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Photo d'Antoine de Saint-ExupéryAntoine de Saint-Exupéry

Ěý(1900-1944)

Dossier

Le roman selon Antoine de Saint-Exupéry

« Vivre, sans doute, c’est autre chose » : Saint-Exupéry et l’impraticable théorie du roman, par Marianne Ducharme, 2020

Au travers ses diffĂ©rents Ă©crits, Antoine de Saint-ExupĂ©ry prĂ©sente une rĂ©flexion Ă©parse sur la littĂ©rature et le langage. Il ne s’y restreint pas, loin de lĂ  : celui que l’on connaĂ®t d’abord et avant tout comme Ă©tant l’auteur du Petit prince, pour le meilleur et pour le pire, fait preuve d’une Ă©tonnante Ă©rudition, qui peut dĂ©concerter le lecteur ou la lectrice cherchant Ă  retrouver en d’autres termes, temps ou lieux, l’esprit attendrissant du conte dont le succès (entre autres commercial) continue de se rĂ©verbĂ©rer aujourd’hui. Dans ses correspondances, ses carnets, ses essais, l’écrivain-aviateur – pour ne pas dire l’aviauteur – s’éloigne de cette simplicitĂ© d’apparence associĂ©e Ă  l’enfant aux cheveux d’or, sa rose et son renard, pour embrasser avec savoir et amplitude des thèmes aussi variĂ©s que la psychanalyse, la philosophie, la sĂ©miotique, la foi catholique, la physique et la mĂ©canique, cette dernière discipline via l’étude des trois lois de la thermodynamique. Derrière une telle variĂ©tĂ© de connaissances se cachent de nombreuses lectures, et, surtout, une amitiĂ© prĂ©dominante pour ce qui ne relève pas du roman : « Je voyage toujours avec un certain nombre de livres dont j’hĂ©site ici Ă  donner les titres, car, avouer que les Ĺ“uvres de Pascal, Descartes, et de philosophes, mathĂ©maticiens et biologistes contemporains vous suivent partout peut sembler prĂ©tentieux, prĂ©vu pour faire de l’effet » (łŐł§Ă‰, 46)[1] , prononçait Saint-ExupĂ©ry en 1941, dans le cadre d’une confĂ©rence. Ces rĂ©vĂ©lations sur sa prĂ©fĂ©rence de la littĂ©rature aux Belles-lettres – pour emprunter aux registres dix-septièmiste ou dix-huitièmiste – se trouvent nuancĂ©es par ce qui suit : sur sa table de chevet, nous dit-il, trĂ´ne Ă©galement l’œuvre poĂ©tique de Baudelaire, ainsi qu’un roman, Les Cahiers de Malte Laurids Bridge de Rainer Maria Rilke. Le caractère reprĂ©sentatif de ces lignes n’est pas Ă  nĂ©gliger : le roman est d’abord une forme du langage. S’il l’écarte, s’il ne le place qu’à la suite d’autres genres ou disciplines, qu’elles relèvent de la littĂ©rature ou non, ce n’est pas parce qu’il le rejette, c’est parce qu’il n’arrive pas Ă  exprimer par son entremise ce qui, invisible pour les yeux, ne peut ĂŞtre vu qu’avec le cĹ“ur : l’essentiel, c’est-Ă -dire ce qui « donnerait Ă  boire » (łŐł§Ă‰, 770).

Après une présentation sommaire des textes à l’étude et du cas particulier de Citadelle, l’exploration de la pensée d’Antoine de Saint-Exupéry sur le roman se fera en deux grands axes. En premier lieu, j’exposerai ce qu’une lecture de ses correspondances et de ses carnets permet de tirer en conclusions sur son rapport « énoncé » au genre romanesque. Cette approche me conduira à analyser ses lectures et les critiques qu’il peut en faire, ainsi que la relation qu’il entretient avec les genres littéraires que sont la poésie et le théâtre. En deuxième lieu, je survolerai son œuvre « visible » en fonction de ce qui est roman et ce qui ne l’est pas, de façon à explorer la pratique concrète de l’auteur, sur laquelle il ne s’étend, du reste, que très peu. Dans un aller-retour entre le dicible, l’indicible et la facture générique d’une œuvre (roman, roman composite, récit, conte, essai), on verra se profiler une crise du langage qui s’aggrave avec le temps, et qui porte en échec toute concrétisation d’une théorie articulée.

Présentation de l’œuvre : le cas de Citadelle.

En abordant le corpus extérieur à l’œuvre canonique exupérienne, composée des sept publications commandées par Gallimard, soit Courrier Sud (1929), Vol de nuit (1931), Terre des hommes (1939), Pilote de guerre (1942), Le petit prince (1943), Lettre à un otage (1943) et Citadelle (posthume, 1948), au prisme du genre romanesque, que ce soit dans sa théorie ou sa pratique, on remarque que la place qui lui est réservée occupe une part somme toute mineure dans la vaste réflexion de l’auteur. Dans ses correspondances privées et ses carnets, qui, bien que publiés, n’étaient pas destinés à de telles fins, il est effectivement difficile de percevoir une tendance dominante qui puisse se rapporter à une théorie « organisée » du roman, comme elle peut être formulée chez d’autres auteur.e.s. Si l’on rajoute à ces écrits Citadelle, œuvre restée inachevée dont la facture générique est aussi confuse que son propos, on se retrouve devant un charabia sur le langage où une chose est affirmée, puis son envers, dans un jargon cryptique qui enchaînent les grands concepts sans quelque définition préalable :

J’étudierai donc les livres des princes, les ordonnances édictées aux empires, les rites des religions diverses, les cérémonials des funérailles, des mariages et des naissances, ceux de mon peuple et ceux des autres peuples, ceux du présent et ceux du passé, cherchant à lire des rapports simples entre les hommes dans la qualité de leur âme et les lois qui furent édictées pour les fonder, régir et perpétuer, et je ne sus point les découvrir. (CI, 312)

Ce n’est pas que l’œuvre est impertinente au regard d’une problématique axée sur le roman, bien au contraire : ayant le langage comme sujet principal, Citadelle initie, comme on le voit, des questions qui intègre par la force des choses une pensée plus précise du roman. C’est plutôt que le désordre y est tel qu’il la situe dans une sorte de no man’s land, où les questions de forme romanesque, de fiction et de référentialité sont désamorcées, inopérantes. Aussi pertinente que puisse apparaître à certains moments le raisonnement de l’auteur dans cette œuvre finale, elle ne peut être prise en compte dans le corpus « qui informe », puisque son fonctionnement par paraboles est à la fois extérieur au roman et à l’essai.

Toutefois, avant d’écarter Citadelle, je noterai qu’elle n’est pas sans faire écho à une des grandes conceptions (ou métaphores) du renouvellement romanesque au XXe siècle. Il s’agit de la cathédrale, que l’on doit, bien entendu, à l’auteur de La recherche du temps perdu. Ainsi, lorsque dans Le temps retrouvé « Marcel » entrevoie son œuvre, il la rapproche de ces grandes églises inachevées. Chez Saint-Exupéry, le lien est sinon évoqué, du moins présent par association, via le « cérémonial de la poussière », qui fait reposer l’œuvre sur un simple grain de pierre, un peu comme, chez Proust, tient sur une « gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir » (56) :

Car exactement comme la cathédrale est un certain arrangement de pierres toutes semblables mais distribuées selon des lignes de force dont la structure parle à l’esprit, exactement de même qu’il est un cérémonial de mes pierres et la cathédrale est plus ou moins belle. Car tu n’as rien à attendre d’une cathédrale sans architecture, d’une année sans fêtes, d’un visage sans proportions, d’une armée sans règlements, ni d’une patrie sans coutumes. Tu ne sauras quoi faire de tes matériaux en vrac. […] J’ai dénommé pierre un certain cérémonial de la poussière dont elle est composée. (CI, 281)

Bien entendu, la filiation n’est pas directe, encore moins explicitement établie. Et en aucun cas on ne peut dire de Citadelle qu’il s’agit d’un roman semblable à ce que l’on observe chez Proust. Or, la similitude entre les métaphores laisse entrevoir une analogie en parallèle, sans qu’il y ait nécessairement croisement dans la forme. Cette parenté permet d’esquisser, de façon plus générale, un aperçu de quelques-unes des caractéristiques desquelles l’auteur dote le genre romanesque, qu’on verra surgir via d’autres canaux : l’imaginaire du matériau et l’importance d’une structure, d’une parole habitée. 

Saint-Exupéry, lecteur de romans.

Pour en revenir au sujet principal de ce texte, je dĂ©buterai par l’étude des lectures de l’auteur. C’est lorsqu’il se fait critique, du bon ou du mauvais, que Saint-ExupĂ©ry formule ce qui m’apparaĂ®t comme le plus explicite (ou Ă©vident) de sa pensĂ©e originale sur le roman. Cela dit, gardons en tĂŞte que ces exposĂ©s restent somme toute rares. Dans la confĂ©rence citĂ©e un peu plus haut, il mentionne quelques romanciers qui l’ont accompagnĂ© dans sa jeunesse : les Ĺ“uvres de Verne, de DostoĂŻevski et de Balzac, dĂ©couvertes lors de son adolescence, forment son premier rĂ©pertoire littĂ©raire, qui continue de l’influencer lorsqu’il se met Ă  l’écriture. Ainsi, « l’atmosphère fantastique » des Indes noires de Verne a inspirĂ© Vol de nuit, une « exploration des tĂ©nèbres » (łŐł§Ă‰, 447) nous dit-t-il. Fidèle Ă  ce penchant qui est en quelque sorte son propre mythe originel de la littĂ©rature, auquel il intègre Ă©galement les Contes d’Andersen ainsi que les Mille et une nuits, Saint-ExupĂ©ry revient pĂ©riodiquement Ă  la « majestĂ© » et au « mystère », au « secret », Ă  « l’essentiel » ou Ă  la « vĂ©ritĂ© » dans son discours.

