Hubert Aquin
(1929-1977)
Dossier
Le roman selon Hubert Aquin
Comme un château de sable : le roman d'Hubert Aquin, par Thomas Mainguy, 7 décembre 2011 |
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Pendant un temps, ma connaissance d'Hubert Aquin découlait grossièrement de ma lecture deProchain épisode(1965) et du visionnement du documentaire de l'Office national du film du Canada,Deux épisodes dans la vie d'Hubert Aquinsigné par Jacques Godbout en 1979. Autrement dit, lorsqu'il m'arrivait de me l'imaginer, je voyais un espion raté en complet-cravate dont les aventures s'agencent aux dégringolades du jazz qui les escorte. Cette vision est clichée, mais après avoir lu sonJournal (1948-1971), force est d'admettre qu'elle n'est pas étrangère aux aspirations du romancier, tournées notamment vers les déboires et la désinvolture de la fiction. Or leJournaldévoile aussi, et surtout me semble-t-il, le parcours d'un intellectuel québécois, glissant du personnalisme et de l'existentialisme chrétien — « “Par l'amour, le “je” sors de son apathie et devient créateur” » (Aquin, 1992, p. 45) — vers une conception littéraire beaucoup plus révoltée et terrible — « Que l'écriture retentisse cet acte fondamental premier : tuer. Créer la beauté homicide. » (Aquin, 1992, p. 263) À la différence de ce qu'on observe dans les romans, ou même dans plusieurs textes dePoint de fuite(1971), les pages duJournalrévèlent une écriture simple et limpide au service d'une pensée claire et démonstrative. Ce n'est donc pas tant le Aquin déjanté qu'on y rencontre, que l'homme curieux et cultivé, ambitieux et amoureux, épris de lecture et d'écriture. Il s'enthousiasme pour le théâtre, le cinéma, la mythologie; il lit et commente Claudel, Faulkner, Gide, Gracq, Green, Joyce, Miller, Proust et bien d'autres. Esprit vorace, le roman demeure sa principale nourriture, sa plus ferme convoitise et sa réflexion sur le genre constitue l'un des fils conducteurs duJournal. Cela ne surprend guère quand on sait qu'Aquin préparait à Paris en 1952 une thèse sur la phénoménologie du roman. Si ses recherches influencent son engagement romanesque, la voix duJournaln'a presque jamais une tonalité universitaire. C'est le point de vue du praticien qui domine. À travers la critique de ses propres essais romanesques et les réflexions suscitées par ses nombreuses lectures, Aquin en vient à élaborer un art du roman que son oeuvre fortifiera. On compte parmi les grands axes de cet art, la primauté de la forme, la sujétion de l'écrivain à son personnage et l'hermétisme du style. Au niveau de la pratique romanesque, Aquin reconnaît d'ailleurs avoir de la difficulté à élaborer la trame de ses récits. Il note : « Je n'ai pas l'esprit à fabriquer des intrigues. Quand j'entrevois un roman, une pièce ou une nouvelle, je vois des moments, des instants pathétiques ou déchirants. Mais aussitôt que j'essaie d'intégrer ces beaux instants à une histoire, le raccord ne se fait pas. » (Aquin, 1992, p. 169) Ces lignes furent écrites en 1953. Aquin est encore jeune (24 ans) et inexpérimenté sur le plan romanesque — 12 années le sépare deProchain épisode, son premier roman publié. On pourrait postuler qu'il n'a pas encore quitté l'âge de la poésie, pas tant parce qu'il cherche l'effet pathétique et déchirant, mais parce qu'il conçoit l'effet poétique dans une forme instantanée, momentanée, donc en unités temporelles closes et brèves. C'est comme s'il cherchait à écrire le roman à partir du poème, c'est-à-dire en partant d'une intensité poétique et dramatique maximale, autonome pourrait-on ajouter, pour ensuite établir les transitions qui nécessitent un délassement de la charge poétique dans une durée. Aquin n'est toutefois pas un écrivain qui accepte les compromis et son roman conservera quelques traits de cetâge de la poésie, notamment une fulgurance stylistique, dans les images comme dans la narration, qui tranche avec la lenteur et la méditation romanesque, mais aussi un goût pour la provocation et l'extrémisme qui rappelle un esprit jeune et insoumis. « L'art, [écrit-il], doit toujours aller trop loin ». (Aquin, 1992, p. 116) Cette radicalité s'observe dansProchain épisode: le titre nous projette d'emblée dans l'excédent de l'oeuvre, alors que le suspens — la tension, l'appel du texte — tient sans doute davantage au jeu formel — le détournement des codes du roman d'espionnage et la mise en abyme identitaire —, qu'à la quête du personnage, réduite à un épisode au sens d'un événement secondaire, voire d'un simple prétexte pour élever la structure du roman, monument sans utilité.
