Auguste de Villiers de L'Isle-Adam
(1838-1889)
Dossier
Le roman selon Villiers de L'Isle-Adam
Villiers de l'Isle-Adam : L'arme romanesque, par Timothée Tramblay, juin 2022 |
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Introduction : Le vrai du faux. Monsieur Redoux, hĂ©ros dâune nouvelle dâAuguste de Villiers de lâIsle-Adam[1], en voyage Ă Londres et surpris par une averse, se rĂ©fugie dans un musĂ©e de cire. Au fond de lâune des piĂšces peuplĂ©es de simulacres trĂŽne la guillotine utilisĂ©e pour la dĂ©capitation de Louis XVI. En bon bourgeois fascinĂ© par la rĂ©volution, Redoux se laisse prendre par une lubie, celle dâĂ©prouver ce que le roi sentit en ses derniers instants. Ce dĂ©sir crĂ©e une situation oĂč le vrai et le faux sâentrelacent. Redoux se fait dâabord statue de cire afin de tromper les employĂ©s et rester seul passĂ©e la fermeture du musĂ©e. Une fois les lumiĂšres Ă©teintes, lâendroit vide, il redevient homme, se couche sur la bascule de la guillotine, glisse son col sous la lame. LĂ , il se figure ĂȘtre roi dĂ©chu, au seuil dâune mort donnĂ©e par lâinjustice humaine. Lâillusion est douce, mais de courte durĂ©e. Un mouvement du faux condamnĂ© et la lunette de la guillotine se bloque. Monsieur Redoux est coincé⊠La machine est vieille, son bois, pourri, si le mĂ©canisme de la lunette peut se bloquer, alors, la lame, tomber ? Monsieur Redoux connaĂźt dĂšs lors une vĂ©ritable angoisse de mort. Il nâose remuer de peur dâactiver la machine lĂ©tale ; lâhorreur semble Ă©ternelle. Ses cheveux blanchissent, il fait une syncope. Lorsque le lendemain il se rĂ©veille de sa fausse mort, mais de sa vĂ©ritable agonie, les employĂ©s du musĂ©e lui apprennent quâen fait la guillotine Ă©tait dĂ©sarmĂ©e. Cette nouvelle est Ă lâimage de lâĆuvre de Villiers, qui, se tenant Ă la lisiĂšre du simulacre et du rĂ©el, cherche souvent Ă montrer la vĂ©ritĂ© que porte lâillusion. Une façon de faire qui se transpose dans le mythe quâil Ă©difie entourant sa personne et son Ćuvre. Influence majeure du symbolisme, grand ami de MallarmĂ©, sa personne est, en son temps, lĂ©gendaire[2] et le secret le plus Ă©trange est gardĂ© autour de son Ćuvre. La genĂšse de LâĂve future, lâun des deux seuls romans quâa Ă©crits Villiers, nâĂ©chappe pas Ă cette mystification. Un lord anglais dĂ©sespĂ©rĂ©, parce quâamoureux de lâapparence dâune femme idiote, et Thomas Edison qui lui crĂ©e une femme artificielle ayant la beautĂ© de celle-ci, lâĂąme de celui-lĂ , forment, grossiĂšrement rĂ©sumĂ©es, les prĂ©misses du roman. Robert du Pontavice de Heussey, ami et premier biographe de Villiers, rapporte son tĂ©moignage quant Ă ce qui motiva la rĂ©daction de LâĂve future. Un noble anglais « tristement beau[3]», que Villiers a rencontrĂ© dans un cafĂ©, aurait Ă©tĂ© retrouvĂ© mort, suicidĂ©, en compagnie dâune poupĂ©e de cire « modelĂ©e par un grand artiste, [qui] Ă©tait Ă lâeffigie dâune jeune fille de Londres, fort connue pour sa fulgurante beautĂ©[4] ». Cette anecdote est par trop ressemblante Ă lâintrigue du roman quâelle a supposĂ©ment inspirĂ© pour lâavoir rĂ©ellement prĂ©cĂ©dĂ©. La critique dâailleurs ne sây trompe pas[5]. La pratique romanesque de Villiers est comme voilĂ©e dâun mystĂšre, qui persiste dâautant plus que ses romans sont rares. Comme ce fut dit, Villiers nâa publiĂ© que deux romans. Le premier Isis (1862) a eu un si petit tirage que, du vivant de lâauteur, câest Ă peine sâil a existĂ©[6] et les dĂ©tails de sa composition demeurent inconnus[7]. Son second roman, LâĂve future, est dâabord publiĂ© en feuilleton sous le titre de LâĂve nouvelle au dĂ©but des annĂ©es 1880. Le livre ne sera dĂ©finitivement achevĂ© quâen 1886, annĂ©e de sa parution en volume. Au cours de cette mĂȘme dĂ©cennie, Villiers produit Ă©normĂ©ment de contes et de nouvelles, publiĂ©s dans divers journaux et revues. Avec LâĂve future, ces courts rĂ©cits constituent lâessentiel de lâĆuvre de lâĂ©crivain aujourdâhui encore lue. Ses piĂšces de thĂ©Ăątre, auxquelles il a consacrĂ© la majeure partie de son activitĂ© ±ôŸ±łÙłÙĂ©°ùČčŸ±°ù±đ, sont de nos jours presque oubliĂ©es. Sur cette maigre production romanesque, lâĂ©crivain ne laisse aucune explication ±ôŸ±łÙłÙĂ©°ùČčŸ±°ù±đ, esthĂ©tique ou mĂȘme philosophique. Il est, de toute façon, trĂšs peu prolixe en ce qui concerne son activitĂ©. Alan Raitt, spĂ©cialiste de Villiers de lâIsle-Adam, lâaffirme : « Il ne prenait aucun plaisir Ă parler de la littĂ©rature en termes gĂ©nĂ©raux et mĂȘme la discussion des Ćuvres particuliĂšres semble lâavoir ennuyĂ©[8]. » Et lorsque le critique et essayiste italien Vittorio Pica prie lâauteur de LâĂve future de lui donner des renseignements et des « indiscrĂ©tions sur [sa] personne et surtout sur [son] esthĂ©tique particuliĂšre[9] », en vue dâune Ă©tude sur la littĂ©rature française contemporaine, il sait quâun tel don est improbable, puisque lâentourage de Villiers lui a dĂ©jĂ fait comprendre quâil ne fallait rien espĂ©rer de sa part ; pas mĂȘme « lâombre dâune lettre[10] ». Villiers ne lui a apparemment pas rĂ©pondu. Au-dessus de ce tĂȘtu silence, de ce secret entretenu, plane un mĂ©pris possible pour le genre. Dans ses mĂ©moires, le directeur de La Revue contemporaine, Adrien Remacle, rapporte une supplique quâil aurait tenue Ă lâĂ©crivain enfin dâen obtenir un roman :