L’influence de sa première approche de la littérature ne se restreint pas à des préférences énoncées ici et là. Cette période de sa vie, sa jeunesse, qu’il rapproche du genre romanesque est l’objet d’un glissement ou d’un renversement, dans la mesure où elle mute en un critère d’appréciation de ses lectures. De sorte qu’il se retrouve à chercher dans les romans le moment où il leur a été initié. Adulte, il écrit à sa sœur :

Je suis en train de lire ±Ę´ÇłÜ˛ő˛őľ±Ă¨°ů±đ, je pense que nous aimons tous ça, comme La Nymphe au cĹ“ur fidèle parce que nous nous reconnaissons. Nous aussi nous formions tribu. Et ce monde des souvenirs d’enfants de notre langage et des jeux que nous inventions me semblera toujours dĂ©sespĂ©rĂ©ment plus vrai que l’autre. (łŐł§Ă‰, 38)

De même, lorsqu’il découvre l’œuvre de Giraudoux, il dit apprécier l’importance que l’auteur accorde aux questionnements de l’enfance :

La lecture de L’École des indiffĂ©rents et de Simon le PathĂ©tique m’enchanta, car j’avais l’impression qu’il y avait lĂ  un homme occupĂ© des seules choses essentielles. Je me souviens par exemple, dans Simon le PathĂ©tique, qu’il Ă©tait d’une importance vitale pour Simon de savoir si son lit Ă©tait appuyĂ© ou non contre le mur. Il est vrai que pour un enfant cette question est très grave ; l’espace obscur et dĂ©sert qui vous sĂ©pare du mur est un pays mystĂ©rieux qui est Ă  vous seul… (łŐł§Ă‰, 447)

Le souvenir prend ainsi les traits d’un pan du roman pour Saint-Exupéry. La périphérie de sa lecture en devient le centre, à l’instar du narrateur proustien qui, retournant à François le Champi au terme de sa quête, substitue à son expérience contemporaine de l’œuvre les premières soirées de découverte avec sa mère. La jeunesse y restera liée, comme on le remarque dans Courrier Sud, lorsqu’il écrit : « Et Bernis sourit : les pilotes jeunes sont romanesques. Un rocher passe, en jet de fronde, et l’assassine. Un enfant court, mais une main l’arrête au front et le renverse… » (CS, 283)

Ce rapport sentimental ou émotionnel au roman, on le voit apparaître sous une autre forme, qui dénote par la bande la promiscuité que ce genre littéraire entretient avec le vécu chez Saint-Exupéry. Dans une lettre à sa mère, il se trouve à raconter et ses expériences de pilote et ce qu’il advient de son premier roman en construction :

Ce sont des pannes en campagne près de petits patelins inconnus oĂą le maire Ă©mu et patriote invite Ă  dĂ®ner les aviateurs… et des aventures de conte de fĂ©es. Elles sont presque toutes inventĂ©es sur place mais tout le monde s’émerveille et quand on dĂ©colle Ă  son tour, on est romanesque et plein d’espĂ©rance. Mais il n’arrive rien… et l’on s’en console Ă  l’atterrissage par un porto, ou en racontant : "Mon moteur chauffait, mon vieux, j’ai eu peur…" Il chauffait si peu ce pauvre moteur… La moitiĂ© de mon roman, maman, est faite. Je crois vraiment qu’il est neuf et concis. (łŐł§Ă‰, 119)

Cet extrait est particulièrement évocateur, à mon sens, parce qu’il fait voir un double mouvement de distanciation et de rapprochement entre la vie et l’œuvre. D’une part, l’auteur évoque ce monde de la littérature, d’histoires, « des aventures de conte de fées », qui dépend du romanesque de l’aviation, du danger de la profession. Or, ce monde appartient à la fiction, pour ne pas dire au roman, et non au réel : le moteur n’a pas chauffé. Il faut inventer, il faut romaniser l’existence pour lui rendre sa matière propice à l’émerveillement. Mais cette première mise à distance est en quelque sorte annihilée par ce qui suit, qui révèle l’interrelation entre le roman et la vie là où on ne l’attend peut-être pas : pour fortuite que soit l’absence de transition dans la lettre entre les deux sujets que l’auteur aborde, elle a pour effet de rapprocher l’un de l’autre, sur la base des fils dévoilés de l’illusion. Et ce rapport à l’illusion – à ce qui distingue le nom de pays du pays tel qu’il est réellement –, on le retrouve exprimé dans Courrier Sud, le roman que mentionne Saint-Exupéry à sa mère, sous la forme d’une lettre que le narrateur adresse à Jacques Bernis, le protagoniste :

Mais j’imagine que, pour toi, aimer c’est naître […] L’amour est, pour toi, cette couleur des yeux que tu voyais parfois en elle et qu’il sera facile d’alimenter comme une lampe. Et c’est vrai qu’à certaines minutes les mots les plus simples paraissent chargés d’un tel pouvoir et qu’il est facile de nourrir l’amour… Vivre, sans doute, c’est autre chose. (CS, 306)

« Vivre, sans doute, c’est autre chose » : le vécu et l’imaginé ne se rejoignent pas. Il en va de l’existence. Car si Bernis constate que « les pilotes jeunes sont romanesques », c’est précisément parce que les pilotes expérimentés ne le sont plus – parce qu’ils ont cessé de l’être. Le pilote romanesque meurt, « un rocher passe et l’assassine », comme l’enfant se fait renverser par la main. Mais la mort n’est pas un jeu d’enfant. Les pilotes qui survivent seraient donc ceux qui, lucides, existent hors de l’illusion, qui peuvent y porter un regard extérieur. Dans l’absence de transition notable dans sa lettre, Saint-Exupéry révèle-t-il que le roman n’a pas – n’a plus –, à l’instar du pilote expérimenté, à être romanesque ?

Il semblerait que le Saint-ExupĂ©ry adulte, hors de l’enfance, puisse abonder en ce sens, puisqu’il entretient un rapport tout autre Ă  ses lectures. On voit apparaĂ®tre dans ses correspondances un lecteur sĂ©vère, qui reproche Ă  plusieurs de ses contemporains ne pas savoir faire preuve d’authenticitĂ©, ne pas aller Ă  l’essentiel. Les critiques que l’auteur de Vol de nuit formulent ne sont donc pas toutes positives, loin de lĂ . Les Ĺ“uvres de Paul Morand, d’Henry Bordeaux et d’AndrĂ© Gide sont durement attaquĂ©es par l’écrivain-aviateur, qui dĂ©plore, en ces termes imagĂ©s, leur manque de profondeur : « Cela fait l’effet d’une pharmacie dont on connaĂ®t les Ă©tiquettes. On connaĂ®t dĂ©jĂ  ce que l’on va boire. On n’a plus soif. » (łŐł§Ă‰, 499) Pour le Voyage au Congo de ce dernier, c’est, en plus du style vide et du propos factice, l’ethos de l’auteur dans l’œuvre qu’il vilipende :

Comme je me fous d’AndrĂ© Gide exilĂ© sur les mers d’Afrique, constatant que s’en va Ă  droite une hirondelle qui venait de gauche. Comme je me fous de l’instantanĂ© qu’il me donne de lui en notant avec le plus grand soin le dĂ©tail le plus indiffĂ©rent, le plus banal, le moins chargĂ© d’image, de sens. Et ensuite ? Je sais bien qu’il pissait aussi, monsieur AndrĂ© Gide, en Afrique. Si ce qu’il Ă©crivait avait un sens, ça me restituerait plus son attitude. Mais son attitude – je m’en fous. (łŐł§Ă‰, 224)

Pour celui qui dĂ©clare Ă  son Ă©diteur au dĂ©but des annĂ©es 1940 qu’« [o]n "est" dans un bouquin […] [et qu’il] [s]’agit d’être proprement » (łŐł§Ă‰, 794), faisant apparaĂ®tre, du coup, une dimension Ă©thique au profil de l’écrivain, la prĂ©sence de l’auteur dans l’œuvre, comme son style, doit se conjuguer Ă  son effacement. On pourrait penser que Saint-ExupĂ©ry se contredit lorsqu’il Ă©crit Ă  sa mère, rĂ©intĂ©grant la figure auctoriale Ă  l’œuvre, « il faut me chercher tel que je suis dans ce que j’écris et qui est le rĂ©sultat scrupuleux et rĂ©flĂ©chi de ce que je pense et vois » (łŐł§Ă‰, 123). Or, c’est tout le contraire ; il exemplifie sa pensĂ©e. En effet, l’écrivain, comme une mince pellicule transparente, doit, non pas s’y manifester, mais simplement exister dans son propos. C’est ce qu’échoue Ă  faire AndrĂ© Gide, contrairement Ă  un Montherlant, au sujet duquel il dit aimer « ce style dĂ©pouillĂ© aussi, sans images, dont l’auteur s’efface » (łŐł§Ă‰, 121). L’éloge de l’œuvre romanesque de LĂ©on Werth, Ă  qui est dĂ©dicacĂ© Le petit prince, que l’on retrouve exprimĂ©e dans ses Écrits de guerre, est d’ailleurs prĂ©sentĂ©e en des termes similaires :

Werth guidait vers la pulpe des choses. […] L’essentiel de Werth c’est la direction de son effort. C’est la qualitĂ© de son regard, de sa prĂ©occupation et de sa recherche. C’est la rectitude de sa dĂ©marche. Si sa phrase est solide, c’est qu’elle est un outil. Elle sert. Werth est si dense et sa dĂ©marche est si fĂ©conde que l’on peut, si l’on a lu Werth, faire de lui, en son absence, un vĂ©ritable compagnon. […] Werth enseigne Ă  vivre. (łŐł§Ă‰, 1208)

Au contraire du Saint-Exupéry nostalgique qui se rappelle l’atmosphère des lectures de son enfance, le versant adulte et contemporain de l’auteur entrevoit le roman par ce qui se rapporte à une démarche, à une présence dans l’œuvre. À l’illusion qu’il recherchait autrefois, il préfère désormais une vérité et un enseignement en adéquation avec le réel.