Il est ainsi permis de penser que l'essentiel d'un roman, selon Aquin, se résume à ce que la conscience du personnage parvient à cautionner et, par conséquent, que l'essentiel peut avoir beaucoup d'amplitude, c'est-à-dire qu'il n'appelle pas nécessairement une pratique restrictive du récit et du langage.
Lorsqu'on connaît le style complexe, parfois alambiqué, d'Aquin, son vocabulaire truffé de néologismes, de mots rares et de déclinaisons pharmacologiques, on se doute qu'un « noyau de culpabilité » exerce une importante force de gravité sur son écriture. Il serait sans doute vain d'identifier l'origine de cette culpabilité, ce qui importe ici de répéter, c'est l'idée que la littérature pour Aquin sert à expier quelque chose, d'où l'impression que son art romanesque génère un défoulement. Or un défoulement d'une telle ardeur que même l'intégrité de l'oeuvre en est victime, Aquin agissant à la manière d'un enfant qui met des heures à construire un château de sable pour le plaisir final de le démolir à coups de pied, se délectant simultanément du spectacle de cette destruction et du regard médusé des gens autour de lui qui s'expliquent mal son excès de rage. Cette analogie n'est pas gratuite puisqu'on lit dansle Journal:
Il y a quelque chose de juvénile, me semble-t-il, dans une telle ambition romanesque, non pas parce que le projet dénote de l'immaturité, mais parce qu'il se présente quasiment comme un jeu, une plaisanterie faite au lecteur. Ce n'est toutefois pas le divertissement qui est visé, mais la tromperie. En cela Aquin honore sa devise — « je déçois » (Aquin, 1995, p. 237) — et son art romanesque, teinté par son « obsession de l'échec », en est un, justement, de la déception, mais une déception calculée. Le poète oscille et voit double; un oeil rit tandis que l'autre est grave, dit encore le poème. On pourrait ajouter que l'un jette sur les choses un regard suffisamment grand « pour tout prendre », alors que l'autre porte sur le monde un regard fini. Saint-Denys Garneau est aux prises avec cette vision équivoque : appelé par le « paradis des libertés » que lui ouvre le jeu, la littérature, en même temps qu'inquiété par l'idée que ce même jeu, cette même littérature puisse être une tromperie. Il me semble que chez Aquin cette équivoque disparaît, comme si l'enfant était devenu franchement diabolique, habité par la seule ambition de ne rien laisser debout, de tout ramener au vide et de faire ainsi du roman la négation du romanesque, dont l'un des traits tient peut-être à cette capacité de « tout prendre ». Alors que la possibilité de « berner » l'autre installe Saint-Denys Garneau dans l'angoisse, elle conduit en revanche Aquin à la pure excitation. Si son art du roman met tout en oeuvre pour nier le romanesque, il semble tout autant parvenu à faire de cette négation romanesque l'occasion du roman. Ouvrages cités :
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Bibliographie
Ouvrages cités |
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La présente bibliographie comprend la part non fictionnelle de l'oeuvre d'Hubert Aquin. L'art romanesque de cet écrivain est essentiellement défini dans les pages de sonJournal, mais le lecteur pourra se rapporter aux essais dePoint de fuiteainsi qu'aux textes regroupés dans lesMélanges littéraires(2. vol.) et lesBlocs erratiquespour en préciser les contours. |
Journal 1948-1971, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1992. Point de fuite, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1995. Mélanges littéraires I. Profession : écrivain, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1995. Mélanges littéraires II. Comprendre dangereusement , Montréal, Bibliothèque québécoise, 1995. Blocs erratiques, Montréal, Typo, coll. « Essais », 1998 [1977]. |