Certes, pourtant ? Nâen demeure pas moins que Villiers a Ă©crit deux romans. Que la conversation rapportĂ©e ci-haut ait ou non eu lieu, que les opinions exprimĂ©es de la sorte soient ou non vĂ©ritablement celles de lâĂ©crivain, cela importe peu ; il faut en retenir que le roman de Villiers de lâIsle-Adam demeure un fait anomique. Lâun des objectifs de ce travail sera de comprendre le pourquoi de cette raretĂ©. Un autre, sera dâapprocher lâentremĂȘlement du vrai et du faux dans les propos de lâĂ©crivain sur son Ćuvre afin dâĂ©claircir son idĂ©e du roman, qui, Ă premiĂšre vue, baigne dans le brouillard. Par oĂč commencer ? Villiers nâaborde presque jamais le roman dans ses Ă©crits ; il se concentre principalement sur la poĂ©sie, et de lâĆuvre dâun romancier comme Flaubert, par exemple, il ne traite que des piĂšces de thĂ©Ăątre[12]. Sâil y a impasse sur le plan critique, les commentaires de lâĂ©crivain sur son ethos, quant Ă eux, offrent une avenue possible. Dans un texte non publiĂ©, « Gentilhomme de la plume », Villiers distingue deux types dâaristocrates : le mondain, passant pour esprit pragmatique, qui joue, qui paraĂźt, qui dĂ©pense en somme[13]. « Et, lâautre, le gentilhomme pour de vrai, qui travaille, lutte, sâefforce, grandit, sâanoblit encore[14] ». Le premier est un ĂȘtre considĂ©rĂ© par ses pairs, passe pour sĂ©rieux, le second, non. Au bout du compte, « le rĂ©sultat du sĂ©rieux, du pratique et du positif â est de pousser une carte biseautĂ©e de connivence avec un domestique[15] » ; la basse intrigue donc, alors que lâautre « arrive, malgrĂ© toutes les Ă©preuves, Ă doter son pays dâun ou de plusieurs nobles livres[16]. » Lâaristocratie a deux faces, lâune est frivole et purement apparente, lâautre, cachĂ©e et honnie, est dotĂ©e dâune vĂ©ritable noblesse morale ; elle seule parvient Ă faire Ćuvre. Cette double identitĂ© au sein dâun terme unique est une constante dans lâĆuvre de Villiers[17], et c'est par elle que peut ĂȘtre dĂ©crite son activitĂ© de romancier. LâĂve future a un double dĂ©dicataire ; le roman sâadresse Ă la fois aux « rĂȘveurs » et aux « railleurs[18] ». Ce sont lĂ les deux facettes de la pratique romanesque de Villiers selon Remy de Gourmont : « [il] y avait en lui deux Ă©crivains essentiellement dissemblables : le romantique et lâironiste[19] ». Le premier se sert du rĂȘve et le second de la raillerie, et lâun aprĂšs lâautre, ils guideront notre propos. Ă commencer par lâironiste. Le railleur : OĂč lâon part en reconnaissance. Villiers, dans une lettre Ă Huysmans devenue cĂ©lĂšbre, Ă©tablit le « menu de la conversation[20] » dâun souper Ă venir avec LĂ©on Bloy et possiblement MallarmĂ©. Ă ce banquet dâidĂ©es, Villiers sâoctroie le troisiĂšme service : « Ananas, ressassĂ©s et recuits dans leurs jus, sauce aux conserves de 1840, par lâĂ©minent professeur Villiers, docteur Ăšs frivolitĂ©s ±ôŸ±łÙłÙĂ©°ùČčŸ±°ù±đs, journaliste sans portefeuille, grand dĂ©verseur de malices cousues de fil noir[21]. » Cette Ă©numĂ©ration, sous ses allures fanfaronnes, nâa pas la lĂ©gĂšretĂ© quâelle fait mine dâavoir. Le fait quâil sâautoproclame « docteur Ăšs frivolitĂ©s ±ôŸ±łÙłÙĂ©°ùČčŸ±°ù±đs » montre assez que lâĂ©crivain considĂšre lui-mĂȘme ĂȘtre de ces « railleurs » auxquels il adresse LâĂve future. Il reconnaĂźt aussi, si ce nâest son propre archaĂŻsme â « sauce aux conserves de 1840 » â du moins un parti pris romantique omniprĂ©sent dans sa pensĂ©e de lâart. Il faut peut-ĂȘtre surtout noter le « journaliste sans portefeuille », qui fait de la donnĂ©e Ă©conomique une part essentielle de son ethos dâĂ©crivain et de sa pratique. La vie de Villiers en est une de misĂšre matĂ©rielle[22] et la question pĂ©cuniaire est son obsession. Sa correspondance en est pleine. Câest Ă croire que si elle est presque dĂ©charnĂ©e de rĂ©flexions sur lâart et la littĂ©rature, câest parce quâelle a pour fonction de faire les comptes. Mais, au centre des emprunts et des remboursements qui composent sa correspondance, percent les alĂ©as Ă©ditoriaux de Villiers et les soubresauts dâune Ćuvre en partie dĂ©terminĂ©e par les contingences matĂ©rielles. Câest lâargent qui porte la grande production de nouvelles et de contes de Villiers, comme il lâexpose dans une lettre oĂč il refuse la proposition du romancier Gabriel Mourey de prĂ©facer une Ă©dition des PoĂ©sies complĂštes dâEdgar Poe. Cette prĂ©face, dit-il, lui coĂ»terait douze jours :
Lâadmiration quâĂ©prouve Villiers pour Poe, « ce noble mort de faim[24] », et duquel il sâinspire sans se cacher[25], ne suffit pas Ă lui faire dĂ©laisser ses nouvelles. Or, bien quâelles servent son « Ćuvre », la question monĂ©taire prime au point oĂč lâauteur se refuse Ă les publier sâil considĂšre qu'on le floue. Au directeur de revue Adrien Remacle, il impose ses conditions pour lâenvoi dâune nouvelle : « mon cher ami, je ne PUIS pas vous la donner Ă moins dâun bon prix et le plus comptant le plus vite possible[26]. » Lâattitude franchement intĂ©ressĂ©e de lâĂ©crivain, justifiĂ©e en partie par une notoriĂ©tĂ© naissante dans le courant des annĂ©es 1880, est parĂ©e par ses soins dâune aura de noblesse qui fait naĂźtre et entretient ses embarras Ă©ditoriaux. Ainsi refuse-t-il de soumettre ses Ă©crits Ă lâautoritĂ© en la matiĂšre :
De « tels cerveaux » qualifie un type de lecteurs, car le monde Ă©ditorial est, au fond, un certain public incapable aux yeux de Villiers dâapprĂ©cier adĂ©quatement son Ćuvre, et qui, au mieux, peut sortir son portefeuille et payer ; donner « argent et traitĂ© ». Que la situation matĂ©rielle de Villiers soit due, ou non, Ă une vĂ©ritable mĂ©prise sur son Ćuvre nâest pas rĂ©ellement important, ce qui compte, câest la façon avec laquelle il lâexcuse. Le travail minutieux, lâattention au dĂ©tail, le mot prĂ©cisĂ©ment choisi serviront Ă justifier sa situation ; la vĂ©tille est son caprice. Lorsquâest changĂ© le titre du Secret de lâancienne musique, nouvelle devant ĂȘtre publiĂ©e dans un recueil oĂč elle aurait Ă©tĂ© intitulĂ©e Le chapeau chinois, il sâemporte :