Rédigés tout au long de sa courte vie interrompue dans les cieux tourmentés de 1944 par un pilote allemand, ces différents écrits en parallèle de son œuvre publiée offrent ainsi à la lecture un aperçu des problématiques qu’on retrouvera concrètement dans les romans de l’auteur. Deux aspects peuvent en être dégagés : d’abord, l’influence de ses souvenirs de jeunesse, qui induisent une association entre le roman et l’adolescence, conformément aux observations d’Agnès Domanski, ancienne tsariste, sur le renouvellement romanesque au XXe siècle, soit dit en passant. Ensuite, une certaine teneur auctoriale, une matière fidèle à la réalité, qui donnent à la forme romanesque un aspect quelque peu transparent et poreux dans son rapport au réel. Dans les deux cas, le roman reste proche du ressenti pour l’auteur, comme on le remarque dans la nostalgie qu’il exprime, aussi bien que dans son envolée lyrique quasi-haineuse envers Gide. N’est-ce pas, au final, un certain regret, une certaine tristesse de ne pas avoir trouvé là matière à s’émouvoir, qui émane de sa critique ?

Le roman comme outil.

Quoi qu’il en soit, il faut prendre avec des pincettes ces premières observations, qui font paraître l’auteur comme tourné vers une certaine idylle de la littérature, que ce soit dans l’ambiance magique de ses premières lectures ou bien dans ce compagnonnage qu’offrent les livres « réussis » – c’est ce qu’il laisse entendre. L’attention qu’il porte aux œuvres peut aussi être éminemment structuraliste, voire pragmatique. « Si sa phrase est solide, c’est qu’elle est un outil », disait-il à propos de Werth. À ce sujet, des romans de Dostoïevski, il retient entre autres la construction, le fonctionnement interne, tel qu’il en rend compte dans ses carnets :

L’esprit analytique peut maintenant s’exercer et chercher à rendre compte du mécanisme intérieur. Il me faut beaucoup d’efforts pour démonter ainsi un monologue de Dostoïevski, et rendre compte de la logique ou plus exactement de l’unité des contradictions apparentes. Si elle me paraît valable c’est dans la mesure où je possède la caution de la réussite de Dostoïevksi. (C, 128)

Son regard est presque celui d’un mĂ©canicien, qui descend dans le moteur de l’œuvre bien huilĂ©e. La glose pour la glose n’a pas sa place – pas plus que la thĂ©orisation Ă  seule fin de dĂ©finir, placer et ordonner, puisque l’ordre, comme le plan, vient après-coup[2]. Et s’il a pu s’attarder Ă  Raskolnikov, de Crimes et châtiments, c’est que la pĂ©rennitĂ© du personnage, sa propension Ă  sortir de l’œuvre, se rapporte davantage Ă  une pensĂ©e philosophique qu’à une vie extĂ©rieure dont l’être de fiction serait dotĂ© : « [Ă€] peine condamnĂ© Ă  mort, l’autre se calme. Ă€ peine refusĂ©, l’autre pleure et s’apaise "dans son angoisse…". Ă€ peine ayant avouĂ©, Raskolnikov retrouve sa joie de vivre. » (łŐł§Ă‰, 798) On retrouve ici le Saint-ExupĂ©ry Ă©rudit, l’auteur de Citadelle, qui exprime pour lui-mĂŞme davantage que pour un lectorat prĂ©cis une idĂ©e ou une rĂ©flexion, qu’il ne sait, du reste, pas toujours rendre accessible.

Pour faire suite à ces observations, c’est l’idée de l’outil qu’il m’apparaît pertinent de creuser. Car le roman se comprend aussi dans son rapport avec les genres littéraires de la poésie et du théâtre, auxquels Saint-Exupéry entrevoit des objectifs tout autres. Ils sont, comme nous le verrons un peu plus loin, d’abord et avant tout des moyens de l’expression. La poésie lui est ainsi une pratique formatrice, par laquelle il fait son entrée en littérature :

Je pense Ă  mes poĂ©sies : j’aimerais beaucoup mieux en faire paraĂ®tre quelques-unes dans des revues – mais des revues intĂ©ressantes (hebdomadaires par exemple) et n’éditer qu’une fois en France : je veux m’occuper moi-mĂŞme de mon bouquin, je serais malheureux s’il n’était pas conforme Ă  mes manies. Mon premier bouquin… (łŐł§Ă‰, 87)

Si la lecture de romans peut être associée à une période de formation de l’identité, lorsqu’il est temps de se mettre au travail, les vers précèdent le discours prosaïque, dont l’élaboration est plus exigeante pour l’auteur. Il y a donc inversion entre la lecture et la pratique. D’ailleurs, à la liste des écrits secondaires mentionnés plus haut, des poèmes de jeunesse s’ajoutent, lesquels, sans nous informer plus qu’il n’en faut de la pensée théorique de Saint-Exupéry, évoquent, en une seule et unique occurrence, un élément du rapport qu’il entretient au genre romanesque :

Aussi pardonne-moi si ma bouche est avare

Tu n’es pour moi qu’un rayon de soleil furtif

Je rĂŞve par-delĂ  notre baiser passif

Un roman beau comme un poème… et m’y prĂ©pare. (łŐł§Ă‰, 166)

En comparant le roman au poème dans ce vers, sur la base de la beauté du second, il fait ressortir la spécificité de l’un et, par contraste, les particularités de l’autre. Le roman ne viserait donc pas a priori à servir la « beauté ». Si sa visée n’est pas esthétique, quelle serait-elle ? En procédant à une analyse similaire des propos de l’auteur sur le théâtre, on arrive à dégager quelque aspect supplémentaire :

J’essaierai certainement de faire du théâtre, ça me passionne, c’est un genre de littĂ©rature remarquable au point de vue de la puissance d’émotion qu’on peut y condenser. C’est moins propre Ă  la complexitĂ© des idĂ©es qui doivent ĂŞtre Ă©videmment assez gĂ©nĂ©rales pour ĂŞtre prĂŞtĂ©es Ă  cette structure. (łŐł§Ă‰, 62)

Le roman, comme le négatif photographique de ces propos, apparaît ains en tant qu’élément muet de la comparaison, celui, précisément, qui se réclame de la complexité des idées. L’effet, en somme, est double : d’une part, en le mettant en relation avec les autres modes de l’expression artistique, Saint-Exupéry fait ressortir ce qu’il en pense, tout en s’opposant à une omnipotence du genre romanesque, lequel ne peut donc pas tout dire, tout illustrer. La visée esthétique se rapporte à la poésie, la puissance d’émotion, au théâtre, faisant du roman, en creux, un terrain propice à l’élaboration de points de vue complexes, d’idées et de concepts développées. D’autre part, en précisant ce qu’il attend de ces deux « structures », il construit son rapport à elles en fonction de leur capacité à porter son propos, redoublant, de fait, cette idée de l’outil, d’une certaine pragmatique de la composition littéraire.

Une théorie du processus.

Les propos relevĂ©s ÂáłÜ˛ő±çłÜ’à maintenant ont permis d’organiser la pensĂ©e Ă©parse et sommaire d’Antoine de Saint-ExupĂ©ry d’après quelques axes, qui se rapportent principalement Ă  ses impressions de lecture. Toutefois, son Ĺ“uvre rĂ©elle, bien qu’elle ait pu ĂŞtre brièvement abordĂ©e ou mentionnĂ©e, reste globalement exclue du portrait qui se dessine peu Ă  peu. On ne sait pas encore ce qu’il pense concrètement de ses romans, ni comment ceux-ci se positionnent par rapport Ă  l’aspect plus thĂ©orique de sa pratique de romancier. La seconde partie de ce texte cherche donc Ă  explorer l’œuvre romanesque et essayistique de Saint-ExupĂ©ry, en dialogue avec ce qui a pu ĂŞtre exposĂ© de prime abord.