Citations
Journal 1948-1971, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1992. |
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[À propos deClairede Jacques Chardonne] « Ce personnage ne se mesure pas avec la vie, il ne tente que de faire bon ménage avec elle, de bien s'arranger : surtout il ne veut pas qu'elle le dérange. Absence de tragique. Cet homme ne maîtrisera jamais la vie : il ne cherche ni à la combattre ni à la comprendre (comme fit constamment Du Bos), il ne met toute sa force qu'à s'y tailler un petit enclos où se blottir, cet homme ne désire qu'un refuge. » (p. 50) [À propos deClairede Jacques Chardonne] « Il [le personnage] ne s'est jamais détaché de lui-même, pour que sa vie, sa personne, son bonheur lui apparaissent dans un dévoilement profond et déchirant : il ne connaît pas ce survol spirituel (presque extatique) de lui-même (que Baudelaire éprouvait jusqu'au supplice, ou à des degrés divers, Mauriac, Gide, Claudel). Le dépassement qu'il a sur sa vie est d'ordre psychologique et moraliste uniquement; mais non métaphysique. Voilà pourquoi Chardonne n'a pas fait du grand art : il lui manquait ce survol métaphysique sur la matière qu'il traitait; sa pensée est trop circonscrite. » (p. 51) « Dans le grand art, la vie n'est jamais présentée directement : mais recrée à neuf, complètement projetée dans un autre univers qui est celui de la vision intérieure approfondie. Voilà la transposition intégrale. L'écrivain qui s'en est le plus approché, je pense, c'est Kafka. Dans cet art l'expression de la vie et des personnages est tout à fait renouvellée : elle a une autre résonance que l'habituelle, (et cela va jusqu'au langage). Ramuz a tendu à cela. Gide parfois. Et Claudel. » (p. 51-52) « Il y a toujours trop de mots dans une oeuvre d'écrivain, je voudrais les réduire à l'indispensable. [...] Il y a toujours trop de mots entre moi et moi : ils encombrent, et à force d'en mettre leur transparence devient opacité. Ne dire que les paroles indispensables. » (p. 55-56) « À vouloir ne dire que l'essentiel on avance très lentement. L'on veut trop. Ne pas oublier que l'art est aussi une fête : il a quelque chose de gratuit, de dégagé; un air de fête qu'il ne faut pas négliger. » (p. 58) [À propos de Julien Green] « Son souci d'impeccabilité de style le retient de s'emporter aux moments où la violence de son inspiration “fantastique” l'exigerait. Son purisme trop souvent refroidit l'intensité du récit : j'ai l'impression qu'il frustre sa propre inspiration de sa plénitude, en voulant lui donner une expression toujours impeccable, sans hoquet, sans extravagance : il lui inflige une allure extérieure toujours égale à elle-même. » (p. 75-76) [À propos du roman de Stendhal] « Lucien Leuwen est une histoire décevante. Avec une sorte d'aveuglement, le héros semble avoir résigné [sic] de vivre ce qu'il aime. Tout le premier volume de ce récit nous fait espérer un éclatement d'idéal dans l'amour, et il est désolant de voir cette tension vers un idéal d'amour et de bonheur s'abrutir et s'éteindre dans la mise en scène politique. Et toutes les fois où, au second volume, Stendhal rappelle l'image de Mme de Chasteller, on a le sentiment que c'est pas rigueur intellectuelle, pour mettre de la suite dans le caractère de son personnage : on sait, et Stendhal ne peut le dissimuler, que tout est décidément mort. Je reste insatisfait de ce personnage défait, qui se retranche dans une vie que lui-même méprise : c'est plus fort qu'un chagrin d'amour, c'est un inexplicable revirement. » (p. 101) « Il n'est qu'une chose dans ma vie présente qui préfigure ce temps de l'action totale, et qui n'est pas un délai mais une fin — c'est le roman.Les rédempteurs. Je lui consacre ma disponibilité et mes