu'il n'est pas ce qu'il para卯t. 禄 (聽p. 92)

芦 On a d'abord nomm茅 romans, les histoires 茅crites en langue romane pour qu'un lecteur les r茅cit芒t 脿 un public qui ne savait pas lire. Ce que nous appelons roman n'e没t pas 茅t茅 concevable sans la diffusion de la lecture 脿 voix basse. 禄 (p. 93)

芦 La lecture silencieuse transforma l'茅tendue et le r么le du public f茅minin. Rabelais semble hors du jeu : les femmes ne le lisent gu猫re, il est le prosateur le plus oral de notre langue, et son g茅nie n'annonce point le romanesque. 禄 (p. 93-94)

芦 La g茅n茅ralisation de la lecture silencieuse avait r茅v茅l茅 tr猫s t么t la complicit茅 de l'auteur et du lecteur, qui ne fut pas 茅trang猫re 脿 la faveur du roman par lettres. 禄 (p. 94-95)

芦 Le roman fran莽ais du XVIIe si猫cle se d茅veloppe parall猫lement au th茅芒tre, et Corneille ne r茅pugne pas toujours aux substitutions et d茅guisements de Mlle de Scud茅ry. Mais ce qu'un personnage vivant, en l'occurrence un acteur, peut exprimer des sentiments, m锚me des siens, est bien diff茅rent de ce que peut en exprimer un auteur.听础苍诲谤辞尘补辩耻别聽n'est pas la version th茅芒trale d'une autre聽Princesse de Cl猫ves.聽禄 (p. 95)

芦 Il ne s'agit pas de raconter d'autres histoires, de les raconter autrement; il s'agit de la d茅couverte par le romancier, de son ubiquit茅, de son omniscience, de sa libert茅, de l'autonomie de ses oeuvres qui ne se limitent plus aux histoires et aux contes. Peu 脿 peu, il d茅couvrira l'existence de tout ce qui, dans le roman, n'est pas l'histoire cont茅e.聽C'est dans l'imaginaire du silence, que Balzac apporte au roman sa troisi猫me dimension : dans l'imaginaire oral, elle s'appelait le th茅芒tre. 禄 (p. 96)

芦 Le quotidien, le contraire du merveilleux, ce que Balzac appelle 鈥渓e monde r茅el鈥�, quelque nom qu'on lui donne, nous para卯t toujours aller de soi. Nous sommes assur茅s que l'imaginaire se d茅finit par rapport 脿 lui. L'interpr茅tation doit partir du mod猫le. Or, la litt茅rature, de m锚me que la sculpture, commence par les dieux et non par les voisins. Le mod猫le de tout art r茅aliste n'est qu'un des moyens de l'artiste contre le style id茅alisateur ou religieux qui pr茅c猫de le sien. 禄 (p. 97)

芦 Le d茅dain montr茅 脿 Balzac par l'Acad茅mie ne doit pas nous masquer qu'en 1857, la r茅volution dont il se faisait gloire avait r茅ussi; le r猫gne de son imaginaire commen莽ait. Peu importe qu'on lui oppose Eug猫ne Sue. Mais non que Balzac se veuille, confus茅ment d'abord, lucidement ensuite, l'auteur de聽La Com茅die humaine. Car cette entreprise va jouer le r么le jou茅 par聽Le Cid聽[il m茅tamorphose le th茅芒tre]. 禄 (p. 98)

芦 Lorsque Balzac a d茅cid茅 de rejeter le pass茅 (vague lieu costum茅 qui rivalisait avec la sc猫ne de th茅芒tre, avec le temps o霉 les b锚tes parlaient), il a d茅couvert un anthropomorphisme des lieux : ce Palais, les cellules du secret et celles de la Pistole, une maison, une chambre, s茅cr猫tent des personnages 鈥� et Dosto茂evski s'en souviendra pour inventer la maison Rogojine. 禄 (p. 101-102)

芦 Le milieu commun aux principaux personnages, qui jusqu'alors jouait un r么le englobant, devient englob茅 dans聽La Com茅die humaine. 脌 la mort de Balzac, survivra un monde qui n'est pas seulement celui de chaque grand cr茅ateur, Cervant猫s, Tolsto茂 ou m锚me Dickens, mais encore une cr茅ation autonome 脿 l'茅gal de la Com茅die Italienne, et surtout du roman historique venu de Walter Scott 鈥� l'immortel Walter Scott, avait 茅crit Balzac. (p. 102-103)