Si l’œuvre rĂ©elle de Saint-ExupĂ©ry n’a Ă©tĂ© abordĂ©e qu’en surface, c’est, en fait, parce qu’elle est gĂ©nĂ©ralement absente de la question. De sorte qu’on assiste Ă  une rupture entre thĂ©orie et pratique, qui rend difficile la coordination en un tout organisĂ© et intuitif. D’un cĂ´tĂ©, l’énoncĂ© est souvent clair et bien formulĂ© lorsqu’il s’agit, pour l’auteur, de se confronter Ă  des Ĺ“uvres, alors que, de l’autre, la confusion règne lorsqu’il est temps de dĂ©finir ce qu’est pour lui son exercice de la littĂ©rature. Pour aborder ses Ă©crits en construction, Saint-ExupĂ©ry prĂ©fère Ă  l’étiquette gĂ©nĂ©rique de roman des dĂ©signations neutres, centrĂ©es sur l’objet livresque, comme en tĂ©moigne cette lettre adressĂ©e Ă  sa mère, oĂą il dit, au sujet de ce qui deviendra Courrier Sud : « Je lis un peu et me suis dĂ©cidĂ© Ă  Ă©crire un livre. J’ai dĂ©jĂ  une centaine de pages et suis assez empĂŞtrĂ© dans sa construction. J’y veux faire entrer beaucoup trop de choses et de points de vue diffĂ©rents. » (łŐł§Ă‰, 231) C’est comme s’il manifestait d’entrĂ©e de jeu un refus d’asseoir un constat dĂ©finitif sur son travail, qu’évoque par la bande ce problème de dĂ©multiplication des points de vue dans la composition de son premier livre. La relative anonymisation gĂ©nĂ©rique de ses Ĺ“uvres Ă  laquelle on assiste connaĂ®t cependant quelques exceptions rĂ©servĂ©es Ă  Courrier Sud et Vol de nuit, qu’il appellera ici et lĂ  ses romans. Aussi anodine que cette tendance puisse ĂŞtre, elle rĂ©vèle en creux un aspect central Ă  l’œuvre, celui d’une mise Ă  distance de tout ce qui s’apparente Ă  une catĂ©gorisation trop rigide. Saint-ExupĂ©ry n’est pas de ces auteurs qui construisent l’œuvre en aval. La pensĂ©e, au contraire, se dĂ©veloppe au fur et Ă  mesure, entraĂ®nant dans son sillon la structure de l’œuvre, qui se moule Ă  son propos :

Le plan dans l'Ĺ“uvre littĂ©raire fait partie de l'illusion des logiciens, des historiens et des critiques. […] Si, avant d’écrire, j’énonce en gros quelques mouvements de mon Ĺ“uvre […] ce n’est point ce plan-lĂ  qui conditionne mon Ĺ“uvre. Il n’est que l’expression de ce que j’ai une Ĺ“uvre Ă  Ă©crire. Car Ă©videmment l’essentiel se prĂ©sente d’abord en tant que structure. Mais comme mon travail est prĂ©cisĂ©ment, essentiellement de dĂ©couvrir et de dĂ©gager cette structure qui seule importe, il est un peu absurde de penser qu’elle est schĂ©ma rigide qui va gouverner et contenir l’œuvre. Et ce que je modifierai perpĂ©tuellement ÂáłÜ˛ő±çłÜ’à ce que le verbal « ressemble » Ă  l’essentiel non verbal, ce sera prĂ©cisĂ©ment le plan. (C, 323)

La forme ou le genre du roman est secondaire à « l’essentiel », qu’on peut comprendre en fonction de l’importance accordée au processus. La finalité, lorsqu’elle lui est préférée, risque d’estomper, ou, pire, « tuer » le mouvement, selon ses dires :

Je ne suis ni vieux ni jeune. Je suis celui qui passe de la jeunesse Ă  la vieillesse. Je suis quelque chose qui se forme. Je suis un vieillissement. Une rose n’est pas quelque chose qui Ă©clot, s’ouvre et se fane. Ça, c’est une description pĂ©dagogique. Une analyse qui tue la rose. Une rose, ce n’est pas des Ă©tats successifs. Une rose, c’est une fĂŞte un peu mĂ©lancolique. (łŐł§Ă‰, 750)

Ainsi, lui qui « ne sai[t] ni distinguer le moyen du but […] ni l’attaque de la défense » (C, 23), comme il le laisse savoir dans ses carnets, pourrait très bien substituer au couple signifiant/signifié, ou, plus simplement, forme/fond, cette dualité entre la machine et sa destination. La distinction étant d’abord « un ordre pédagogique » (C, 23), il conclut à quelques reprises que « la méthode et le but se confondent » (C, 120). L’avion est un outil – c’est tout le propos de Terre des hommes –, le langage est un outil – c’est tout le propos de Citadelle –, le roman – ses romans –, de façon similaire, voire équivalente, ne saurait être autre chose qu’un moyen de rendre compte d’une matière ou d’une réalité particulière.

N’est-ce pas, au fond, une invitation à lire l’œuvre telle qu’elle se joue réellement qui se dessine par-là ? Le processus ne peut être ramené à « des états successifs », nous dit l’auteur, encore moins à une organisation, au risque d’étouffer l’« essentiel ». Dégager de la périphérie de l’œuvre une théorie du roman revient à observer le produit final de l’extérieur – la rose éclot, s’ouvre et se fane. Il faut apprivoiser la rose pour goûter à la fête mélancolique qu’elle porte – de même pour l’œuvre. Prenons donc ces observations sur le genre romanesque comme un angle d’approche de l’ensemble continu que forment les différentes publications de Saint-Exupéry, de 1929 à 1948. Pour limpide que soit cet aspect de la « théorie » du roman qui unit l’auteur à son œuvre, il n’est pas sans exclure une grande difficulté dans la pratique. En fait, il semble que cette difficulté exhume un aspect du rapport au genre romanesque de l’écrivain. Un survol de l’œuvre exupérienne d’un point de vue générique révèle une opposition entre ce qui est dicible et ce qui ne l’est pas, où le second se présente sous d’autres traits que ceux du roman.

Le roman ou le dicible.

Si Courrier Sud et Vol de nuit sont considĂ©rĂ©s unanimement comme des romans, le portrait se floue par la suite, Ă  mesure que le rapport au langage de l’auteur se complique. Ces deux premières publications, sans illustrer dans toute son ampleur la crise langagière Ă  laquelle on assiste dans les Ĺ“uvres subsĂ©quentes, la prĂ©figurent comme thème, Ă  commencer par Courrier Sud. En exemplifiant la prĂ©sĂ©ance de l’objectif (la livraison du courrier) sur le moyen (le pilote), l’œuvre infère un douloureux dĂ©calage entre la communication et la valeur d’une vie, rĂ©duite Ă  nĂ©ant. L’histoire se ferme sur une image des plus acerbes, alors que la mort du protagoniste Jacques Bernis, annoncĂ©e par tĂ©lĂ©gramme, cĂ´toie platement le sort de l’avion et du courrier qu’il porte : « Pilote tuĂ© avion brisĂ© courrier intact » (CS, 348) Le tĂ©lĂ©gramme qui suit, sur lequel se clĂ´t le texte, marque avec encore plus d’insistance le peu d’importance que l’« institution » accorde Ă  la vie, en l’évacuant complètement de son message : « De Dakar pour Toulouse : courrier bien arrivĂ© Dakar. Stop. » (CS, 349) Par ce silence autour du pilote, c’est comme si la mort devenait double. Elle rĂ©sonne amèrement, en nĂ©gatif, dans la disparition rendue muette de l’homme. Ce traitement de la vie et de ce qui n’en est pas dit, on le verra sous un autre angle dans Vol de nuit. Le roman laurĂ©at du prix Femina de 1931 le reprend Ă  rebours, via le commandant Rivière, qui tĂ©moigne d’une profonde empathie pour ses pilotes : « Rivière pensait aux tĂ©lĂ©grammes qui touchent les familles sous les lampes du soir, puis au malheur qui, pendant des secondes presque Ă©ternelles, reste un secret dans le visage du père. » (VN, 453) Pour l’auteur, « Rivière cherche Ă  crĂ©er des hommes dans le livre » (łŐł§Ă‰, 514) et, en ce sens, le personnage se pose comme une rĂ©ponse aux lignes dĂ©sensibilisĂ©es sur lesquelles se ferment Courrier Sud : « Et Rivière luttera aussi contre la mort, lorsqu’il rendra aux tĂ©lĂ©grammes leur plein sens, leur inquiĂ©tude aux Ă©quipes de veille et aux pilots leur but dramatique. » (VN, 483) Cette fois, la disparition du pilote, Fabien, n’est pas ignorĂ©e, mais elle n’est pas plus accueillie par des mots. La camaraderie pallie leur insuffisance, qui, toutefois, n’a (encore) rien de nĂ©gatif : « [De la disparition de Fabien] [i]ls en parlèrent peu. Une grande fraternitĂ© les dispensait de phrase. » (VN, 488)

L'unité de sens, d'action et de narration qui s'étendent sur les vingt et quelques chapitres les constituant font de Courrier Sud et Vol de nuit les romans les plus « conventionnels » de Saint-Exupéry. Les problématiques liées à l’expression apparaissent sur le mode de la mimesis : exposées ou illustrées, elles ne s’arriment pas concrètement à la structure du texte. Le portrait change par la suite. Terre des hommes, paru en 1939, s’éloigne d’une expression commune du genre : la construction de l’œuvre correspond à ce que d’aucuns appellent sa forme « composite », c’est-à-dire qu’une suite de récits, articles, essais indépendants, réunis par un même titre, constituent un tout qui vaut plus que la somme de ses parties prises individuellement. L’œuvre s’ouvre sur un constat qui la place d’emblée sous le signe de l’irréalisable : « La terre nous en apprend plus long sur nous que tous les livres » (TH, 613). Contrairement à Proust, pour qui « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature » (2284), Saint-Exupéry fait du vécu la plus-value du langage. Concrètement, l’effet est quelque peu abrasif à la lecture : en venant raconter dans les chapitres qui suivent ce qu’il a appris de son expérience sur la terre, l’auteur n’avoue-t-il pas qu’il s’attèle à l’impossible ? Ne rend-il pas sa tâche en quelque sorte vaine puisqu’elle ne peut égaler, encore moins dépasser, ce que l’expérience du monde lui a offert ? Ces deux premières questions en suscitent deux autres, au rayonnement plus vaste : Faut-il voir le roman comme un moyen par dépit de rendre compte de l’expérience humaine ? À défaut de pouvoir faire mieux, d’avoir un meilleur choix, Saint-Exupéry s’est-il en fait rabattu sur ce mode de l’expression, qui reste, comme il le révélera plus tard, une « contrainte, mais invisible » (CI, 311) ?