passions. » (p. 103) [À propos deJean Baroisde Roger Martin du Gard] « Je suis déçu de voir que le meilleur de l'auteur semble passer dans lesdicussionsreligieuses : dès qu'une discussion religieuse s'engage (Dieu sait si ce roman en contient), nous quittons l'histoire des personnages, nous sortons du plan historique, et on a l'impression que l'auteur donne à ces discussions une valeur polémique, qui n'a vraiment pa sa place dans un roman. C'est une sorte de roman d'idées, où le drame personnel et l'action véritable sont nettement négligés. — Un détail à remarquer : aucune simultanéité dans l'action, et surtout aucun“flash back”. L'auteur semble incapable de traiter les événements d'une vie autrement qu'à la suite l'un de l'autre, et d'une façon rigoureusement chronologique. Pas de contrepoint temporel : la vie est une ligne droite dont le romancier suit le fil tel qu'il se présente dans la réalité. Du Gard ne prend pas de points de vue sur le donné du temps : il le reprend tel qu'il s'est écoulé, fidèlement, avec une sorte de prudence à ne jamais brusquer le cours d'une vie. » (p. 104-105) « Gracq ne prend rien pour acquis : il ne se fait pas facilement aux choses, au réel. Tout pour lui recèle un sens caché qu'il pressent : les êtres qu'il côtoie ont un secret. Indifférent à rien, il se sent fiévreusement entouré, il baigne dans un réseau de signification et de rapports inavouables. Ce n'est plus la coutumière lucidité qui s'exerce dans un tel monde, mais une sorte de voyance : et de là ce renversement de la psychologie habituelle des romans. Le romancier ne procède plus par analyses et déductions, il ne cherche pas des lois : le romancier devient attentif, frémissant devant l'inconnu; les signes lui parlent. Son attitude n'est pas celle de l'analyste, mais d'un homme consterné par le noir, mystifié par l'étrangeté d'un geste ou d'une parole. » (p. 106) « L'art dans le roman c'est d'abord la puissance dramatique; la faculté de rendre, en plus intime et en plus fort, les drames qui sont les jointures de nos existence. Il faut d'abord sentir intensément cesdramesdissimulés sous les couches mortes de l'habitude, de l'ennui, du mensonge, de l'imitation. Ces tragédies extrêmes, Œdipe, Hamlet, Raskolnikov..., en qui chaque homme trouve un écho à sa propre vie inexprimée, racontent des actes dont les motifs inavouables traînent quelque part en chacun de nous. Si le romancier ne sent pas d'abord ces drames terribles qui hantent les hommes, il ne saura jamais trop faire vibrer, ni éclairer quoi que ce soit. » (p. 110) « J'en suis à un point de mon roman où l'expression du fantastique m'apparaît surtout un problème de mots. Chaque mot, chaque tournure me donne la crainte de passer à côté, de rater l'effet. J'ai surtout peur que cela ait l'air froidement écrit, ou artificiel comme Gracq me le paraît aujourd'hui, ou truqué à la Valéry. Comment faire passer, dans le chapitre qui me reste, le fantastique dans la vigueur et la rapidité du récit; comment sans jouer les effets rendre solidement cette atmosphère d'apocalypse qui hante ce récit. Peut-être écrire rapidement, aveuglément, dans le feu de l'idée, sans penser aux mots qui me viennent. Surtout ne pas faire de cela une oeuvre “écrite” et dont l'artifice verbal serait un écran à la bouleversante vérité de la fable. » (p. 112) « L'imagechez Gracq est comme noyée dans la recherche et la série d'approximations dont elle est l'aboutissement. Il semble qu'ayant ressenti un sentiment, une situation, il tente laborieusement par après de reconstituer par tout un appareil verbal ses impressions : les images me paraissent chez lui un exercice intellectuel dont on peut dire tout au plus qu'elles sont des trouvailles — Cette réflexion m'est venue devant l'extraordinaire force des