芦 Le romancier qui ne b茅n茅ficiait pas de l'irresponsabilit茅 du conteur n'osait pas r茅cuser la question : comment le savez-vous? Sa connaissance des 茅v茅nements 茅tait l茅gitime, non celle des sentiments. 脌 l'exception fugitive de quelques diables souleveurs de lucarnes, les deux solutions furent la biographie d'un personnage par qui sont vus les autres, et le roman 茅pistolaire. Rousseau connaissait les sentiments de Julie, ceux de la Marquise de Merteuil, parce qu'elles les avaient exprim茅s. Enfin, le romancier cessa distraitement de l茅gitimer son roman. Ignorait-on que l'茅change de lettres f没t une convention? 脡lire domicile dans l'芒me des personnages l'茅tait bien davantage, mais le romancier s'y introduisait peu 脿 peu. On d茅couvrit empiriquement le cache-cache par lequel il habite ses personnages tour 脿 tour; on passa de l'autre c么t茅 du miroir au bon moment, gr芒ce au talent, non par la m茅thode. Le roman y trouva sa nouvelle dimension. Et davantage, lorsque l'auteur accepta les marges entre lesquelles s'agitaient ses personnages; comme s'ils eussent chang茅 de g茅n茅alogie, d茅cid茅 d'ignorer聽Candide聽pour descendre tous du聽Neveu de Rameau聽鈥� qu'ils ne connaissaient gu猫re. Analyser est aussi fr么ler ce qui 茅chappe 脿 l'analyse; et ce t芒tonnement devient si familier au roman, qu'il s'y reconna卯t partout o霉 il le rencontre, dans聽础诲辞濒辫丑别听ou聽La Princesse de Cl猫ves聽autant que dans聽Le Neveu de Rameau聽鈥� et aussi peu que dans聽Candide.聽聽Surprenant carambolage m茅taphysique, car jamais on n'avait tent茅 de saisir l'homme, du dedans et du dehors 脿 la fois. Le th茅芒tre ne poss茅dait que les moyens primitifs du monologue et de l'a parte. Comme lui, le roman 茅pistolaire parlait 脿 travers ses personnages. 禄 (p. 104-106)

芦 Or, la r茅volution balzacienne, inintelligible si nous partons de mod猫les suppos茅s, vient de ce que 鈥淏alzac 茅prouve, en face de personnages qu'il veut r茅els, les sentiments que tous ses pr茅d茅cesseurs 茅prouvaient pour des personnages qu'ils voulaient fictifs鈥�. 禄 (p. 106)

芦 Les grands genres existaient encore, et, de m锚me qu'en peinture, se d茅finissaient par leurs sujets. Balzac avait-il anobli le roman? Sainte-Beuve, s'il e没t reconnu dans聽Le P猫re Goriot聽un roman excellent, n'y e没t pas pour autant reconnu un bon livre. Le roman policier ne fait pas partie de la litt茅rature. On acceptera mal Eug猫ne Sue, pas du tout Paul de Kock. Mais les habitants d'Yonville ne disqualifient plus le livre de Flaubert, le talent de Flaubert fait acc茅der 脿 la litt茅rature le roman d'Yonville, de son officier de sant茅 et de son pharmacien. 禄 (p. 109)

芦 Au temps de Flaubert, la critique ne se trouve plus devant un nouveau genre romanesque, elle reconna卯t la l茅gitimit茅 d'un nouvel imaginaire. Ce domaine, qui n'appartient plus en propre 脿 Balzac, b茅n茅ficie pourtant de ce que Balzac a pris sa stature : le temps, la complexe m茅tamorphose de la mort, le s茅parent d'Eug猫ne Sue comme de Pigault-Lebrun; le genre romanesque reconnu, le niveau d'esprit de Balzac (dont on ne parlait pas lorsqu'on se r茅f茅rait 脿 la litt茅rature non romanesque, Pascal, Montesquieu ou Voltaire) devenait peu commun, en r茅f茅rence 脿 la fiction. Le roman grandissait Balzac, qui grandissait le roman. Pourtant, lorsque Baudelaire et Victor Hugo exaltaient son g茅nie visionnaire, ce g茅nie symbolisait encore couramment l'entr茅e de la photographie dans la litt茅rature, par une confusion sans pr茅c茅dent entre l'imaginaire et la r茅alit茅. 禄 (p. 110)

芦 Mais Dosto茂evski traduira Eug茅nie Grandet, Tolsto茂, achevant聽Guerre et Paix, se demandera 鈥渟i c'est aussi bien que Balzac鈥�. Pour eux comme pour nous, l'imaginaire des聽惭颈蝉茅谤补产濒别蝉聽appartient 脿 l'茅pop茅e plus qu'au roman, parce que le mot roman implique la relation de personnages avec le monde ferm茅 que d茅signe un titre (Natacha se r茅f猫re 脿聽Guerre et Paix聽comme Rubempr茅 aux聽Illusions perdues聽et m锚me 脿聽La Com茅die humaine) ou celui qui appartient au romancier 脿 travers ses romans successifs. 禄 (p. 112-113)

芦 Comme le peintre sugg茅rait la profondeur par la perspective, le romancier sugg猫re cette complexit茅 par la relation constante et particuli猫re des personnages entre eux et avec le roman. Ils l'animent comme les figures animent le cadre de fen锚tre des primitifs flamands, et il les enveloppe comme l'ombre ou la perspective englobe ceux des tableaux; nullement comme les dessinait un conflit sentimental, une aventure, ou la biographie suppos茅e du personnage principal. Or, cette perspective, cette ombre, n'existaient pas avant Balzac. L'histoire, dans le roman historique, jouait un r么le inverse, h茅rit茅 du th茅芒tre. C'est parce que Balzac, le premier, avait donn茅 脿 un r茅el coh茅rent les valeurs de l'imaginaire, qu'il avait rendu possible ce que la critique appelle aujourd'hui texture du roman. 禄 (p. 113-114)