« Farces de foire » ; voilĂ ce quâĂ©vite supposĂ©ment Villiers et cause son infortune. Mais, la formulation dĂ©signe, en fait, un corps institutionnel plus quâun genre dâĆuvres ; il vise Ă©diteurs et public, congĂ©nĂšres de ces « cerveaux » avec lesquels il se refuse toute discussion. Il a pourtant besoin de leur appui, et la situation conflictuelle dans laquelle se trouve Villiers, qui a pour vecteur le lectorat, est pleinement exprimĂ©e dans une lettre quâil adresse Ă MallarmĂ©, oĂč il lui demande une contribution Ă sa revue nouvellement fondĂ©e, la Revue des Lettres et des Arts. Il spĂ©cifie : cette contribution ne pourra ĂȘtre publiĂ©e quâaprĂšs la parution du premier numĂ©ro, question dâavoir prĂ©alablement appĂątĂ© des abonnĂ©s :
Contre le public, Villiers ne se fait pas uniquement mĂ©prisant, il mĂšne une offensive. Dans cette mĂȘme lettre, il sâenorgueillit de lâune de ses avancĂ©es : « je me flatte dâavoir enfin trouvĂ© le chemin de son cĆur, au bourgeois ! Je lâai incarnĂ© pour lâassassiner plus Ă loisir et plus sĂ»rement[30]. » Lâincarnation du bourgeois dont il est question, câest lâun des personnages de Villiers, Tribulat Bonhomet. Dans une autre lettre Ă MallarmĂ©, datant dâun an avant celle citĂ©e ci-haut, Villiers dĂ©taille le fruit de son plus rĂ©cent travail de « vengeance », duquel est nĂ© Bonhomet. Cette lettre a la particularitĂ© de porter sur un « roman », qui passe aujourdâhui pour nouvelle :
Claire Lenoir est une nouvelle assez volumineuse[32], mais peut-ĂȘtre que si Villiers en fait un roman, ce nâest pas en raison de sa taille, mais parce quâelle porte avec elle des caractĂ©ristiques propres aux potentialitĂ©s du genre. Ce qui est sĂ»r, câest que ce « roman » a pour centre Tribulat Bonhomet qui en est le narrateur et seul type citĂ© ci-haut Ă avoir acquis une certaine renommĂ©e. OpportunĂ©ment, le personnage exprime, dans Claire Lenoir, des opinions sur la littĂ©rature, qui peuvent permettre dâĂ©tablir une sorte de portrait nĂ©gatif des opinions de Villiers, considĂ©rant lâimportance que celui-ci lui accorde. Sans compter quâil sâagit de lâun des seuls endroits oĂč lâĂ©crivain sâĂ©tale sur le genre romanesque. Homme grossiĂšrement matĂ©rialiste, spĂ©cialiste des « Infusoires[33] », infatuĂ© de science et de lui-mĂȘme, et dont la carte de visite a pour seule adresse « Europe[34] » ; Tribulat Bonhomet est une caricature. Il profite dâune soirĂ©e en compagnie du couple Lenoir pour exposer ses vues ±ôŸ±łÙłÙĂ©°ùČčŸ±°ù±đs et Ă©tablir les critĂšres que doit respecter une grande Ćuvre. Dâabord, au point de vue matĂ©riel, un homme comme Bonhomet nâachĂšte que dâun auteur prolifique qui a « gagnĂ© dĂ©jĂ son pesant dâor avec ses livres : â ce qui est, pour [lui], comme pour les gens incapables de se repaĂźtre de mots, la meilleure des recommandations[35]. » DĂ©sarmĂ© devant lâopacitĂ© du mot, Bonhomet doit trouver une mesure quantifiable pour Ă©valuer le livre ; incapable de juger la qualitĂ© dâun Ă©crit, il jauge son poids en or. Sur le fond, il exprime son admiration pour un romancier, quâil ne nomme pas, dont le talent consiste « [a] frapper lâimagination du lecteur par un enchaĂźnement de pĂ©ripĂ©ties Ă©mouvantes â et logiques[36] ! » Une trame bien ficelĂ©e est riche en surprises, et les personnages de cet Ă©crivain cĂ©lĂšbre ont pour force, primordiale, de ne mourir « au recto que pour ressusciter au verso[37]. » Le nom dâun de ces personnages « solides comme du bois » est donnĂ© un peu plus bas : Rocambole[38]. Sans surprise, le roman-feuilleton, ici celui de lâĂ©crivain populaire Pierre Alexis de Ponson du Terrail, est lâobjet de la moquerie de Villiers, Ă travers lâadmiration de Tribulat. Mais Rocambole nâest pas parfait pour le narrateur, il a le dĂ©faut dâĂȘtre « quelquefois, peut-ĂȘtre, un peu â mĂ©taphysique⊠[âŠ] un peu trop dans les nuages, comme le sont, malheureusement, tous les poĂštes[39]. » Lâimperfection du personnage mĂšne Ă une constatation, qui fait sâĂ©crier Bonhomet :
Quâest-ce donc que le besoin de dire du nouveau ? La seule chose qui doit ĂȘtre sue, câest celle que lâon sait dĂ©jĂ . Câest dans lâĂ©vidence du bon sens que rĂ©side le seul sĂ©rieux possible, la rĂ©alitĂ© vraie et la bonne littĂ©rature pour Bonhomet. Inversement, tout ce qui est teintĂ© de mystĂšre et dâinsolite, comme les Contes extraordinaires de Poe, relĂšve du « dernier mot du banal ». Ce titre nâa dâailleurs dâautre fonction que de « piquer la curiositĂ© du vulgaire[41]. » Lâironie des traits de lâĂ©crivain, la couleur des mots dont use son personnage tracent le dessin dâune charge, lâesquisse dâun ordre de bataille contre le mercantilisme et le rĂ©alisme en littĂ©rature, les deux faces dâune mĂȘme petitesse. Le rĂ©alisme est dâailleurs fortement attaquĂ© par Villiers dans certains Ă©crits, le plus souvent restĂ©s impubliĂ©s de son vivant et oĂč la question ±ôŸ±łÙłÙĂ©°ùČčŸ±°ù±đ nâest pas toujours abordĂ©e frontalement. Le recueil dâarticles divers Chez les passants, paru de maniĂšre posthume, comporte un texte intitulĂ© « Le RĂ©alisme dans la peine de mort ». Le retrait de lâĂ©chafaud lors des exĂ©cutions de criminels est le point de dĂ©part de la rĂ©flexion de Villiers. Ce retrait, pour lui, est indigne ; la guillotine posĂ©e au sol « pourrait servir Ă couper le pain chez les grands boulangers[42]. » Donner la mort Ă mĂȘme la terre, câest donner libre cours au mĂ©pris, spĂ©cifique dâun « peuple dâhommes dâaffaires[43] », Ă lâendroit de plusieurs idĂ©es : « La Loi, la Nation, lâHumanitĂ© et la Mort[44] ». La justice est Ă©videmment celle qui pĂątit le plus de cette disposition : elle « a lâair de parler argot [âŠ] ; elle ne dit pas : Ici lâon tue ; mais Ici lâon rogne[45]. » Le rĂ©alisme est apparemment composĂ© non seulement des vĂ©ritĂ©s qui « courent les rues », mais aussi des paroles qui y sont entendues. Le fossĂ© qui sĂ©pare la littĂ©rature roturiĂšre, qui a du ČőłÜłŠłŠĂšČő, dâun art noble, celui des idĂ©es, se creuse notamment Ă partir dâune diffĂ©rence au sein du langage. Car câest