images de Shakespeare : elles sont à l'opposé de toute recherche intellectuelle, et semblent, plutôt qu'une laborieuse reconstitution, une éjaculation arrachée du coeur même de l'artiste. » (p. 115) « L'art, l'ai-je déjà dit, doit toujours aller trop loin; se tenir à la limite de l'inavouable, dessiner le geste qu'on ose pas faire, la pensée qu'on cache. Je pense particulièrement à ces rages soudaines qui me prennent parfois dans une foule; à cette fureur qui me porterait à griffer au visage et battre au sang; à ces paroles qui me viennent aux lèvres devant une personne qui m'inspire; à ces mots d'amour, à ces effusions subites, à ces colères vers quoi nous sommes toujours portés et que nous contrôlons hélàs facilement — Pourquoi l'art ne nous ferait-il pas vivre au-delà de nos univers silencieux dans des univers de pure et veritigneuse spontanéité. L'art doit vivre à ce niveau d'expression totale de nous-mêmes, et ainsi nous soulager du monde objectivé où nous vivons. » (p. 116-117) « L'art doit excéder le réel : nous tirer hors de notre peau, nous introduire à une vie plus profonde, faire battre notre coeur à un rythme extrême. Il y a toujours un principe de l'art — un ennui, une insatisfaction qui nous font désirer “autre chose”. C'est trop peu de regarder un paysage, il faut le peindre; c'est trop peu de vivre une vie, il faut en vivre vingt autres; et ainsi nous consoler de notre esxistence limitée, en recommençant ailleurs d'imprévisibles aventures. » (p. 117) « Pour entrer dans son personnage le romancier ne doit pas se servir de tels prétextes qui relèvent de la contingence (ne faisant pas corps avec l'action) et du cinéma. Pour entrer dans son personnage le romancier ne doit pas consentir à toutes ces singeries d'action; mais en arriver au monologue intérieur le plus épuré. » (p. 119) « Gracq n'atteindra jamais lapuissance mythiquequ'il laissait désirer dansArgolet leééܳ, s'il ne comprend pas que ses personnages ne doivent faire que les gestes indispensables et extrêmes, qu'ils ne doivent se manifester à nous que par des actes essentiels rendant d'un seul coup la totalité de leur être. Pour les autres gestes que d'autres peuvent faire, qui n'ont aucune urgence ni aucune raison de fatalité, ils ne font que surcharger un personnage et le noyer dans la contingence et le plus ou moins. Il faut d'abord — pour comprendre cette loi dramatique — tendre à ne poser dans la vie que des actes authentiques, prendre corps dans chacun de ces actes, habiter la totalité de ses propres manifestations. Il me semble que Gracq ne vit pas, n'agit pas à ce niveau d'authenticité et d'incarnation. Chacun de mes actes doit comporter la plénitude de moi-même : et dans une oeuvre d'art — encore plus ! » (p. 119-120) « La tragédie de l'amour : y a-t-il d'autre sujet pour le romancier ? D'autre aventure pour une vie d'homme. Une femme aime un homme : il lui a donné un trésor et elle veut lui rendre. Il n'y a plus que cela dans sa vie — cet absolu qu'on veut prendre dans nos deux mains, ce désir incessant de donner son corps et son âme et d'être ainsi dans la plénitude. Si j'écris un roman que ce soit celui de l'amour, ce feu inextinguible qui pourrait consumer l'univers pour atteindre un seul être. Avec l'amour, le monde devient un langage qui sert à exprimer notre extase, le temps devient un poème qu'on reprend toujours et qui meurt inachevé. Il faudrait trouver pour ce roman les circonstances, les conditions extrêmes qui font de l'amour la tragédie du temps perdu, la tragédie de l'inaccessible repos. Il faudrait trouver, si l'on peut dire, les obstacles symboliques, la situation limite — car l'amour, quel qu'il soit est une tragédie. » (p. 132) « Cette idée de roman se précise. Mais il faudra faire bien attention de ne pas