芦 Flaubert peint ses contemporains, ce qu'avait presque fait Balzac. En 茅cartant toute transfiguration visionnaire, et surtout, la connivence avec certains personnages, qui enchante Balzac. Pas de Rastignac, pas de Vautrin. Balzac anime son roman du dedans, Flaubert compose le sien du dehors. La rigueur de ses paragraphes lui interdit la narration endiabl茅e du romantisme et du feuilleton. 禄 (p. 115)

芦 [鈥�] il prouve que son r茅alisme normand exprimait un dessein proprement artistique. Ce qui est vrai par sa volont茅 de styliser, mais surtout par sa relation, bien 茅trang猫re 脿 Balzac, avec sa biblioth猫que. Il examine l'humanit茅 d茅risoire du haut d'un dialogue avec les grands morts, seule l茅gitimation de la vie. Nul ne s'y tromperait, s'il n'avait 茅crit aussi ses oeuvres d茅coratives et parnassiennes. 禄 (p. 115-116)

芦 L'Acad茅mie a 茅cart茅 Balzac, 茅cartera Zola. Sans doute l'accueillerait-elle, s'il s'y pr茅sentait. C'est avec lui, nous l'avons vu, que le roman acc猫de 脿 la litt茅rature. Or, les romanciers naturalistes, anti-acad茅miques forcen茅s, trouveront en lui leur p猫re, alors que Balzac restera pour eux un ma卯tre suspect. C'est que la relation entre l'oeuvre et l'auteur s'est invers茅e. 禄 (p. 117)

芦 Car, en cr茅ant聽La Com茅die humaine, Balzac en cr茅e l'auteur, qui n'est pas Honor茅. C'est un colosse perspicace, physiologiste, m茅dium, auquel princes, parfumeurs, filles et for莽ats sont 茅galement familiers; nous le d茅celons au ton de sa voix (qui appelle le pastiche), comme nous devions les autoportraits des peintres 脿 leur regard vers le miroir. [鈥�] Flaubert aurait-il chass茅 de son oeuvre cet opini芒tre jumeau? Il en a fait ce qu'apr猫s lui, on nommera parfois l'茅crivain. Jamais complice d'un personnage : libre, par vocation, du savant comme du bagnard. D'o霉 l'absence de personnages 鈥減ositifs鈥�, car ils naissent de la complicit茅 de leur cr茅ateur. 禄 (p. 119)

芦 Le naturalisme de Zola apportait un imaginaire tr猫s diff茅rent de celui de Flaubert. Il n'avait pas l'art seul pour fin. On ne pouvait plus y voir un exotisme, comme dans celui d'Eug猫ne Sue; il introduisait une relation sans pr茅c茅dent, celle de l'homme avec l'atelier. 禄 (p. 123)

芦 [鈥�] la promotion du roman au rang d'art majeur avait mis fin 脿 la royaut茅 du th茅芒tre 鈥� o霉 l'image de l'Homme se jouait depuis Shakespeare et Corneille. 禄 (p. 126)

芦 Le roman a si bien partie li茅e avec l'imaginaire, que lorsque la France se lassera du naturalisme, elle se lassera du roman lui-m锚me. 脌 Paris, les grands 茅crivains officiels ou lat茅raux : Anatole France, Loti, Barr猫s, puis Gide, ne sont plus qu'茅pisodiquement des romanciers. Aucune aventure de l'imaginaire ne touchera le roman fran莽ais jusqu'脿 Proust. Le 鈥渘iveau de civilisation鈥� serait une fois de plus vainqueur de la fiction, si le roman ne poursuivait en Russie un destin 茅clatant. 禄 (p. 127)

芦 Tolsto茂 et Dosto茂evski, Chtch茅drine m锚me, croient cr茅er dans un imaginaire qui leur pr茅existe; Tolsto茂 se r茅f猫re nomm茅ment 脿 Balzac. Pourtant il s'agit d'un imaginaire o霉 Balzac, Dickens, Flaubert rassemblent ces g茅nies divergents qui les m锚lent. Et auxquels s'ajoute, en Russie comme en Europe occidentale, la r茅surrection de Stendhal. 禄 (p. 127)

芦 Si bien que la d茅couverte de Stendhal fut 脿 la fois celle d'un fr猫re de Balzac, et d'un analyste immunis茅 contre le p茅ch茅 balzacien, c'est-脿-dire contre l'h茅ritage qui reliait Balzac 脿 Zola. [鈥�] De m锚me que Coupeau 茅tait n茅 contre Jean Valjean, Stendhal ressuscitait contre Zola. 禄 (p. 129)