bien une certaine parole, lâidiome dâun groupe ou dâun type prĂ©cis, que Villiers refuse lorsquâil sâattaque au rĂ©alisme dans la littĂ©rature, qui a deux ramifications : les Ă©crivains rĂ©alistes proprement dit, croyant faire de lâart, opportunistes malgrĂ© eux, et les marchands qui profitent des premiers et flouent le public. Villiers appelle ces Ă©crivains les « Provinciaux de lâesprit[46] ». Le fragment portant ce titre est une invective plus quâune rĂ©flexion proprement dite. Il sâouvre par ces mots : « Les ârĂ©alistesâ sont des gens heureux et qui sâaiment entre eux[47] ». Le ton est acide et farcesque, mais, outre les insultes dirigĂ©es en grande partie contre le poĂšte BĂ©ranger, le texte se conclut par quelques lignes rĂ©vĂ©latrices, de prime abord cryptiques, qui intĂ©resseront notre propos par la suite : « [les rĂ©alistes] ont raison comme le fossoyeur a raison. Ils ont beau fouetter leurs rosses noires, ils nâarriveront jamais quâau cimetiĂšre. Nous connaissons les cimetiĂšres aussi bien quâeux, mais nous connaissons autre chose aussi, quâils ignorent Ă jamais[48]. » Le fragment qui suit immĂ©diatement dans lâĂ©dition de la PlĂ©iade cet obscur propos Ă©claire en apparence ce que Villiers entend avec son lexique morbide. Cette fois, ce sont les marchands quâil vise et leur approche mercantile de la littĂ©rature, chargĂ©e dâun vocabulaire et dâune syntaxe qui est celle des « Placiers de mots[49] ». « Leur Ćil, dit Villiers, sâils lisent un chef-dâĆuvre, pour essayer dâen piller les scintillements et dâen dĂ©marquer les Ă©clairs, ne diffĂšre pas de lâĆil du DĂ©crochez-moi ça regardant quelque ancienne Ă©pĂ©e hĂ©roĂŻque[50]. » Le regard mercantile est avant tout un langage, qui place les mots comme on place des objets dans une vitrine[51], au profit de la mode et du mĂ©diocre, au dĂ©triment dâun idĂ©al de noblesse. Est ainsi tuĂ©, de fait, le « vivant du livre[52] ». Comment peut-on « tuer » un livre ? Ailleurs Villiers Ă©crit : « Quand vous avez tuĂ© la valeur dâun mot pour vous avec la monnaie de ce mot, ne vous Ă©tonnez plus dâen rire[53]. » Les mots qui font gagner de lâargent, ceux qui circulent largement ; les mots monnayĂ©s sont des mots morts. Et le railleur, Ă dĂ©faut de pouvoir les revivifier, rit devant la fosse oĂč ils gisent. On comprend un peu mieux en quoi Villiers est un « railleur » ; de quoi il se moque et comment il le fait. Ce dont il use, et ce quâil attaque ce faisant, ce sont les mots dâautrui, en tant quâils sont dĂ©vidĂ©s de leur sens, marchandĂ©s comme des biens, privĂ©s de toute force. La figure de Tribulat Bonhomet concentre en elle toutes les phrases qui sont, pour Villiers, stĂ©rilisĂ©es et qui font le commun. Pour sâen assurer, il faut se reporter Ă la « Profession de foi » du personnage, qui nâa pas Ă©tĂ© publiĂ©e du vivant de son crĂ©ateur : « Que celui qui me trouvera exagĂ©rĂ© sache bien que moi, Bonhomet, je ne suis autre que lui-mĂȘme. Je ne rougis que dâune chose : câest de me voir si banal, si profondĂ©ment banal[54]. » Banal, il lâest dans son discours, grĂące auquel tout lecteur commun est censĂ© se reconnaĂźtre comme tel :
Le lieu commun, mais aussi le cynisme dâune littĂ©rature dont la vĂ©ritĂ© passe pour simple « effet » ±ôŸ±łÙłÙĂ©°ùČčŸ±°ù±đ, Ă©quivalent Ă la perte du « bruit de langue », Ă l'absence de mots vĂ©ritables, devenus, en leur sein, une chose inerte. Bonhomet est lâincarnation dâune parole morte, qui doit faire rire. Mais alors une question simple vient Ă lâesprit : comment une parole « vivante » peut-elle sâĂ©viter le cimetiĂšre mercantile ? Une partie de la rĂ©ponse se trouve Ă©videmment du cĂŽtĂ© de celui qui Ă©nonce une vĂ©ritĂ© vivante, le « gĂ©nie » sur lequel on reviendra, et lâautre se situe, Ă©tonnement, du cĂŽtĂ© du public. Ă son endroit, Villiers fait montre dâune ambivalence singuliĂšre. Le public est bel et bien composĂ© de ce lecteur bourgeois, dont il faut Ă©branler la raison commune jusquâĂ lâenvoyer Ă BicĂȘtre, mais il est aussi, pour lâauteur de LâĂve future, constituĂ© de la « Foule » dotĂ©e dâune sorte de sagesse surplombante qui en fait la seule arbitre lĂ©gitime dâune Ćuvre ; ses dĂ©crets sont irrĂ©vocables et par essence justes. Câest de la sorte, du moins, quâil la prĂ©sente dans lâ« Avant-propos » de sa piĂšce de thĂ©Ăątre La RĂ©volte :
Les « deux ou trois incapables » dont il est ici question dĂ©signent Ă©videmment la classe marchande-Ă©ditoriale. Les « placiers de mots », nâayant que leurs propres intĂ©rĂȘts en vue, qui inventent et publicisent une langue morte, ridicule, et qui ne sâappuient sur rien si ce nâest des idĂ©es prĂ©conçues. Les difficultĂ©s matĂ©rielles de Villiers sâexpliquent par le fait quâon parle au nom de, mais surtout par-dessus la foule ; quâon lui propose des livres dont elle ne veut pas. Pourtant, elle seule est reine et, si le bourgeois peut nuire sur le plan matĂ©riel au « gĂ©nie », il ne peut lui retirer la gloire quâil obtiendra un jour ou lâautre, parce quâelle lui revient de droit. II. La charge romanesque : OĂč lâon assiĂšge « les citadelles du RĂȘve ». Villiers de lâIsle-Adam est de ceux qui ont des choses Ă dire. Mais rien nâest plus malaisĂ© pour lui que de le faire, comme il lâindique Ă MallarmĂ© dans une lettre dĂ©jĂ citĂ©e : « je ne puis mâexprimer que par gloussements informes qui nâont aucun rapport avec les nuits idĂ©ales sans bornes et incrĂ©Ă©es que jâai lâhonneur de porter dans le cĆur de mon cĆur[57] ». La difficultĂ© quâĂ©prouve Villiers Ă sâexprimer, la recherche dans lâĂ©criture, ne doit pas ĂȘtre Ă©trangĂšre, et le fait quâil qualifie ses nuits dâ« idĂ©ales » renforce cette impression, Ă lâabstraction constitutive de son Ćuvre. LâĂ©gyptologue EugĂšne LefĂ©bure, dans une lettre Ă MallarmĂ©, mentionne bien, Ă propos du roman Isis, que