sombrer dans l'abstraction ou le “développement” intellectuel. Que les points dramatiques soient en tel geste, telle action, telle circonstance, tel lieu — rechercher le minimum de gestes pour exprimer une tragédie. Si nous enlevons tous gestes [sic], la tragédie devient une thèse, un essai, une idée. Si nous en mettons trop, nous voyons la tragédie dans une reconstitution de la réalité. [...] Dans la tragédie, il faut soustraire les personnages à leur environnement habituel : il faut détacher telle action de l'ensemble du tableau, il faut rappeler une seule minute sur les vingt-quatre heures d'une journée. À ce moment-là — les éléments extérieurs de la tragédie, ces gestes “uniques”, deviennent presque symboliques par rapport au contexte réel d'où ils sont extraits. » (p. 136) « Je crois que l'emploi des récits de personnages et du monologue intérieur exige de la part du romancier unrenoncementen ce qui regarde le style. Pour la vérité du monologue intérieur demande [sic] que le romancier prenne le plus adéquatemment possible le langage du personnage [...]. Il faut vraimet pénétrer profond dans un personnage pour en arriver à parler son langage — à voir avec ses yeux, réagir avec son émotivité, et se regarder soi-même à travers lui. Une telle identification demande au romancier un grand dépouillement de ses moyens; le romancier doit alors oublier son style, ses préjugés, les développements. Rien ne compte de lui sinon l'intuition qui lui ouvrira le monde du personnage. À ce prix seulement il peut y avoir un monologue intérieur qui soit vrai. » (p. 141-142) « Un roman est pour moi une aventure intellectuelle absolument passionnante — une sorte de défi que je me sens forcé de relever avec élégance et force. S'il n'y avait pas cet aspect de difficulté intellectuelle et technique, je crois que je serais pas porté à faire de romans. C'est chez moi l'aspect proprement artistique du besoin d'écrire qui compte — car sans cela je m'exprimerais autrement sans trop de difficulté : par l'action, je veux dire. » (p. 143) « Le romancier ne peut pas raconter desfaitsfantastiques — mais nous faire vivre, à travers une conscience transformatrice, une réalité devenue fantastique. Le fantastique n'est pas dans la vie (ou très rarement) mais dans la façon de voir, de ressentir la vie. C'est d'abord une vision : une vision déformante ou maladive de ce qui peut être, pour d'autres esprits, parfaitement normal. » (p. 144) « Il faut qu'on désaprouve ce jeu de façade qui consiste à s'égratigner vaniteusement; il faut savoir se regarder avec amour et dire : “nous sommes tous de pauvres types, après tout !” — La puissance de cette pitié — je la sens en lisant Proust. Dostoïevski aussi la possède. C'est avec cette pitié qu'on peut créer un univers romanesque qui ne soit pas une galerie de caricatures ou une autre de haine ! La pitié nous projette vers nos proches, et celle du romancier est tellement irrésistible qu'il les recrée : quel admirable geste d'amour ! » (p. 148) « L'aptitude vis-à-vis du passé étant le noeud de la conscience présente — l'aspect souvenir du roman et le plus central. Et même l'effort de l'artiste qui fait un roman est précisément un acte de souvenir et de jugement porté sur le passé. » (p. 159) « C'est étrange que, si préoccupé que je sois en théorie du langage de la conscience, tout ce qu j'écris soit visuel. Je ne suis pas analyste pour un sou et tout ce que je mets dans un roman c'est de l'action et du mouvement extérieur. Mes personnages agissent, dialoguent mais se recueillent pe au sens proustien du mot. Je vois d'ailleurs ma vie comme une action et non comme un recueillement. Je n'aime rien tant qu'une manifestation, et une décision qui risque tout m'attire plus que de monter les degrés du Parnasse