芦 Sous les influences divergentes de la聽Chartreuse, de l'脡诲耻肠补迟颈辞苍, du roman anglais post茅rieur 脿 Dickens et du roman russe, la fiction allait perdre son dernier lien avec le th茅芒tre : les personnages allaient y remplacer les caract猫res. 禄 (p. 130)

芦 La diff茅rence entre la cr茅ation d'un personnage et celle d'un caract猫re fut presque aussi grande qu'entre une pi猫ce et un roman. 禄 (p. 131)

芦 L'al茅atoire limit茅 des personnages d茅livra le romancier de nouvelles r猫gles, le fit miser sur la contagion de son oeuvre et l'accord secret du lecteur, comme le peintre. 禄 (p. 131)

芦 Tolsto茂, Dosto茂evski, ne regardent ni la soci茅t茅 bourgeoise ou aristocratique, ni la classe ouvri猫re (脿 peine n茅e, en Russie) avec les yeux des romanciers d'Occident; ils ne tiennent pas leur imaginaire pour une r茅alit茅, pour la r茅alit茅. Tout les en 茅carte, et d'abord l'茅clairage qu'ils imposent au roman : celui de la spiritualit茅. 禄 (p. 133)

芦 Le chemin qui va de Rastignac 脿 Raskolnikov n'a rien d'obscur; mais apr猫s Raskolnikov, Dosto茂evski va subordonner de fa莽on d茅cisive le caract猫re au personnage, proclamer les droits de l'irrationnel et de l'impulsion, faire habiter ses h茅ros par des d茅mons 脿 transformations, depuis l'id茅e fixe de Kirilov jusqu'脿 la charit茅 supr锚me d'Aliocha. 禄 (p. 133)

芦 Il faudrait bien d茅couvrir un jour que le grand roman russe, c'est le roman europ茅en regard茅 par la mort. 禄 (p. 135)

芦 Alors on pressent que le monde du roman, russe, anglo-saxon ou fran莽ais, constitue un imaginaire particulier. Dont la culture occidentale doit la conscience 鈥� subie, non choisie 鈥� d'abord, 脿 la remarque chagrine que le monde de Dosto茂evski n'est pas celui de Balzac 鈥溍ヽlair茅 autrement鈥�; et plus tard, 脿 la mise en question radicale de tout r茅cit 茅crit, par le r茅cit film茅. Tout se passe, au d茅but de notre si猫cle, comme si l'Occident d茅couvrait qu'il s'est toujours m茅pris sur la fiction. 禄 (p. 136)

芦 En outre, Flaubert ne cherche pas un sujet destin茅 脿 d'茅ventuels lecteurs, il cherche ce qui lui permettra de gouverner le bateau qu'il ne peut quitter : il lui faut sa drogue, le moyen de sa cr茅ation. Un sujet, c'est ce qu'on entreprend d'茅crire. 禄 (p. 138)

芦 Comme en peinture, l'oeuvre et le mod猫le n'appartiennent pas au m锚me univers. L'imaginaire de l'art n'est pas qu'une combinaison de r茅els. Peut-锚tre en discuterions-nous encore, sans la naissance, d'abord d茅risoire, du roman film茅. Alors que l'adaptation th茅芒trale n'enseignait rien, la traduction du roman en film allait r茅v茅ler le secret du roman, comme la photographie avait r茅v茅l茅 celui de la peinture. La pi猫ce se r茅f茅rait au th茅芒tre, sans 茅quivoque, tandis que le roman et le film pr茅tendent tous deux se r茅f茅rer 脿 la vie, au moins allusivement. Or, ils se r茅f猫rent bien 脿 la vie, mais pas 脿 la m锚me. (p. 140-141)

芦 Les couleurs de l'imaginaire ne r茅sistent pas 脿 la copie de la vie, 脿 l'incarnation biographique de ses personnages. Le g茅nie du romancier est dans la part du roman qui ne peut 锚tre ramen茅e au r茅cit. Celle du cin茅aste aussi. Mais 鈥� comme la vie 鈥� ce n'est pas la m锚me. 禄 (p. 142)

芦 Le livre est le r茅sultat d'une 茅laboration, d'une suite de parties, tant么t gouvern茅es et tant么t instinctives, dont chacune se r茅percute; dans lesquelles le grand romancier trouve une coordination qui lui appartient comme le timbre de sa voix. Stendhal, Tolsto茂, n'inventent pas mieux que d'autres leur intrigue, ne racontent pas mieux leur histoire. Ces crit猫res s'appliquent aux romans narratifs (entre tous, aux romans policiers) et la cr茅ation n'en a cure. M锚me si la survie doit un jour abandonner Stendhal, elle n'a pas retenu pour nous l'histoire de Berthet ni m锚me celle de Julien, elle a retenu聽Le Rouge et le Noir. Pas l'histoire du prince Andr茅, mais聽Guerre et Paix. Il n'y a pas de partition. 禄 (p. 148)