pour Villiers « la poĂ©sie et la philosophie [sont] la mĂȘme chose[58] ». Justement, Isis, son premier roman, a pour dĂ©dicace un court texte rĂ©vĂ©lateur. Cette « Ă©tude[59] » est dĂ©diĂ©e Ă son ami Hyacinthe du Pontavice de Heussey. Villiers y indique quâ« Isis est le titre dâun ensemble dâouvrages qui paraĂźtront [âŠ] Ă courts intervalles : câest la formule collective dâune sĂ©rie de romans philosophiques ; câest lâx dâun problĂšme et dâun idĂ©al[60] ». Villiers conclut par cette Ă©nigmatique annonce : « LâĆuvre se dĂ©finira dâelle-mĂȘme, une fois achevĂ©e[61]. » Or lâĆuvre ne sera pas achevĂ©e. Isis nâa quâun seul tome. Il faut retenir de cette dĂ©dicace que le roman offre apparemment une dimension supplĂ©mentaire Ă la poĂ©sie ou encore au thĂ©Ăątre, auxquels Villiers accorde gĂ©nĂ©ralement plus dâimportance. Une spĂ©cificitĂ© qui rĂ©side implicitement dans le qualificatif dâ« Ă©tude ». Cette dimension supplĂ©mentaire se laisse voir dans une lettre adressĂ©e Ă MallarmĂ© oĂč Villiers use du terme « romanesque » Ă titre dâimage. Alors quâil se trouve Ă Londres pour un obscur mariage avec une riche hĂ©ritiĂšre, il vit, raconte-t-il, « lâaventure la plus romanesque, dans toute lâacception du terme, » de son existence[62] ; lui, « le RĂȘve » y devient « lâAction mĂȘme[63] ». Le pĂšre de la femme que Villiers souhaite Ă©pouser la tient prisonniĂšre et la voue Ă un autre, pour lequel elle nâĂ©prouve aucune attirance. Le couple illĂ©gitime fomente alors un plan dâĂ©vasion : « nous attendrons tout bonnement un soir lâombre, et je lâenlĂšverai dans le brouillard. Nous en sommes convenus[64] ». Sans considĂ©rer cette lettre, manifestement hyperbolique, comme une rĂ©flexion sur le romanesque, lâapplication du mot en guise de mĂ©taphore est significative. Il met en rapport deux termes : le « rĂȘve » et « lâaction ». MalgrĂ© leur opposition manifeste, peut-ĂȘtre faut-il la dĂ©passer et, plutĂŽt que de voir le romanesque comme un genre uniquement de rĂȘve, ou uniquement dâaction, de le considĂ©rer comme lâespace oĂč le rĂȘve devient action. Il y a, en tout cas, une prise en compte du « rĂ©el » qui ne peut pas ĂȘtre Ă©ludĂ©e dans le roman â ce que ne viendraient pas contredire les jugements que porte Tribulat Bonhomet et qui pourrait lier le silence de Villiers sur le genre Ă son mĂ©pris du rĂ©alisme. Une prise en compte qui comporte certaines exigences nouvelles sur le plan de lâĂ©criture. Dans lâune des deux lettres oĂč il fait mention de LâĂve future[65], Villiers affirme Ă son ami Jean Marras : « pour la premiĂšre fois de ma vie, je nây plaisante plus[66]. » Ce nouveau sĂ©rieux prend la forme dâune charge : « câest un livre vengeur, brillant, qui glace et qui force toutes les citadelles du RĂȘve[67] ! » Villiers prĂ©cise : « jamais je ne me serais cru capable de tant de persĂ©vĂ©rance dans les analyses ! â de tant dâhomogĂ©nĂ©itĂ© dans la composition, de tant dâimaginations Ă©tourdissantes[68] ». Lâanalyse bien dĂ©roulĂ©e, lâhomogĂ©nĂ©itĂ© du tout, ce sont-lĂ des Ă©lĂ©ments qui semblent aller de soi pour mener Ă terme un roman. Il en va autrement des « imaginations Ă©tourdissantes » ; formulation qui est peu parlante, envisagĂ©e concrĂštement. Et ce nâest quâau seuil de lâĆuvre elle-mĂȘme, dans lâ« Avis au lecteur » de LâĂve future, quâil est possible de toucher Ă ce que lâauteur entend par lĂ . Cet avis, tel que publiĂ©, est court. Il vise la rĂ©solution anticipĂ©e dâune possible confusion regardant lâun des protagonistes du roman, le savant Thomas Edison. Villiers cherche Ă sâassurer que son personnage ne sera pas confondu avec le vĂ©ritable Thomas Edison, encore vivant en 1886, annĂ©e de publication de LâĂve future. Lâavis au lecteur vise donc Ă premiĂšre vue Ă distinguer le vrai du faux, et se dĂ©cline en deux temps. Dâabord, un constat sur celui qui inventa « quantitĂ© de choses aussi Ă©tranges quâingĂ©nieuses[69] » :
Est ainsi donnĂ© le destinataire de lâĂ©crit, la foule, son seul juge, mais aussi le terrain de jeu du roman, et seul endroit oĂč il peut rejoindre son public, lâimaginaire. Cette notion, telle quâutilisĂ©e dans lâavis, reconduit lâidĂ©e du double, dĂ©jĂ rencontrĂ© Ă propos de la foule et du mot. Il y a lâhomme Edison et il y a son image lĂ©gendaire. DĂšs lors, rien nâempĂȘche de rĂ©cupĂ©rer quâune seule de ces deux identitĂ©s, lâidĂ©ale plutĂŽt que la rĂ©elle ; de travailler sur un mythe vivant, qui lâest dâautant plus que sa source lâest aussi, vivante. Cet accaparement est le deuxiĂšme temps de la rĂ©flexion : « DĂšs lors, le PERSONNAGE de cette lĂ©gende, [âŠ] nâappartient-il pas Ă la littĂ©rature humaine[71] ? » OĂč commence et oĂč se termine la « littĂ©rature humaine » ? Le premier temps de lâ« Avis » indique que câest Ă lâintĂ©rieur de lâ« imaginaire », oĂč Villiers sâinstalle explicitement : « Il est ainsi Ă©tabli que jâinterprĂšte une lĂ©gende moderne au mieux de lâĆuvre dâArt-mĂ©taphysique dont jâai conçu lâidĂ©e, quâen un mot le hĂ©ros de ce livre est, avant tout le âsorcier de Menlo Parkâ, etc[72]. » Cette derniĂšre phrase clĂŽt lâavis. Mais considĂ©rant ce Ă quoi sâadonne Thomas Edison dans le roman (crĂ©ation dâun automate quasi divin, magnĂ©tisme, sadisme passif et soliloques bizarres) la nĂ©cessitĂ© dâappuyer sur la distinction entre le personnage et lâhomme est douteuse. Sous son intention explicite, le texte cache peut-ĂȘtre un autre enjeu, plus important pour Villiers et plus dĂ©terminant dans son Ćuvre. Lâ« Avis au lecteur », tel quâenvoyĂ© Ă lâimprimeur avec le manuscrit de LâĂve future, Ă©tait beaucoup plus long. Une large part en a Ă©tĂ© retranchĂ©e Ă la publication pour des raisons inconnues[73]. Ă la page publiĂ©e, sâajoute, dans la version originale, un long dĂ©veloppement sur le rĂ©alisme scientifique du roman, autre source possible de quiproquos :