Pour paradoxal que soit l’incipit de Terre des hommes au regard de son contenu, il ne crĂ©e pas de disjonction notable, et l’œuvre conserve au fil de son enchaĂ®nement une relative unitĂ©. L’auteur garde effectivement foi en son message, tel qu’il l’écrit en parallèle de l’œuvre : « J’ai Ă©crit avec passion Terre des hommes pour dire Ă  ma gĂ©nĂ©ration : "vous ĂŞtes habitants d’une mĂŞme planète, passagers d’un mĂŞme navire !" » (łŐł§Ă‰, 950). On peut ainsi lire l’incipit comme une invitation Ă  vivre pleinement, qui ne tient pas compte de son possible envers dĂ©faitiste. Le commentaire sur la valeur de l’œuvre en ouverture dĂ©note tout de mĂŞme ce qui prendra de l’ampleur dans les Ĺ“uvres subsĂ©quentes : l’échec du langage et l’impossibilitĂ© nouvelle Ă  rendre compte du monde. C’est avec Pilote de guerre (1942) que Saint-ExupĂ©ry cesse d’aborder cette crise en devenir de façon Ă©vocatoire pour la faire voir dans toute son ampleur, dans le fond comme dans la forme : « Notre vocabulaire semblait presque intact, mais nos morts, qui s’étaient vidĂ©s de substance rĂ©elle, nous conduisaient, si nous prĂ©tendions en user, vers des contradictions sans issues. » (PG, 933) Le dĂ©calage, ici, est limpide entre le langage est la « substance » qu’il porte. En parallèle, ce « rĂ©cit » limitrophe, qui emprunte tour Ă  tour Ă  l’autobiographique, le romanesque et l’essayistique – oĂą matière et genre se confondent –, rompt avec la forme romanesque, pourrait-on dire, puisque l’auteur n’y reviendra plus Ă  sa suite. Ce divorce semble indissociable du rapport conflictuel qu’il entretient avec le « bouquin » – terme qu’il emploie dans une lettre Ă  son Ă©diteur – prolongeant, dans le « rĂ©el » ces contradictions sans issues qu’il dĂ©notait dans l’œuvre. Ă€ son sujet, il partage Ă  une amie toute l’amertume que sa rĂ©daction a engendrĂ©e : « Je n’en pense aucun bien – crois-le. Je l’ai Ă©crit dans le dĂ©sordre intĂ©rieur. Je n’ai pas rĂ©ussi Ă  dire ce que je voulais. » (łŐł§Ă‰, 799) L’œuvre, dans sa construction aussi plurielle qu’instable, tĂ©moigne d’une crise du langage Ă  laquelle se heurte le narrateur-auteur. Incapable de traduire son propos par la voie du roman, il change de ton dans les derniers chapitres, pour adopter une manière plus essayistique, « Ă  sauts et Ă  gambades », rĂ©itĂ©rant de plusieurs façons et Ă  plusieurs reprises l’échec du langage, avant d’appeler Ă  l’action. Cette crise s’apparente Ă  ce que, chez Freud, on connaĂ®t comme Ă©tant l’inanalysable, c’est-Ă -dire ce qu’il reste au-delĂ  du dicible, ce qui ne peut ĂŞtre saisi dans et par le langage : « Mais quand il s’agit de parler de l’Homme, le langage devient incommode. […] L’unitĂ© de l’être n’est pas transportable par les mots. » (PG, 930) Pilote de guerre apparaĂ®t, en somme, comme une Ĺ“uvre confuse qui ne cesse de chercher sa cohĂ©rence, Ă  une Ă©poque oĂą, justement, elle fait plus que jamais dĂ©faut°Ú3±ŐĚý.

Les deux annĂ©es qui font suite Ă  la publication du rĂ©cit, les dernières de l’auteur, ne verront pas la situation se rĂ©sorber. Au contraire, la crise s’accentue, pour culminer dans Citadelle. Le petit prince – un conte pour enfant –, est le lieu d’une rĂ©flexion marquĂ©e sur l’insuffisance du langage, bien qu’on ne l’aborde pas sous cet angle : « J’ai ainsi vĂ©cu seul, sans personne avec qui parler vĂ©ritablement, ÂáłÜ˛ő±çłÜ’à une panne dans le dĂ©sert du Sahara, il y a six ans » (PP, 1090, je souligne). Avant mĂŞme cet aveu en ouverture du deuxième chapitre, le thème de l’incomprĂ©hension Ă©tait traduit dès les premières lignes par le dessin numĂ©ro un du serpent boa fermĂ©, que les « grandes personnes » mĂ©prennent, comme on le sait, pour un chapeau. Avec Lettre Ă  un otage, publiĂ© la mĂŞme annĂ©e, le courant de la communication est certes rĂ©tabli en partie, mais c’est au dĂ©triment du langage, en parallèle du langage, que cette rĂ©unification s’opère :

C’est le contenu qui comptait. La pâte humaine. […] [C]et accord était si plein, si solidement établi en profondeur, il portait sur une bible si évidente dans sa substance, bien qu’informulable par les mots, que nous eussions volontiers accepté de fortifier ce pavillon, d’y soutenir un siège, et d’y mourir derrière des mitrailleuses pour sauver cette substance-là. Quelle substance ?... C’est bien ici qu’il est difficile de s’exprimer! Je risque de ne capturer que des reflets, non l’essentiel. Les mots insuffisants laisseront fuir ma vérité. (LO, 1199)

On trouve dans cet extrait les grandes lignes observées ici et là en sous-texte, désormais visible à la surface. Citadelle, donc, au terme de l’œuvre perd de son aridité : ses contradictions, son incertitude générale, la fragilité de sa charpente deviennent, lorsqu’on prend le temps de parcourir l’œuvre dans son ensemble, une illustration on ne peut plus juste de l’indicibilité.

De lĂ  Ă  conclure Ă  une tendance intentionnelle ou assumĂ©e par l’auteur, un pas ne sera pas franchi. Avant qu’elle soit totale, encore moins annoncĂ©e, la rupture avec le genre romanesque se manifeste de publication en publication, prenant les traits d’un mouvement, d’un processus qui se dĂ©noue peu Ă  peu. Ă€ mesure que le temps avance et – surtout – que les conflits politiques dĂ©gĂ©nèrent, une corrĂ©lation de plus en plus marquĂ©e se tisse entre la forme adoptĂ©e et l’incapacitĂ© grandissante de l’auteur Ă  nommer, dĂ©crire, Ă©noncer, et, concomitamment, Ă  se faire comprendre. Ă€ tel point que l’indicible devient un leitmotiv chez Saint-ExupĂ©ry, visible dans les correspondances bien avant qu’il soit abordĂ© de front dans l’œuvre : « Ce n’est pas l’homme, c’est le langage qui ne va pas » (łŐł§Ă‰, 510) ; « Pour saisir le monde d’aujourd’hui, nous usons d’un langage qui fut Ă©tabli pour le monde d’hier. Et la vie du passĂ© nous semble mieux rĂ©pondre Ă  notre nature, pour la seule raison qu’elle rĂ©pond mieux Ă  notre langage. » (598) ; « Je sais très bien ce que je veux dire, mais il faudra que je rĂ©flĂ©chisse pour ĂŞtre clair » (750) ; « Je pourrais Ă©crire, j’ai le temps, mais je ne sais pas encore Ă©crire, mon livre n’est pas mĂ»r en moi. » (756) Cette structure de l’expression – ce mouvement d’une certaine pensĂ©e – qu’est le roman, adoptĂ© par l’auteur pour ses deux premières Ĺ“uvres, semble donc de moins en moins adĂ©quate Ă  cerner la complexitĂ© du monde. Citadelle finit de nous l’apprendre : « La vĂ©ritĂ© loge au-delĂ . Les paroles l’habillent mal et chacune d’elles est critiquable. L’infirmitĂ© de mon langage m’a souvent fait me contredire. […] Mes paroles sont maladroites et d’apparence incohĂ©rente : non moi au centre. Je suis, tout simplement. » (CI, 412)

Conclusion.