芦 Des n茅buleuses form茅es autour du monde variable que l'on d茅signe comme celui du roman, o霉 la dur茅e de Proust et de George Eliot se m锚le au temps syncop茅 de Dosto茂evski, les fronti猫res de l'histoire et des聽M茅moires d'outre-tombe聽aux aventures des trois mousquetaires et aux myst猫res de Paris; de toutes ces n茅buleuses, se d茅gage pourtant une 茅vidence : le pouvoir de cr茅ation de l'imaginaire romanesque ne se confond pas avec le pouvoir de repr茅sentation, il le gouverne. L'imaginaire oral du th茅芒tre avait repr茅sent茅 l'action par le spectacle; le cin茅ma, la t茅l茅vision, le tenteraient par d'autres moyens; mais auparavant, l'Occident servait devenu conscient de son imaginaire romanesque, de ce qui l'opposait 脿 son h茅riter pr茅somptif, l'audio-visuel. 禄 (p. 149)

芦 Comme le g茅nie du berger Giotto naquit plut么t en contemplant la fresque de Cimabue qu'en regardant ses moutons, le g茅nie d'un romancier na卯t devant un pouvoir de cr茅ation, celui par lequel le dessein de se raconter l'histoire de la femme de Delamare se transforme en Madame Bovary. 禄 (p. 149-150)

芦 Le roman, la biblioth猫que investissent Balzac avant qu'il rencontre les mod猫les suppos茅s de Rastignac. Ce mus茅e, cette biblioth猫que, r茅els et imaginaires, sont, comme le monde de Dieu, valoris茅s en face du si猫cle. L'茅crivain n'茅crit pas ses livres, dans l'englobant o霉 l'on 茅crit des lettres; il est l'homme des deux mondes conjugu茅s. Il ne peut se lib茅rer de l'un, parce qu'il subit la condition humaine, mourra m锚me si son oeuvre survit; pas davantage de l'autre, parce que sa vocation y est n茅e. Si nous trouvons dans les faits divers l'origine de beaucoup d'intrigues, mais non la clef d'un grand livre, c'est que le dessein initial du romancier na卯t en liaison avec le monde de l'茅crit. Que La Joconde ressemble ou non 脿 Mona Lisa, elle ressemble aux tableaux. La cr茅ation prospecte, filtre, aspire. Elle 茅claire Coupeau ou le rejette selon les exigences de聽L'Assommoir聽en cours. Le monde lat茅ral de l'artiste n'est nullement celui de l'art (hier, de la beaut茅), comme le voulaient les esth猫tes, mais de sa vocation; nul n'atteint au g茅nie en plusieurs arts. Le portrait d'une femme que l'on aime pousse au dessin 鈥� et le mod猫le, au baiser; la vocation artistique ne na卯t pas de l'茅motion 茅prouv茅e devant un spectacle, mais devant un pouvoir. Ici, celui de cr茅er la vie par l'茅crit : comme le peintre, l'茅crivain n'est pas le transcripteur du monde, il en est le rival. 禄 (p. 151-152)

芦 Comprendre la cr茅ation romanesque est comprendre qu'un romancier ex茅cute aussi ce qu'il n'a pas con莽u. La cr茅ation qui va donner existence au roman luit en avant du concevable, 脿 sa fronti猫re, comme un poisson-pilote. 禄 (p. 156)

芦听Madame Bovary,听Anna Kar茅nine聽ne ressemblent gu猫re plus aux faits divers dont ils sont n茅s qu'un champ de seigle ne ressemble au sac de graines dont il fut sem茅. Mais le dessein d'une grande oeuvre, qui ne se confond pas toujours avec son point de d茅part, lib猫re la vie de sa confusion illimit茅e. Des pr茅s informes cessent de l'锚tre aux yeux des chasseurs. Non que la volont茅 de cr茅ation apporte une architecture 脿 l'univers : elle le filtre de fa莽ons successives, son filtre variant selon les 茅tats de l'oeuvre comme la prunelle des chats selon l'obscurit茅. Il devient ce que Delacroix appelle le dictionnaire. L'artiste a d茅couvert que l'oeuvre est le moyen de sa recherche. L'univers ne parle pas au romancier, il lui r茅pond. Le plan, la ligne g茅n茅rale, le 鈥渄essein flou鈥� sont le plus souvent sauvegard茅s (pas toujours, notamment chez Dosto茂evski). Mais la chasse les d茅veloppe moins qu'elle ne nourrit l'art du romancier, la complexit茅 de sa prise, renforc茅e par son propre exercice. Et, de m锚me que le peintre trouve autour de lui les objets appel茅s par les vides de sa nature morte, le romancier y trouve les 茅v茅nements qu'il appelle les germes de ses personnages. 禄 (p. 157-158)

芦 Dans le roman comme en peinture, le cr茅ateur finit par son g茅nie, et commence par celui des autres. Qu'il ne conquiert pas sur 鈥渓a nature鈥� mais sur des cr茅ations. 禄 (p. 158)