Cette derniĂšre avenue dĂ©rangeait les plans de Villiers : « en procĂ©dant de cette maniĂšre, lâĆuvre cessait dâĂȘtre ce que ma conception dâensemble voulait ĂȘtre[75]. » La vraisemblance prime sur la rigueur scientifique, quoiquâen pensent « certains benoĂźts lecteurs[76] ». Il ne sâagit donc par pour Villiers dâĂ©laborer une anticipation scientifique, dont la rĂ©alisation future serait certaine, il cherche plutĂŽt Ă induire une « impression » particuliĂšre chez le lecteur : « Lorsque lâexactitude du fond sâimpose, Ă tous, comme Ă©vidente, en tant que possible, â tout moyen de donner cette impression-lĂ , qui est la principale, me semble bon, me semble le meilleur[77] ». Lâimpression de vĂ©ritĂ©, comme possibilitĂ©, est prĂ©fĂ©rable Ă une vĂ©ritĂ© rigoureusement Ă©tablie, quoiquâincomprĂ©hensible pour le plus grand nombre. Câest dâailleurs lâidĂ©e centrale de sa critique de La tentation de Saint-Antoine de Flaubert. La force de lâĆuvre, selon Villiers, vient de la vraisemblance des tentations dĂ©moniaques Ă©prouvĂ©es par Saint-Antoine : « Le Diable de Gustave Flaubert est plus dangereux[78] » que « lâEnfer allumĂ© par Goya dans son terrible dessin ; car, au point de vue logique, on peut dire que jamais homme ne fut moins tentĂ© que Saint-Antoine, si le Diable ne lui a dĂ©pĂȘchĂ© que de pareilles visions pour le sĂ©duire[79]. » Il ne suffit pas dâĂ©noncer une vĂ©ritĂ© brute, il faut que la vĂ©ritĂ© soit vraisemblable, croyable, au point quâelle passe pour Ă©vidente. En ce qui concerne LâĂve future, Edison est, dans une certaine mesure, le cĆur de lâimpression de vĂ©ritĂ© recherchĂ©e, dâune part parce quâil existe rĂ©ellement, dâautre part parce que son discours rĂ©pond Ă la « logique » de son statut imaginaire :
Villiers fait du statut imaginaire de son personnage une rĂ©alitĂ© Ă part entiĂšre, qui porte avec elle sa vraisemblance. Si la rĂ©el et lâimaginaire sont des territoires dĂ©finis, alors Edison occupe la frontiĂšre, et en efface le tracĂ©. Il conjoint la rĂ©alitĂ© et lâillusion, le vrai et le faux. Peut-ĂȘtre est-ce de cette façon que Villiers assiĂšge le « RĂȘve ». Mais comment ce brouillage sâeffectue-t-il ? Par les mots, lâexposition du « rĂȘve clairvoyant » que porte le personnage. Par deux fois en ce texte Villiers martĂšle lâimportance des mots dont il se sert. Dâabord pour faire taire les « cuistres et savantasses qui [âŠ] pourraient trouver Ă reprendre, en telle ou telle expression scientifique », puisquâil sâen est « servi exprĂšs dans telle acception nouvelle[81] ». Ensuite, il justifie ce quâon peut appeler sa dĂ©bauche typographique : « lâusage que jâai choisi dâun certain ton [âŠ] â mon soulignage extraordinaire de mots et mon luxe exagĂ©rĂ© de capitales ; â (Ă ceci je devais me rĂ©soudre, puisquâĂ©tant donnĂ© lâexceptionnel sujet de ce livre, une quantitĂ© de mots usuels changeaient de sens)[82] ». Utilisation limite du langage visant Ă contrebalancer son mĂ©pris trop explicite des « adjectifs Ă©culĂ©s si en faveur, et des substantifs anĂ©miques ayant cours[83]. » Toute la difficultĂ© pour Villiers vient de la nĂ©cessitĂ© dâexprimer une vĂ©ritĂ© nouvelle Ă lâaide de mots connus, pour ĂȘtre compris, sans que ce sens nouveau ne soit rĂ©cupĂ©rĂ© par lâentendement commun. Le sujet de son roman, dit-il, nâest pas « De omni re scibili, mais [âŠ] Et quibusdam aliis[84] ». Une locution latine, quâil coupe en deux et qui se traduit par : « De toutes les choses quâon peut savoir, et mĂȘme de plusieurs autres. » Lâenjeu est dâexprimer lâinconnu Ă lâaide du connu, de maniĂšre quâil soit vraisemblable. Le connu et lâinconnu participe de lâambivalence inhĂ©rente au mot. Tout comme la foule est Ă la fois prĂ©texte Ă prĂ©jugĂ©s, vĂ©hicule dâune doxa ingrate[85], mais aussi source de la seule vĂ©ritable reconnaissance Ă laquelle peut aspirer le gĂ©nie, le mot est, la plupart du temps, galvaudĂ©, « mort », comme nous lâavons dit, mais il reprĂ©sente dâun autre cĂŽtĂ© la seule possibilitĂ© dâune vĂ©ritable expression. Cette ambivalence explique la tentation du silence quâĂ©prouve Villiers, comme il lâaffirme dans une critique de Hamlet : « le GĂ©nie pur est, essentiellement, silencieux, [âŠ] sa rĂ©vĂ©lation rayonne plutĂŽt dans ce quâil sous-entend que dans ce quâil exprime[86]. » Son malheur est quâ« il est contraint de sâamoindrir pour passer dans lâAccessible. Sa premiĂšre dĂ©chĂ©ance consiste, dâabord, Ă se servir de la parole, la parole ne pouvant jamais ĂȘtre quâun trĂšs faible Ă©cho de sa pensĂ©e[87]. » Lâopinion de Villiers sur la possibilitĂ© dâune expression pure demeure fluctuante au grĂ© des textes. Ailleurs, elle est envisagĂ©e : « Si je pense magnifiquement, on trouve ±ôŸ±łÙłÙĂ©°ùČčŸ±°ù±đ ce que jâĂ©cris. Ce nâest pourtant que ma pensĂ©e clairement dite â et non point de la littĂ©rature, laquelle nâexiste pas et nâest que la clartĂ© mĂȘme de ce que je pense[88]. » PlutĂŽt que littĂ©rature il faudrait dire, si lâon suit Villiers, poĂ©sie, puisquâelle est dâaprĂšs lui la seule forme dâexpression qui fasse une avec la pensĂ©e. « Ătre poĂšte, cela veut dire ĂȘtre un esprit droit, Ă©levĂ©, exact et savant[89] », affirme Villiers dans son unique texte critique publiĂ© ayant pour objet un roman, le Dragon impĂ©rial de Judith Gautier, oĂč il sâĂ©tale longuement sur la poĂ©sie. Il ne faut pas voir ce traitement du romanesque Ă travers le prisme de la poĂ©sie comme une insolence de poĂšte. En de nombreux endroits, Villiers sous-entend quâelle est intimement liĂ©e au roman. Il qualifie dâailleurs Flaubert de « PoĂšte colossal[90] ». Il faut croire que câest tout Ă lâavantage du roman, puisque « [la] poĂ©sie est la seule royautĂ© dont la couronne soit Ă©ternelle[91] », et câest sur elle quâest « fondĂ©e la morale de lâhumanitĂ©[92] ». Elle