Que retenir de ce parcours des écrits, canoniques ou non, d’Antoine de Saint-Exupéry ? D’abord, que l’auteur se refuse à énoncer une théorie précise et définie sur le roman. Il faut tirer de certaines mentions trouvées ici et là des conclusions sur une vision qui cible ce genre en particulier en quelques occasions. Ensuite, que cette vision qui n’est pas à l’abri des paradoxes, ni des contradictions. Sa jeunesse, par exemple, a donné lieu à la découverte d’œuvres romanesques qui ont continué de l’influencer, la maturité atteinte, en devenant un critère d’appréciation de ses lectures. Ses critiques contemporaines ont, quant à elle, mis en lumière le versant opposé de son approche du roman : l’ethos de l’auteur dans l’œuvre et la recherche de transparence coïncident avec un rejet de l’illusion, du romanesque. Entraînant dans son sillon une perspective pragmatique ou structurale, les observations de Saint-Exupéry sur les œuvres de Gide et Werth (parmi d’autres) a consolidé une approche du roman comme outil, dans le rapport qu’il entretient avec la poésie et le théâtre.

L’étude de la pratique commentĂ©e de l’auteur a exposĂ© l’importance du processus, auquel la structure de l’œuvre vient se modeler. C’est comme une invitation Ă  retourner au texte rĂ©el que les remarques de Saint-ExupĂ©ry doivent ĂŞtre prises, en ce que tout constat rigide ou catĂ©gorique est Ă©vitĂ©, au risque d’interrompre le mouvement. Le roman est une forme parmi tant d’autres du langage, un sous-aspect de l’expression. Il est secondaire au propos. Ainsi, pour rapide qu’elle fut, l’étude de son Ĺ“uvre, depuis Courrier Sud ÂáłÜ˛ő±çłÜ’à Citadelle, a fait voir une rupture avec le genre romanesque, qui traduit l’« incohĂ©rence gĂ©nĂ©rale » et, surtout, les limites de cette forme. L’auteur le dĂ©laisse peu Ă  peu Ă  mesure que son rapport au langage se complexifie. La structure de « l’essentiel », pour le Saint-ExupĂ©ry des annĂ©es 1940, n’est donc plus celle du roman.

Au final, ce voyage en terre exupérienne met de l’avant une disparité entre la théorie du roman que l’on peut trouver énoncée et sa pratique concrète. L’outil les unit, certes, mais il n’a pas la précision de certaines remarques sur Werth, ni le fendant d’une critique de Gide. Force est de le constater : écrire, comme vivre, c’est autre chose.

[1] Les extraits citĂ©s, mis Ă  part ceux provenant des Carnets (C) et de Citadelle (CI), qu’ils proviennent de correspondances ou d’écrits divers, renvoient Ă  l’intĂ©gral Du vent, du sable et des Ă©toiles, que l’on retrouve indiquĂ© par les initiales łŐł§Ă‰ entre parenthèses, suivies du numĂ©ro de page. Lorsque la citation provient d’une des sept Ĺ“uvres de l’auteur, outre Citadelle, les initiales en italique de l’œuvre (PG, pour Pilote de guerre) sont prĂ©fĂ©rĂ©es Ă  celles de l’édition des Ĺ“uvres complètes (łŐł§Ă‰), bien qu’elles en proviennent Ă©galement.

[2] Dans ses carnets : « "Il faut de l'ordre dans le discours" est une expression absurde. Un discours devient ordre une fois fait. Comme la grande destinée, comme l'arbre. Mais ils croient y trouver un truc pour conquérir et pour bâtir ! Et ils commencent par l'ordre avant la vie! » (C, 323)

[3] Le dĂ©sordre politique, bien entendu, y est pour beaucoup. C’est en des termes similaires Ă  ceux de Benjamin, traduisant dans Le Narrateur le dĂ©sĹ“uvrement des soldats « appauvris en expĂ©rience communicable » au retour de la Grande Guerre, que l’auteur de Pilote de guerre s’adresse aux AmĂ©ricains : « Vous faĂ®tes partie de ceux qui se sont peu Ă  peu forgĂ©s, depuis que la technique a cessĂ© de faire d’une guerre une glorieuse promenade, oĂą les Ă©motions dĂ©jĂ  valaient peut-ĂŞtre les quelques vies qu’elle coĂ»tait, pour la changer en un charnier gĂ©ant oĂą la chair de l’homme est broyĂ©e par les engrenages des machines pour la changer en un concept nouveau qui s’élèverait comme une espĂ©rance merveilleuse sur le monde, celle de la stabilitĂ© des empires. » (łŐł§Ă‰, 780) « Dans le champ d’action de courants mortels et d’explosions minuscules, le frĂŞle corps humain », Ă©crit Benjamin, rĂ©sumant par-lĂ  toute la distance qui sĂ©pare dĂ©sormais l’être humain et la machine, l’être humain et le monde qu’il habite. Pour Saint-ExupĂ©ry, ce problème de communication se comprend via des concepts similaires Ă  ceux qu’énonce Benjamin. Ce dĂ©calage entre l’humain et la matière qui compose son univers, on le retrouve exposĂ© dans ses correspondances : « Imaginez le physicien, auquel on apporterait en vrac, d’un seul coup, vingt dĂ©cimales nouvelles des phĂ©nomènes connus, et mille phĂ©nomènes nouveaux : le problème le dĂ©passerait. Il faudrait attendre des siècles celui qui, ayant lentement digĂ©rĂ©, fonderait un langage nouveau, et qui ordonnerait le monde. Il n’y aurait plus d’ordre dans la physique mathĂ©matique. Tout ça est excessivement amer. Il n’y a plus de positions possibles : ou bien accepter d’être esclave de M. Hitler – ou de le refuser en gros, mais en prenant les risques du refus. » (łŐł§Ă‰, 753) En ce sens, l’incertitude gĂ©nĂ©rique du rĂ©cit de 1942 relève peut-ĂŞtre plus d’une prolifĂ©ration des formes en son sein que d’une rĂ©elle indĂ©termination, reprenant cette idĂ©e d’un trop-plein de dĂ©cimales plutĂ´t que d’une absence de donnĂ©es. Voir W. Benjamin, Le narrateur, p. 206.

Ouvrages cités :

  • BENJAMIN, Walter. « Le narrateur », Écrits français, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idĂ©es », 1991, p. 205-229.
  • PROUST, Marcel. Ă€ la recherche du temps perdu, texte Ă©tabli sous la direction de Jean-Yves TadiĂ©, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1999.
  • SAINT-EXUPÉRY, Antoine de. Du vent, du sable et des Ă©toiles. Ĺ’uvres, Ă©dition Ă©tablie et prĂ©sentĂ©e par Alban Cerisier, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2018.
  • —â¶Ä”â¶Ä”. Carnets, avant-propos et notes de Nathalie des Vallières, introduction de Pierre Chevrier, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1999.
  • —â¶Ä”â¶Ä”. Citadelle, Ă©dition abrĂ©gĂ©e, Ă©tablie et prĂ©facĂ©e par Michel Quesnel, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000.

Bibliographie

Ouvrages cités

SAINT-EXUPÉRY, Antoine de. Du vent, du sable et des étoiles. Œuvres, édition établie et présentée par Alban Cerisier, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2018.

—â¶Ä”â¶Ä”. Carnets, avant-propos et notes de Nathalie des Vallières, introduction de Pierre Chevrier, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1999.

—â¶Ä”â¶Ä”. Citadelle, Ă©dition abrĂ©gĂ©e, Ă©tablie et prĂ©facĂ©e par Michel Quesnel, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000.

Citations

Citadelle, édition établie, abrégée et préfacée par Michel Quesnel, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000 [1948].
« Celui-là qui me vient avec son langage pour saisir et exprimer l’homme me paraît semblable à l’enfant qui s’installe au pied de l’Atlas avec son seau et sa pelle et forme le projet de saisir la montagne et de la transporter ailleurs. L’homme c’est ce qui est, non point ce qui s’exprime. Certes, le but de toute conscience est d’exprimer ce qui est, mais l’expression est œuvre difficile, lente et tortueuse, – et l’erreur est de croire que n’est pas ce qui ne peut d’abord s’énoncer. » (129)

« Moi je viens, et je suis votre terre et votre étable et votre signification. Je suis la grande convention du langage, et maison et cadre et armature. » (145)

« Ce n’est point au nom d’un plan que tu travailles, mais tu travailles pour l’obtenir. Mais eux qui disent à leurs élèves : "Voyez cette grande œuvre et l’ordre qu’elle montre. Fabriquez-moi d’abord un ordre, ainsi votre œuvre sera grande", quand l’œuvre alors sera squelette sans vie et détritus de musée. » (180)

« Si donc le langage par lequel tu me communiques tes raisons d’agir est autre chose que le poème qui me doit me charrier de toi une note profonde, s’il ne couvre rien d’informulable mais dont tu prétendes me charger, alors je te refuse. […] Car on ne meurt point pour le signe mais pour la caution du signe. Laquelle impose, si tu veux l’exprimer, ou commencer de l’exprimer, le poids des livres de toutes les bibliothèques de la terre. […] Pour que mon langage morde et puisse me devenir et te devenir opération, il faut bien qu’il accroche en toi quelque chose. » (210) « Car si je fonde l’homme, je délivre de lui des démarches d’homme, si je fonde le poète je délivre des poèmes, et si je fais de toi un archange je délivre des paroles ailées et des pas sûrs comme d’un danseur. » (233)