[脌 propos de Flaubert] : 芦 Toujours il fait juger Yonville par l'Olympe. Moins romancier que vengeur (de quoi?), cet homme g茅n茅reux, ivre d'admiration, ne peut constituer ses personnages contemporains que sur le m茅pris. Coupable de cr茅er Homais, il r茅tablit la justice en cr茅ant Bournisien. 禄 (p. 163)

芦 Flaubert trouve dans la d茅pr茅ciation, le puissant virus que d'autres 茅crivains trouvent dans la satire; 脿 une myst茅rieuse profondeur, cependant. Premier romancier fran莽ais 脿 茅prouver l'absurdit茅 de la condition humaine, l'ambivalence dans laquelle il l'茅prouve ne vient pas de la mort, mais du monde de l'茅crit, qui fonde sa d茅rision. C'est, je crois, ce qu'il appelait l'art. La Terre Promise 鈥� le salut. 禄 (p. 164)

芦 On 芒nonne les discours des comices devant Shakespeare, devant toute la biblioth猫que int茅rieure de Flaubert. Peut-锚tre touchons-nous l脿 ce qui lui permit de s'茅puiser sur Charles Bovary comme sur les lions crucifi茅s, et conf猫re 脿 l'univers navrant de ses plus grandes oeuvres l'arri猫re-plan qui l茅gitime sa passion pour Cervant猫s. 禄 (p. 165)

芦 Mais l'impuissance d'Un coeur simple, de Saint Julien, exclamations de vengeance inefficaces et d茅sesp茅r茅es, nous pressent de reconna卯tre que la cr茅ation de Flaubert 茅gale 脿聽La Com茅die humaine, celle qu'il tente d'exorciser dans les deux Contes, c'est le Bourgeois mythique dans lequel il incarne, au-del脿 de tous les Bouvard, l'absurdit茅 du monde. 禄 (p. 174)

芦 Mais une navette va de son imagination fix茅e, 脿 son imagination disponible, et c'est elle qui nous permet de comprendre l'imaginaire 茅crit, mati猫re premi猫re du romancier 鈥� de m锚me que la sc猫ne, depuis la premi猫re r茅p茅tition, fut celle du dramaturge. L'imagination est un domaine de r锚ves, l'imaginaire, un domaine de formes.
Celui du roman vit selon ses propres lois, sa coh茅rence propre, aussi rigoureuse que celle 脿 laquelle le monde musical subordonne ses livrets ou ses ballets. 禄 (p. 179-180)

芦 La cr茅ation romanesque na卯t de l'intervalle que nous avons vu s茅parer le roman de l'histoire qu'il raconte 鈥� mais dont nous n'avons pas vu que s'y d茅roule le dialogue de l'auteur avec son imagination au moyen de l'茅criture; repentirs, adjonctions, libert茅 qui ne limitent nul interpr猫te, nulle narration orale, nulle m茅moire, mais seulement la navette entre auteur et personnages, la marge o霉 ceux-ci prolif猫rent, ins茅parable de la conscience qu'a le romancier de ne s'adresser ni 脿 un interlocuteur ni 脿 un spectateur, mais 脿 un lecteur. Comment les Anciens eussent-ils connu le roman? Aux lieux m锚mes o霉 la voix antique avait fait hurler 艗dipe, le silence antique n'a pu d茅passer聽Daphnis et Chlo茅.
Ce n'est pas la machine, ce ne sont pas les journaux, qui ont manqu茅 脿 l'antiquit茅 pour inventer le roman. Et certainement pas l'imagination : c'est notre biblioth猫que. 禄聽(p.聽180-181)

芦 Lorsque le roman sera mort, un domaine aussi complexe que celui des phantasmes aura disparu pour toujours. Sommes-nous menac茅s d'un monde fictif exclusivement incarn茅, t茅l茅vision apr猫s th茅芒tre? L'in茅puisable dialogue de Stendhal avec la Sanseverina va-t-il appartenir au pass茅? 脌 quel monolithisme sont r茅duits聽惭补肠产别迟丑听apr猫s Shakespeare,听Tartuffe聽devant Moli猫re 鈥� compar茅s au prince Muichkine devant Dosto茂evski鈥� 禄 (p. 182)

芦 Par Victor Hugo, l'茅crivain finissait proph猫te. Le destin politique du po猫te y contribuait; mais aussi le prestige de connaisseur des 芒mes, au moins des hommes, que les romanciers avaient h茅rit茅 du sacerdoce. 禄 (p. 187)

芦 En outre, le roman restera-t-il le mandataire privil茅gi茅, de la connaissance de l'homme? Dans certains domaines d'investigation nouveaux, l'ethnographie par exemple, le r么le de l'individu s'efface. Surtout, le d茅veloppement de la psychanalyse, m锚me aux yeux qui n'y voient qu'une discipline parmi d'autres, pulv茅risera, dans l'introspection, l'analyse de l'individu par lui-m锚me. 禄 (p. 188)