est la vĂ©ritĂ© de la parole. Conclusion : Un effort de synthĂšse : le roman guerrier. On peut dĂ©sormais comprendre, au moins en partie, la raretĂ© du roman dans la production de Villiers. Ses conditions matĂ©rielles, dâune part, le poussent Ă Ă©crire de courts textes, rapidement finis et rapidement publiĂ©s. Il y a, dâautre part, le mĂ©pris du rĂ©alisme. Le roman doit composer avec la rĂ©alitĂ© et, pour Villiers, la vĂ©ritĂ© de celle-ci repose dans ses virtualitĂ©s, câest-Ă -dire dans ce quâelle peut ĂȘtre, et non pas ce quâelle est supposĂ©ment. Le sens commun qui dĂ©cide de ce qui est vrai ou faux, de ce qui est sĂ©rieux ou fantasque, porte finalement une rĂ©alitĂ© morte, risible, que seule une parole, neuve, pourra rĂ©vĂ©ler comme telle. La parole est ce qui montre les choses telles quâelles sont et telles quâelles pourront ĂȘtre. Mais alors, pourquoi le roman ? Ă lâintĂ©rieur du roman, la parole sâincarne. Les deux cas sur lesquels nous nous sommes attardĂ©s, Tribulat Bonhomet et Thomas Edison montrent que Villiers ne crĂ©e pas des caractĂšres, ni des types, mais des idiomes. Le roman est lâoccasion dâaffecter le rĂ©el Ă partir dâune parole, qui, si elle ne sâentend pas dans la rue, doit avoir toutes les allures de lâĂ©vidence, câest uniquement de la sorte quâelle peut faire accepter la vĂ©ritĂ© quâelle Ă©nonce. Le roman est bien de cette façon une « Ćuvre dâart-mĂ©taphysique », mais aussi une arme de guerre ; il use dâun subterfuge pour rendre le rĂ©el friable. Les mots de Bonhomet et dâEdison pourrait ĂȘtre prononcĂ©s, et câest en vertu de cette possibilitĂ© quâils agissent sur le rĂ©el, car ils pourraient ĂȘtre le rĂ©el. Celui-ci est une sorte de tissu trouĂ© par certains mots, certaines personnes, certains types, qui ouvrent lâimaginaire[93]. La foule et ses lĂ©gendes percent, autrement dit, lâaspect homogĂšne de la rĂ©alitĂ©, et câest ce quâinvestit le roman. Câest peut-ĂȘtre lĂ un autre aspect par lequel le roman se diffĂ©rencie de la poĂ©sie ; la fiction est le lieu oĂč la faussetĂ© Ă©nonce une vĂ©ritĂ© plus vraie que le rĂ©el. Que ce soit pour faire voir les virtualitĂ©s surrĂ©elles de la science, par lâintermĂ©diaire des soliloques du positiviste Edison, ou que ce soit pour faire sentir lâidiotie commune, et montrer ses implications, par le truchement des idĂ©es bourgeoises de Bonhomet, les paroles des personnages de Villiers sont des discours, qui, comme le « gĂ©nie », qui « ne crĂ©e pas, [mais] transparaĂźt[94] », Ă©clairent des idĂ©es qui resteraient dans les « tĂ©nĂšbres[95] » sans eux. La vraisemblance de la fiction est le « voile[96] » que doit emprunter la vĂ©ritĂ© pour se manifester. Ìę
[1] Auguste de Villiers de lâIsle-Adam, « Les phantasmes de M. Redoux », dans Ćuvres complĂštes, vol. II, Paris, Gallimard, coll. « BibliothĂšque de la PlĂ©iade », 1986, p. 262-268, initialement publiĂ© dans Histoires insolites. DĂ©sormais abrĂ©gĂ© en O.C., suivit du numĂ©ro de volume et de la page. [2] Cf. Alan Raitt, Villiers de lâIsle-Adam et le mouvement symboliste, Paris, JosĂ© Corti, 1965, p. 19-21. [3] Robert du Pontavice de Heussey, Villiers de lâIsle-Adam, citĂ© par Pierre-Georges Castex et Alan Raitt, lâ« Histoire du texte », O.C., vol. I, p. 1459. [4] Idem. [5] Ibid., p. 1460-1461. [6] Lâouvrage est tirĂ© Ă 100 exemplaires en 1862. En 1871, il est introuvable mĂȘme pour Villiers : « Je nâai quâun certain volume intitulĂ© Isis, mais jâai couru inutilement pour en trouver un seul, et je crois quâon nâen pourrait dĂ©couvrir un exemplaire que sur les quais, par hasard, quelque jour. » Lettre Ă Gaston Hirsch, aoĂ»t 1871, dans Correspondance gĂ©nĂ©rale de Villiers de lâIsle-Adam et document inĂ©dits (Ă©d. Joseph Bollery), t. I, Paris, Mercure de France, 1962, p. 170. DĂ©sormais abrĂ©gĂ© en C.G., suivit du numĂ©ro de tome et du numĂ©ro de la page. Cf. Pierre-Georges Castex et Alan Raitt, « Histoire du texte », O.C., vol. I, p. 1055-1059. [7] Alan Raitt, Villiers de LâIsle-Adam : Exorciste du rĂ©el, Paris, JosĂ© Corti, 1987, p. 42. [8] Alan Raitt, Villiers de lâIsle-Adam et le mouvement symboliste, op. cit., p. 44. [9] Vittorio Pica Ă Villiers de lâIsle-Adam, 18 janvier 1887, C.G., vol. II, p. 158. [10] Idem. [11] Adrien Remacle, Cahiers de ma vie, rapportĂ© par Fernand Clerget, Villiers de lâIsle-Adam, Louis-Michaud, 1913, p. 131. Dans Chantal Collion DiĂ©rickx, La femme, la parole et la mort dans ŽĄłæĂ«±ô et LâĂve future, Paris, HonorĂ© Champion, coll. « Romantisme et modernitĂ©s », 2001, p. 120. [12] ±·ŽÇłŸłŸĂ©łŸ±đČÔłÙ Le Candidat et La tentation de Saint-Antoine, dans O.C., vol. II, p. 459-463 et 472-475. [13] « Gentilhomme de la plume », O.C., vol II, p. 985. [14] Idem. [15] Ibid., p. 986. [16] Idem. [17] Câest lâun des axes dâanalyse de Jean-Paul GourĂ©vitch dans « Villiers de lâIsle-Adam : ou lâunivers de la transgression », dans Villiers de lâIsle-Adam, Paris, Seghers, coll. « Ăcrivains dâhier et dâaujourdâhui », 1971, p. 15-99. [18] Auguste de Villiers de lâIsle-Adam, LâĂve future, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1993 [1886], p. 38. [19] Remy de Gourmont, Le livre des masques, [lieu inconnu], Ligaran, 2015, p. 59 [20] Lettre de Villiers Ă Joris-Karl Huysmans du 25 octobre 1886, dans LĂ©on Bloy, Joris-Karl Huysmans et Auguste Villiers de lâIsle-Adam, Lettres : correspondance Ă trois (Ă©d. Daniel Habrekorn), Thot, Vanves, 1980, p. 69. [21] Lettre de Villiers Ă Joris-Karl Huysmans du 25 octobre 1886, ibid., p. 70. [22] Gustave Guiches tĂ©moigne ainsi des conditions dans lesquelles fut rĂ©digĂ©e LâĂve future : « Rue de Maubeuge, dans lâhorreur glaciale dâune chambre vidĂ©e de ses meubles, il a Ă©crit, couchĂ© Ă plat ventre sur le plancher, dĂ©layant dans lâeau les derniĂšres gouttes de son encrier, de longs chapitres de LâĂve