cérébral. » (p. 169-170) « Je n'accepte pas que la représentation de la vie dans un roman soit interceptée par autre chose que l'art du romancier. Ou bien : je n'accepte pas que l'art de transposition du romancier s'exerce sur autre chose que la vie elle-même. Toute épaisseur documentaire, historique ou idéologique dont un romancier recouvre une histoire vitale et dramatique vient encombrer le sujet même d'un roman. Et si, par exemple, la bataille de Waterloo est intéressante chez Stendhal c'est que son récit est subordonné étroitement au drame personnel et intime de Fabrice. » (p. 176) « Un bon romancier doit nous mettre en contact direct avec ses personnages et ne nous présenter le reste de l'univers que par eux. Toute considération objective est un parasite qui se nourrit aux flancs du roman lui-même. Une fois que le lecteur est intéressé au personnage il admettra que ce personnage soit intéressé à certaines choses — mais jamais que le romancier s'arroge un droit strictement réservé au personnage et prenne, sur son crédit, de nous intéresser à des événements ou des réalités n'ayant pas de rapport dramatique à l'action. » (p. 176-177) « Dans un bon roman — à coup sûr — il y a plus ou moins un drame de conscience qui est la structure du reste (analyses sociales, etc...). Sans cette structure — qui se définit par le tragique essentiel de toute vie humaine — un roman (de moeurs vg) n'est qu'une monographie sociologique, philosophique ou autre... Un reportage ne devient roman que s'il est vécu par un personnage “dramatique” et aperçu à travers une conscience qui, en l'assumant, en fait quelque chose de subjectif. [...] Le langage devient le grand problème du romancier. » (p. 177) « Je suis décidément pour une littérature de l'essentiel et du concentré. Pour des romans où les personnages sont plus importants que la faconde du romancier. L'essentiel dans un roman est la “pesanteur de vie” et la beauté artistique : les pages de transition ou de remplissage sont impardonnables. » (p. 179) « Au fond, nous avons, depuis des générations, grandi le silence : nous avons vénéré l'indicible et notre littérature a curieusement cherché sa vérité au-delà des mots et non dedans. S. J. Perse me paraît, lui, avoir creusé les mots. Son entreprise poétique constitue ainsi une révolution. Il ne faut pas employer les mots à regret ou avec dédain, et chercher au-delà de leur réalité une autre réalité plus grande du silence. » (p. 192) « Une notion à retenir duLivre à venirde Blanchot : chaque roman implique la contestation du genre roman, chaque oeuvre est une exception ! Cette contestation essentielle non seulement au roman mais à toute oeuvre d'art, pourquoi ne pas l'incorporer au roman, l'assumer artistiquement, en faire un des aspects polémiques (la parole est polémique !) du déroulement romanesque. [...] Assimiler la contestation esthétique en trouvant une valeur et une forme esthétique : qu'elle soit subordonnée à un ensemble lyrique ou dramatique, non plus isolée comme un problème. Analogiquement, l'intelligence doit entrer dans le roman non plus comme un anticorps, mais en s'y incorporant créativement. » (p. 193) « L'explication, trop souvent, ressemble à une éܳپDz : “Ce n'est que cela après tout...” Voilà pourquoi l'explication dans un roman paraît odieuse et exprime peut-être, à la limite, le peu d'amour du romancier pour ses personnages. [...] Il ne faut pas seulement expliquer : il faut aller au-delà du mécanisme mental deéܳپDzet donner en échange de la grandeur à ce qu'on explique. Racheter l'explication par la création de la vie. » (p. 196) « Je voudrais d'un sujet tout en fuite et dont le mouvement engendre la réalité fuie si passionnément. La fuite, même la plus extatique, est le prélude de la mort et son