芦 Notre si猫cle n'a pas substitu茅 des v茅rit茅s 脿 d'autres, comme dans les sciences : il a nonchalamment laiss茅 basculer dans le pass茅 鈥� pour le plus grand profit des adaptateurs 鈥� ce qu'individualisme et introspection avaient apport茅 au roman. 禄 (p. 189)

芦 Pourtant, malgr茅 des moyens d'expression plus complexes et plus efficaces que ceux du th茅芒tre, l'audio-visuel ne saisit pas le temps; il s'efforce de le syncoper, de lui imposer une concentration qu'il attend moins de l'instant que du drame, alors que le roman avait 茅pandu la dur茅e. Celle qui s'oppose le plus clairement 脿 l'instant est celle de la civilisation m茅di茅vale, le retour 茅ternel de P芒ques et du Vendredi saint; mais seule la narration romanesque, 脿 partir du XVIIIe si猫cle, s'茅tait montr茅e propre 脿 sugg茅rer la dur茅e, comme la perspective l'茅tait 脿 sugg茅rer la profondeur. 禄 (p. 190-191)

芦 Ce qui surprend le plus dans sa fiction 鈥� la fiction 茅crite, entre la fiction orale et l'audio-visuel 鈥� c'est qu'elle nous semble la moins fictive. Non par un r茅alisme, mais par une prise de l'homme sur la confusion de la vie, qui opposerait, au mot romanesque, un mot parent du mot exp茅rience; son anti-romanesque s'oppose 脿 la vie, bien qu'il s'y r茅f猫re, par une relation avec le destin, que la vie ne conna卯t pas.聽Le roman longe la fronti猫re des formes; on l'admire au nom d'analogies avec elles (composition, force, ordre, style), mais il leur 茅chappe, d'abord par sa fluidit茅 : nous y trouvons un domaine plut么t qu'un genre. Pourtant ce genre si vague devient moyen d'expression de ce qu'on appela longtemps la sagesse. Jugement de la vie, exp茅rience de la vie, livr茅s par une multiplicit茅 de facettes, 茅v茅nements et analyses qui 茅chappent 脿 la d茅finition, mais que nous saisissons clairement lorsque nous opposons l'intelligence de Stendhal 脿 celle de Zola. (p. 193)

芦 Apr猫s les grands Russes, l'imaginaire de roman, en soi, devient de plus en plus 茅nigmatique : Les Fr猫res Karamazov聽ne se passe certes pas dans la vie quotidienne. Et simultan茅ment, parce que l'Homme ne se situe pas beaucoup mieux. 禄 (p. 195)

芦 Mais que le personnage s'茅mancipe, fasse du conte une histoire personnelle, l'interrogation de l'homme par le romancier commence; le Chat bott茅 ne pourrait changer, mais le personnage mythique d'Isolde se personnalise. Insensiblement, l'auteur veut comprendre cette 茅trange cr茅ature qui lui doit presque tout (mais non le mythe!) et qui pourtant ne cesse de le fuir. L'arme du romancier semblera l'analyse de ses personnages, donc leur possession. Mais l'analyse la plus 茅tendue s'accompagne de l'irrationnel le plus insoumis, comme nous le montrent Proust et Dosto茂evski. Le roman d'analyse aboutit moins 脿 pr茅ciser la connaissance de l'homme qu'脿 approfondir son myst猫re. Ce n'est pas dans une accumulation de secrets que l'artiste trouve sa d茅miurgie; c'est dans la transformation globale du destin subi par le personnage, en destin domin茅 par le romancier. Le roman moderne est un combat entre l'auteur et la part du personnage qu'il poursuit toujours en vain, car cette part est le myst猫re de l'homme. 禄 (p. 196-197.

芦 Bien que chaque paragraphe d'un roman affirme, tout grand roman interroge. Qu'on le compare au th茅芒tre o霉 le discours, orient茅 par l'action, fait bloc; mieux, au roman policier. Si nous rapprochons les imaginaires de Dosto茂evski, de Dickens et de Balzac, l'interrogation de chacun devient particuli猫re et constitutive : mais de quel grand roman l'interrogation est-elle absente, 脿 commencer par La Com茅die humaine, malgr茅 les c茅l猫bres flambeaux de la religion et de la monarchie? 脌 commencer m锚me par l'anc锚tre,听Don Quichotte. Ou peut-锚tre, tenons-nous pour grand, tout roman qui atteint 脿 l'interrogation鈥�. 禄 (p. 198-199)

芦 Le roman ne doit pas son prestige 脿 une d茅finition nouvelle, mais 脿 ce qu'il 茅chappe de plus en plus aux d茅finitions. La litt茅rature se scinde en romans et non-romans, le roman n'茅tant pas plus pr茅cis que 鈥渓e reste鈥�. Et comment son interrogation secr猫te ne le valorisait-elle pas, dans une civilisation qui devient interrogative?
Il est mis en question 脿 la fois par son 茅volution, c'est-脿-dire par sa vie m锚me (de Madeleine de Scud茅ry 脿 Dosto茂evski鈥�), par la radiographie qu'en font les adaptations, par l'existence m锚me de l'audio-visuel; et tout ce qui le met en question le grandit. Un autre 茅l茅ment le grandit peut-锚tre, le transforme certainement; il nous retient 脿 peine, parce qu'il transforme toutes les oeuvres d'art. Les romans furent souvent des oeuvres contemporaines (ou presque) et provisoires. Un bon roman survivait, sans doute; mais sans l'茅clat de post茅rit茅 qui s'attachait au th茅芒tre, aux Anciens. En 1976, nous parlons de Balzac comme de Corneille, de Stendhal comme de Racine. 禄 (p. 200-201)