« Car exactement comme la cathédrale est un certain arrangement de pierres toutes semblables mais distribuées selon des lignes de force dont la structure parle à l’esprit, exactement de même qu’il est un cérémonial de mes pierres et la cathédrale est plus ou moins belle. […] Et je ne connais rien au monde qui ne soit d’abord cérémonial. Car tu n’as rien à attendre d’une cathédrale sans architecture, d’une année sans fêtes, d’un visage sans proportions, d’une armée sans règlements, ni d’une patrie sans coutumes. Tu ne sauras quoi faire de tes matériaux en vrac. […] J’ai dénommé pierre un certain cérémonial de la poussière dont elle est composée. » (281)

« N’oublie pas que ta phrase est un acte. Il ne s’agit point d’argumenter si tu désires me faire agir. Crois-tu que je m’en vais me déterminer pour des arguments ? J’en trouverais de meilleurs contre toi. » (297)

« Peu m’importent les erreurs que tu me reproches. La vérité loge au-delà. Les paroles l’habillent mal et chacune d’elles est critiquable. L’infirmité de mon langage m’a souvent fait me contredire. Mais je ne me suis point trompé. Je n’ai point confondu le piège et la capture. Elle est commune mesure des éléments du piège. Ce n’est point la logique qui noue les matériaux mais le même dieu qu’ils servent ensemble. Mes paroles sont maladroites et d’apparence incohérente : non moi au centre. Je suis, tout simplement. » (412)
Du vent, du sable et des étoiles. Œuvres, édition établie et présentée par Alban Cerisier, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2018.

Lettres :

« Je suis en train de lire ±Ę´ÇłÜ˛ő˛őľ±Ă¨°ů±đ, je pense que nous aimons tous ça, comme La Nymphe au cĹ“ur fidèle parce que nous nous reconnaissons. Nous aussi nous formions tribu. Et ce monde des souvenirs d’enfants de notre langage et des jeux que nous inventions me semblera toujours dĂ©sespĂ©rĂ©ment plus vrai que l’autre. » (38)

« J’essaierai certainement de faire du théâtre, ça me passionne, c’est un genre de littérature remarquable au point de vue de la puissance d’émotion qu’on peut y condenser. C’est moins propre à la complexité des idées qui doivent être évidemment assez générales pour être prêtées à cette structure. » (62)

« Ah! Je pense à mes poésies : j’aimerais beaucoup mieux en faire paraître quelques-unes dans des revues – mais des revues intéressantes (hebdomadaires par exemple) et n’éditer qu’une fois en France : je veux m’occuper moi-même de mon bouquin, je serais malheureux s’il n’était pas conforme à mes manies. Mon premier bouquin… » (87)

« Mon roman mûrit pages page par page. Je pense venir vers le début du mois prochain et vous le montrer : je le crois tout à fait neuf. Je viens d’écrire les pages que je crois les meilleures. […] Mon roman chôme un peu, mais je fais des progrès internes considérables par une observation de chaque seconde que je m’impose. J’emmagasine. » (121)

« J’ai écrit des bribes de mon roman. Je n’ai guère le temps ni de travailler ni de lire. […] [J]e lis Chant funèbre pour les morts de Verdun de Montherlant. J’aime beaucoup ce désir de dépouillement de la pensée et ce style dépouillé aussi, sans images, dont l’auteur s’efface. » (121 – à Charles Sallès)

« Il faut me chercher tel que je suis dans ce que j’écris et qui est le résultat scrupuleux et réfléchi de ce que je pense et vois. Alors dans la tranquillité de ma chambre ou d’un bistro, je peux me mettre bien face à face avec moi-même et éviter toute formule, truquage littéraire et m’exprimer avec effort. Je me sens alors honnête et consciencieux. Je ne peux plus souffrir ce qui est destiné à frapper et fausse l’angle visuel pour agir sur l’imagination. […] Je n’ai plus aucune coquetterie de la pensée qui fait qu’on s’interpose entre ce que l’on voit et écrit. » (123)

« J'ai lu le récit d'André Gide. J'ai toujours la même impression. D'abord une impression d'effort désespéré pour caractériser les choses, pour en donner un raccourci. Mais elles n'en surgissent jamais. À mesure qu'il les touche, il les empaille. Et ce n'est pas donner un raccourci que de supprimer verbes et articles. "Jour de pluie incessante, mer assez houleuse", "extraordinaire quiétude, beauté des arbres". Cette forme de journal m’agace. Il me semble qu’il emploie toujours cette forme de notation, ce moule, pour qu’une d’elles vienne s’y placer par miracle. Et qu’il s’efforce d’être le plus simple possible pour faire ces découvertes qui ne sont données qu’aux innocents. Il se place dans cette attitude, il pense humblement "toits rouges, herbe verte…", mais le Saint-Esprit ne descend jamais. […] Mais tout ça n’est rien : "Ce matin une hirondelle de mer contre la lisse. J’admire ses petites pattes palmées et son bec bizarre… Je la garde quelques instantes dans ma main ouverte, puis elle reprend son vol et se perd de l’autre côté du navire." C’est du truquage. Tu prends un héros. Tu l’exiles dans un coin perdu du vaste monde. Tu l’entoures d’anthropophages. Tu le menaces d’un boa et tu lui fais – peu – mal à un pied. "Toute sa conscience est abolie. Il ne pense plus qu’à son ongle incarné…" Ça, c’est épatant. Comment ! On peut être un héros perdu dans le vaste monde et entouré d’anthropophages et souffrir d’un ongle incarné. Comme le héros se définit, comme il est proche. Comme je me fous d’André Gide exilé sur les mers d’Afrique, constatant que s’en va à droite une hirondelle qui venait de gauche. Comme je me fous de l’instantané qu’il me donne de lui en notant avec le plus grand soin le détail le plus indifférent, le plus banal, le moins chargé d’image, de sens. Et ensuite ? Je sais bien qu’il pissait aussi, monsieur André Gide, en Afrique. Si ce qu’il écrivait avait un sens, ça me restituerait plus son attitude. Mais son attitude – je m’en fous. » (223-224)

« Je lis un peu et me suis décidé à écrire un livre. J’ai déjà une centaine de pages et suis assez empêtré dans sa construction. J’y veux faire entrer beaucoup trop de choses et de points de vue différents. » (238)

« Morand fait du Morand, ce qui est odieux, Giraudoux fait du Giraudoux (ce qui a d’ailleurs plus d’arrière-plan). Et on est certain, absolument certain, désespérément certain en ouvrant un Henry Bordeaux de lire quelque chose d’idiot. Cela fait l’effet d’une pharmacie dont on connaît les étiquettes. On connaît déjà ce que l’on va boire. On n’a plus soif. » (499)

« À part tout cela, il reste l’avion. Le tronçon sur lequel je pilote est d’environ 2000 kilomètres, que nous accomplissons en général la nuit. Comme il s’agit du courrier d’Amérique et que l’on fonce par tous les temps (c’est à Guillaumet et moi que ce secteur est confié), j’ai déjà connu quelques heures pires que celles de mon livre. Le néant parfait, entre les nuages et la brume et sans un feu dans ces nuits d’encre. Arriver, c’est vraiment parfois tirer le monde d’une sorte de chaos original. » (500)

« Je voudrais revenir un peu à mon Rivière. Je ne lui ai pas "fait un sort" C’était très important pour moi mais je sais maintenant que je me suis mal exprimé. Ce n’est pas l’homme, c’est le langage qui ne va pas. Il y a un tel fossé entre les spéculations théoriques sur l’homme et les nécessités pratiques, et l’action, que de plus en plus il me semble qu’il y a là deux plans aussi valables l’un que l’autre et parfaitement inconciliables. » (510, lettre à un critique)

« Rivière cherche à créer des hommes dans le livre, il conduit des hommes dans le film. Et sa dureté se justifie moins. » (514)

« Pour saisir le monde d’aujourd’hui, nous usons d’un langage qui fut établi pour le monde d’hier. Et la vie du passé nous semble mieux répondre à notre nature, pour la seule raison qu’elle répond mieux à notre langage. Chaque progrès nous a chassés un peu plus loin hors d’habitudes que nous avions à peine acquises, et nous sommes véritablement des émigrants qui n’ont pas fondé encore leur patrie. Nous sommes tous des peuples trop jeunes, sans langages, sans traditions. Il nous faudra vieillir un peu avant de former des chants populaires… » (598)

« Imaginez le physicien, auquel on apporterait en vrac, d’un seul coup, vingt décimales nouvelles des phénomènes connus, et mille phénomènes nouveaux : le problème le dépasserait. Il faudrait attendre des siècles celui qui, ayant lentement digéré, fonderait un langage nouveau, et qui ordonnerait le monde. Il n’y aurait plus d’ordre dans la physique mathématique. » (753)

« Je pourrais écrire, j’ai le temps, mais je ne sais pas encore écrire, mon livre n’est pas mûr en moi. Un livre qui "donnerait à boire". » (770)