pressentiment. » (p. 197) « Ne pas noyer mes personnages dans le flot du récit : ne pas les masquer par leurs actes trop grands. L'épopée extérieure peut correspondre à un âge héroïque — celle qui, en projection, se déroule dans la vie et la pensée du héros est de nul temps. Le contrepoint de ces deux épopées est le vrai sujet de mon roman. Je ne veux isoler ni l'acte extérieur et collectif par le récit — ni les hésitations, ni les hontes, ni les secrets du héros par une description psychologique. Mon héros agit dans le temps (voilà le récit) — mais le temps agit sur lui (voilà l'analyse). [...] Mon concert, je veux dire mon roman, sera la seule forme unifiante de cette rencontre, de cette lutte entre un homme et l'histoire. » (p. 193) « L'expression obscure, hermétique ou le culte du mystère verbal dénote, à proprement parler, une volonté de “cacher quelque chose”. Ce besoin de cacher (qui se différencie toujours du goût ou de la mode littéraire) manifeste que l'auteur est coupable. L'obscuration esthétique (et le clair-obscur même) expriment une culpabilité secrète, profonde ou diffuse. [...] Ainsi ce goût littéraire que j'ai pour le mystère procède de ce noyau intérieur que je ne connais pas encore en moi, mais qui me fait engendrer, quand j'écris, des formes obscures, déguisées, mystifiantes. Je redoute à la fois ce penchant — car je l'ai longtemps taxé d'être“acquis” et non inné. Je me suis méfié de lui : j'ai jeté un voile sur ce besoin obscur de tout voiler. J'ai retardé, par ma méfiance, mon éclosion et ma fécondation d'une oeuvre. » (p. 200-201) « Je me demande si l'attrait formel des romans ou tragédies ne consiste pas à voiler les structures invariables de toute situation dramatique. Les formes du récit sont des voiles jetés sur un mythe identique, répété sans cesse par tous les écrivains du monde. Le récit est la façon de dévoiler le mythe.Absalon absalonde Faulkner n'est-il pas l'exemple extrême et merveilleux de ce processus. Je dois construire mon histoire aussi comme une série d'énigmes ou de dédoublements, en progression de dévoilement, d'un fait unique : la rencontre, l'union de mon personnage et de la jeune fille. » (p. 214-215) « Ce que je veux faire — et qui me ressemble tant ! — c'est d'annoncer d'abord l'unicité de ma structure et, ce postulat étant posé, de multiplier les complexités pour finalement m'y abîmer avec déraison et dévoiler le tissu d'incohérences et d'incorrespondances de tous les indices. C'est à peu près comme si, dans le genre policier, je multipliais les énigmes au départ et me complaisais dans l'inflation des “pistes” (technique admise par le lecteur qui aime qu'on joue avec lui !) pour ne pas aboutir, en fin de compte, à la découverte de l'assassin, mais à l'aveu délirant du non-sens de cette enquête et, somme toute, à la destrcution pure et simple de mon propre roman policier. Comme je situe le roman que j'écris au second degré policier, je dois détruire encore plus, donc édifier plus savamment encore les ruines que je ne dévoilerai qu'à la fin et dont l'évidence nie l'entreprise même du romancier. » (p. 250) « L'échec, voilà mon obsession — ma seule passion et celle que je retrouve, à un niveau collectif, dans l'histoire du Canada français. Mobile secret du roman que j'ai entrepris, l'échec — celui même du roman — c'est ce qui m'est donné d'être : lesubstratontologique, une forme — et je ne puis me réaliser que dans le sens de cet échec : le succès pour moi n'aura d'autre visage que celui de cet échec assouvi, accompli. » (p. 251) |
Point de fuite, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1995. |
« “Écrivain faute d'être banquier” », p. 9-17. « Profession : écrivain », p. 45-49. « Plan partiel deL'Antiphonaire», p. 99-114. « AprèsL'Antiphonaire», p. 115-116. |