芦 L'auteur d'un roman policier veut r茅soudre, avec la brutalit茅 la plus convaincante, l'茅nigme la plus all茅chante. Mais que veut r茅ellement Stendhal quand il entreprend聽La Chartreuse de Parme? Dosto茂evski, lorsqu'il entreprend聽Les Fr猫res Karamazov? exemple privil茅gi茅, par l'assassinat, l'amour, etc. Il est d'usage, en Union sovi茅tique, d'en parler comme 鈥渄'un assez bon roman policier鈥�. (Nous, Fran莽ais, nous m茅prenons 脿 cause de l'exotisme, bien s没r!) Ce n'est pas un roman policier du tout. Pas plus qu'un roman d'amour, bien que l'amour y figure. Notre int茅r锚t majeur ne porte pas sur l'identit茅 du criminel. Parce qu'elle est subordonn茅e. Comme l'amour. 脌 quoi? Au vrai sujet de Dosto茂evski, que nulle intrigue ne r茅soudra. Le h茅ros des Karamazov n'est pas Ivan, m锚me en tant qu'instigateur : c'est le Mal. Et il reste le centre d'int茅r锚t du roman, Mitia innocent ou coupable, condamn茅 ou graci茅. Car un vrai roman n'a jamais qu'un vrai sujet : ce qui int茅resse le plus profond茅ment l'auteur, qu'il le sache ou non. Il faut se donner beaucoup de mal pour croire que le vrai sujet de Proust n'est pas le temps. 禄 (p. 204-205)

芦 Mais bient么t on comprendra que la biblioth猫que et les romans dits populaires (d'aventures, policiers, historiques, sentimentaux) ne sont pas s茅par茅s par une diff茅rence de talent, de degr茅, mais de fonction. Le tr茅sor de la S茅rie Noire et les Classiques de poche n'ont en commun que l'imprimerie. L'int茅r锚t n'est pas seulement une qualit茅 narrative : c'est aussi une rubrique, comme la mode, l'alpinisme ou la sant茅.
Ou la vraie litt茅rature. 禄 (p. 262-263)

芦 Le roman, genre litt茅raire relativement r茅cent, ne domine pas la biblioth猫que comme la sculpture domine le mus茅e, mais comme pourrait le dominer l'art moderne 鈥� la peinture depuis Manet. Le fait pictural est plus puissant que le fait litt茅raire, puisqu'il n'a pas besoin de traducteurs. Mais le roman se prolonge en litt茅rature.聽La Princesse de Cl猫ves, Adolphe, Balzac, Stendhal, Dosto茂evski, Joyce, Gide, sont simultan茅ment pr茅sents pour nous dans le temps sans dur茅e o霉 les rejoignent Corneille, Shakespeare, Virgile ou Eschyle;聽Madame Bovary聽茅chappe au temps chronologique de la m锚me fa莽on qu'appartient au Mus茅e Imaginaire, la pr茅sence simultan茅e des bisons de Lascaux et des pharaons. (p. 286-287)

66.聽芦 Balzac ne con莽oit聽La Com茅die humaine聽que s'il y rend intelligibles l'homme et la soci茅t茅 par son oeuvre (que l'茅claire ou non le flambeau de la religion, dont il se r茅clame). L'une des ambitions premi猫res du roman, d茅sormais, sera de saisir l'exp茅rience humaine 脿 travers la fiction; ne d茅finirions-nous pas ainsi聽Guerre et Paix?... 禄 (p. 302)

芦 Or, l'audio-visuel apporte 脿 l'imaginaire des moyens aussi limit茅s que ceux du th茅芒tre : ils ne saisissent directement que l'homme ext茅rieur. Le film a conquis la parole, la couleur; mais aucune d茅couverte de l'illusionnisme ne d茅livrera l'audio-visuel de l'esclavage h茅rit茅 de la sc猫ne, et qui le s茅pare encore du roman de fa莽on absolue : la privation de voix int茅rieure. Il en est toujours au confident, au commentaire ou 脿 la 鈥渧oix off鈥�. Comment imaginer un grand roman o霉 le romancier ne pourrait s'adresser directement au lecteur que par la voix de ses personnages?聽Mais les g茅nies du th茅芒tre? Ils sont ant茅rieurs 脿 la notion d'homme qu'apportera le roman. 禄 (p. 304)

芦 Les romans pr茅sentent les personnages comme se voit l'individu, l'audio-visuel le pr茅sente comme il voit autrui. 禄 (p. 305)