« Si j’écris je dois me demander : Que pensera-t-on de mon texte ? Que deviendra-t-il dans dix années ? Et non : Qu’en pensera le 22 février un individu peut-être bigle et infantile, dont, de toute façon, je me fous éperdument. Ça m’est complètement égal, si j’écris un poème qui me plaît, qu’il ne soit lu ou entendu que quarante ans après ma mort. L’imagerie du poète incompris que l’injustice des hommes condamne à la misère pour ne le réhabiliter que cent ans plus tard, m’est toujours apparue comme étant de la plus niaise sensiblerie. Le poète a bien de la chance au contraire. Je ne vais pas m’attendrir sur le sort des anguilles qui vont pondre dans la mer des Sargasses et ne connaîtront jamais leur progéniture. Ou mon bouquin est bien et on le lira un jour – je me fous totalement de savoir quand –, ou bien il est zéro et ne peut bénéficier que d’un tumulte d’actualité – et je me fous complètement qu’on le lise. […] Je préfère que l’on vendre cent exemplaires d’un livre dont je ne rougis pas, que six millions d’exemplaires d’un navet. […] On "est" dans un bouquin. S’agit d’être proprement. C’est tout. » (794, lettre à Lewis Galantière)

« Ça ne réside pas dans le matériel, ni dans la surface de l’énoncé. Ça ne commence même d’exister que quand on ne voit plus pourquoi. Et je connais très bien les changements à faire. Ils portent sur quelque chose que je ne sais pas définir, qui est la "durée" de ce que je dis. Si Wind, Sand and Stars se vend encore, c’est parce que j’ai tout démoli en débarquant. » (Ibid.)

« VoilĂ  mon livre [Pilote de guerre]. Je n’en pense aucun bien – crois-le. Je l’ai Ă©crit dans le dĂ©sordre intĂ©rieur. Je n’ai pas rĂ©ussi Ă  dire ce que je voulais. » (799) « Une fois encore, je n’ai pas d’autre vocabulaire, que religieux, pour m’exprimer. J’ai compris ça Ă  relire mon °ä˛ąĂŻ»ĺ [Citadelle]. Ça a un sens informulable, mais n’est pas hasard "vĂ©hicule, voie et charroi pour le conducteur des conducteurs". Je ne comprends rien, rien d’autre. Je ne comprends pas que "l’on me puisse mĂ©riter". Je ne suis pas rĂ©compense. Ni que je puisse "mĂ©riter". Je ne mĂ©rite rien. Et je ne sais pas penser autrement que je ne pense. D’ailleurs, j’en ai assez de moi. Avec mon langage tellement difficile sur toute chose. Je suis très en prison moi-mĂŞme. […] Cette incommunicabilitĂ© de l’époque me touche plus que tout au monde. » (1231)

« Moi je ne sais pas faire les dessins. Il faut que j’en extraie un d’entre trois mille. Celui-là encore est raté. Si j’ai vaguement appris à écrire, c’est parce que je vois cruellement tous mes défauts. Aucune phrase n’est jamais sauvée. Elle n’est pas folle, ma vieille formule : je ne sais pas écrire, je ne sais que corriger. » (1233)

Conférence et autres textes :

« Le premier livre que j’ai vraiment aimé est un recueil de contes de fées de Hans Christian Andersen. Mais c’est, en fait, le second livre que j’ai lu. À quatre ans et demi, je brûlais du désir de lire un vrai livre. J’avais trouvé, au fond d’un vieux coffre en Bois rempli de catalogues et de prospectus jaunis, une brochure sur la fabrication du vin : et, tout incompréhensible qu’elle me fût, je la lus de la première à la dernière page : chaque mot me captivait. Ce fut là mon tout premier livre. Quelques années plus tard, j’ai découvert Jules Verne. Je devais être âgé de dix ans environ. Les Indes noires, l’un de ses livres les moins connus, et en général considéré comme quelque peu ennuyeux, m’apparaissait à moi plein de majesté et de mystère. J’en parle encore aujourd’hui, car cette œuvre était appelée à jouer un rôle important dans ma vie. L’action se passe dans des galeries souterraines creusées à des milliers de pieds sous la surface de la terre, là où la lumière ne pénètre jamais. Il est tout à fait possible que l’atmosphère fantastique de ce livre, qui s’est gravée dans ma mémoire, ait été à l’origine de mon propre Vol de nuit, qui est aussi une exploration des ténèbres. Je n’ai jamais eu un goût prononcé pour le roman, et j’en ai relativement peu lu. Les premiers romans qui m’ont attiré sont ceux de Balzac, Le père Goriot surtout. À quinze ans, j’ai découvert Dostoïevski, et ce fut une formidable révélation : j’ai tout de suite senti que j’étais entré en contact avec quelque chose d’énorme, et je me suis mis à lire tout ce qu’il avait écrit, un livre après l’autre, comme je l’avais fait avec Balzac. […] Le premier romancier contemporain qui me parut avoir de la valeur fut Jean Giraudoux. La lecture de L’École des indifférents et de Simon le Pathétique m’enchanta, car j’avais l’impression qu’il y avait là un homme occupé des seules choses essentielles. Je me souviens par exemple, dans Simon le Pathétique, qu’il était d’une importance vitale pour Simon de savoir si son lit était appuyé ou non contre le mur. Il est vrai que pour un enfant cette question est très grave ; l’espace obscur et désert qui vous sépare du mur est un pays mystérieux qui est à vous seul… » (46)

« Je voyage toujours avec un certain nombre de livres dont j’hésite ici à donner les titres, car, avouer que les œuvres de Pascal, Descartes, et de philosophes, mathématiciens et biologistes contemporains vous suivent partout peut sembler prétentieux, prévu pour faire de l’effet. Ces livres sont pourtant près de moi, sur ma table. Pendant la guerre, mes fidèles compagnons furent Pascal, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, de Rilke, et un volume fatigué des œuvres de Baudelaire… » (46, 1941)

« Rien encore n’avait été dit. Cependant tout était résolu. […] Le soins accordés au malade, l’accueil offert au proscrit, le pardon même ne valent que grâce au sourire qui éclaire la fête. Nous nous rejoignons dans le sourire au-dessus des langages, des castes, des partis. » (1202, Lettre à un otage)

« Il nous semblait d’ailleurs que la simplicité apparente de Werth était plus difficile à pénétrer que l’hermétisme d’un Mallarmé. Werth ne se disait jamais : "Là est ma trouvaille…" Il n’accusait pas ses découvertes par un rond de jambe de styliste. Il parlait comme ça, sans surprendre […]. Ce n’était rien d’abord qu’un récit remarquable. Mais à nous asseoir si souvent, en le lisant, auprès de lui, observer du point de vue choisi par lui, nous dépassions peu à peu le plan des images comme celui des jugements. L’écorce, ou la formule, ne nous retenait plus. Werth guidait vers la pulpe des choses. Et nous apprenions à nous nourrir. Werth est l’un des hommes qui se peuvent contredire en apparence, sans se démentir. Il ne se dément jamais. Ses énoncés recoupent tous la même réalité informulable et permanente sa civilisation intérieure. Une civilisation avant tout, c’est tel point de vue et non un autre. […] L’essentiel de Werth c’est la direction de son effort. C’est la qualité de son regard, de sa préoccupation et de sa recherche. C’est la rectitude de sa démarche. Si sa phrase est solide, c’est qu’elle est un outil. Elle sert. Werth est si dense et sa démarche est si féconde que l’on peut, si l’on a lu Werth, faire de lui, en son absence, un véritable compagnon. Si j’ai écrit une page, et si j’imagine que Werth la discute, je découvre aussitôt, dans ma page, certaines imperfections que je n’y eusse point découvertes. Werth enseigne à vivre. » (1208, Écrits de guerre)

Poème :

« Sonnet romantique
Aussi pardonne-moi si ma bouche est avare
Tu n’es pour moi qu’un rayon de soleil furtif
Je rĂŞve par-delĂ  notre baiser passif
Un roman beau comme un poème… et m’y prépare. » (166)

Carnets, avant-propos et notes de Nathalie des Vallières, introduction de Pierre Chevrier, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1999.
« Le plan dans l'Ĺ“uvre littĂ©raire fait partie de l'illusion des logiciens, des historiens et des critiques. Car les lignes de force s'ordonnent nĂ©cessairement autour du pĂ´le fort. Le plan est une consĂ©quence de l'existence forte et non sa cause. Et qui parle d'ailleurs du (prĂ©alable) plan des symphonies ou des sculptures qui se prĂ©sentent une fois achevĂ©es comme parfaitement ordonnĂ©es? Si, avant d’écrire, j’énonce en gros quelques mouvements de mon Ĺ“uvre (ici, ça monte, ici tel goĂ»t de souvenir ; ici, plus sombre…) ce n’est point ce plan-lĂ  qui conditionne mon Ĺ“uvre. Il n’est que l’expression de ce que j’ai une Ĺ“uvre Ă  Ă©crire. Car Ă©videmment l’essentiel se prĂ©sente d’abord en tant que structure. Mais comme mon travail est prĂ©cisĂ©ment, essentiellement de dĂ©couvrir et de dĂ©gager cette structure qui seule importe, il est un peu absurde de penser qu’elle est schĂ©ma rigide qui va gouverner et contenir l’œuvre. Et ce que je modifierai perpĂ©tuellement ÂáłÜ˛ő±çłÜ’à ce que le verbal "ressemble" Ă  l’essentiel non verbal, ce sera prĂ©cisĂ©ment le plan. » (322-323)
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