future. » Gustave Guiches, « Villiers de lâIsle-Adam intime », citĂ© par Alan Raitt, Villiers de lâIsle-Adam : Exorciste du rĂ©el, op. cit., p. 196. [23] Auguste Villiers de lâIsle-Adam, Lettre Ă Gabriel Mourey du 3 janvier 1888, C.G., t. II, p. 207. [24] Idem. [25] Lettre Ă MallarmĂ© du 11 septembre 1866, C.G., t. I, p. 99. [26] Lettre Ă Adrien Remacle du 24 janvier 1886, C.G., t. II, p. 107. [27] Lettre Ă LĂ©on Bloy du 24 juin 1886, C.G., t. II, p. 122. Lâauteur souligne et, Ă moins dâindication contraire, toute utilisation de lâitalique et des lettres capitales au sein des citations est le fait de Villiers de lâIsle-Adam. [28] Lettre Ă Mme Veuve Tresse du 16 avril 1878, C.G., t. I, p. 241. [29] Lettre Ă MallarmĂ© du 27 septembre 1867, C.G., t. I, p. 113. [30] Idem. [31] Lettre Ă MallarmĂ© du 11 septembre 1866, C.G., t. I, p. 99. [32] Elle est longue de 76 pages dans lâĂ©dition de la PlĂ©iade, O.C., t. II, p. 145-221. [33] Auguste Villiers de lâIsle-Adam, « Claire Lenoir », dans Clair Lenoir et autres contes insolites, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1984, p. 29. Les infusoires sont des organismes unicellulaires microscopiques. [34] Ibid., p. 28. [35] Ibid., p. 52. [36] Idem. [37] Ibid., p. 53. [38] Idem. [39] Idem. [40] Idem. [41] Ibid., p. 54. [42] « Le rĂ©alisme dans la peine de mort », O.C., vol. II, p. 450. [43] Ibid., p. 451. [44] Idem. [45] Ibid., p. 454. [46] « Provinciaux de lâesprit », dans O.C., vol. II, p. 998-999. [47] Ibid., p. 998. [48] Ibid., p. 999. [49] « Placiers de mots », O.C., vol. II, p. 999. [50] Idem. [51] Le łąŸ±łÙłÙ°ùĂ© dĂ©finit « placier » : « Celui, celle qui s'occupe du placement d'articles de commerce, d'ouvrages de librairie, etc. », dans Ămile łąŸ±łÙłÙ°ùĂ©, « Placier », Le łąŸ±łÙłÙ°ùĂ©,Ìę,Ìę [consultĂ© le 10 janvier 2022]. [52] « Placiers de mots », O.C., vol. II, p. 999 [53] « Fragments divers », O.C., vol. II, p. 1001. [54] « Profession de foi », O. C., vol. II, p. 232. [55] Idem. [56] La RĂ©volte, O.C., vol. I, p. 383. [57] Lettre Ă MallarmĂ© du 11 septembre 1866, C.G., t. I, p. 99. [58] Lettre dâEugĂšne LefĂ©bure Ă MallarmĂ© du 2 novembre 1865, C.G., t. I, p. 80 [59] Isis, O.C., vol. I, p. 101. [60] Idem. [61] Idem. [62] Lettre Ă MallarmĂ© du 5 janvier 1874, C. G., t. I, p. 184. [63] Idem. [64] Ibid., p. 185. Le mariage nâaura pas lieu. [65] Cf. Pierre-Geroges Castex et Alan Raitt, « Histoire du texte », dans Auguste Villiers de lâIsle-Adam, O.C., vol. I, p. 1462. [66] Lettre Ă Jean Marras du « 5 ou 6 fĂ©vrier » 1879, C.G., t. I, p. 262. [67] Idem. [68] Idem. [69] « Avis au lecteur », dans O.C., vol. I, p. 765. [70] Idem. [71] Idem. [72] Idem. [73] Alan Raitt et Pierre-Georges Castex, « Histoire du texte », dans Auguste Villiers de lâIsle-Adam, O.C., vol. I, p. 1556. [74] « Avis au lecteur », O.C., vol. I, p. 1557. [75] Idem. [76] Idem. [77] Ibid., p. 1558. [78] « La tentation de Saint-Antoine », O.C., vol. II, p. 473. [79] Ibid., p. 472. [80] « Avis au lecteur », O.C., vol. I, p. 1558. [81] Ibid., p. 1557-1558. [82] Ibid., p. 1559. [83] Idem. [84] Idem. [85] Ce sera lâobjet de la critique de Villiers dâune piĂšce de thĂ©Ăątre de Flaubert, « Le Candidat », O.C., vol. II, p. 459-463. [86] « Hamlet », O.C., vol. II, p. 426. [87] Idem. [88] Fragments divers, O.C., vol. II, p. 1008. [89] « Le Dragon impĂ©rial », O.C., vol. II, p. 790. [90] Lettre Ă Gustave Flaubert [1864], C. G., t. I, p. 67. [91] « Le Dragon impĂ©rial », O.C., vol. II, p. 790. [92] « Le Dragon impĂ©rial », O.C., vol. II, p. 790. [93] Pour Jean-Paul GourĂ©vitch, le fantastique de Villiers crĂ©Ă© une situation « oĂč lâimagination menace perpĂ©tuellement le rĂ©el ». Op. cit., p. 63. [94] « Hamlet », O.C., vol. II, p. 426. [95] Idem. [96] Idem. Bibliographie : Corpus et liste des abrĂ©viations :
Textes critiques :
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Bibliographie
Ouvrages cités |
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Villiers de lâIsle-Adam, Auguste de, Correspondance gĂ©nĂ©rale de Villiers de lâIsle-Adam : et documents inĂ©dits (Ă©d. Joseph Bollery), t. I et II, Paris, Mercure de France, 1962. Villiers de lâIsles Adam, Auguste de, Ćuvres complĂštes, vol. I et II, Paris, Gallimard, coll. « BibliothĂšque de la PlĂ©iade », 1986. |
Citations
Correspondance gĂ©nĂ©rale de Villiers de lâIsle-Adam : et documents inĂ©dits (Ă©d. Joseph Bollery), t. I, Paris, Mercure de France, 1962. |
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Lettre Ă StĂ©phane MallarmĂ©, 11 septembre 1866, p. 99. « Claire Lenoir, un roman terminĂ©, va paraĂźtre dans lâEpoque. Je vous lâenverrai. [âŠ] Claire Lenoir et Yseult sont des contes terribles Ă©crits dâaprĂšs lâesthĂ©tique dâEdgard [sic] Poe. Et jâai obtenu de tels ČőłÜłŠłŠĂšČő de fous-rires chez Leconte de Lisle (MĂ©nard se cachait sous les sofas Ă force de rire, et les autres Ă©taient malades) que jâai bon espoir. Le fait est que je ferai du bourgeois, si Dieu me prĂȘte vie, ce que Voltaire a fait des âclĂ©ricauxâ, Rousseau des gentilshommes et MoliĂšre des mĂ©decins. Il paraĂźt que jâai une puissance grotesque dont je ne me doutais pas. Enfin nous rirons un peu. [âŠ] Vous verrez mes types, Bonhomet, Finassier et Lefol : je les Ă©namoure et les cisĂšle avec toute ma complaisance. Bref, je crois que jâai trouvĂ© le dĂ©faut de la cuirasse et que ce sera inattendu. » Lettre Ă Jean Marras, 5 ou 6 fĂ©vrier 1879, p. 262. « Quant au livre [LâĂve future], dont jâĂ©cris actuellement le cinquante-deuxiĂšme et dernier chapitre, câest une Ćuvre dont lâapparition fera, je crois, sensation un peu au large, car, pour la premiĂšre fois de ma vie, je nây plaisante plus. [âŠ] Tiens, Ă©coute : câest un livre vengeur, brillant, qui glace et qui force toutes les citadelles du RĂȘve! Jamais, jamais je ne me serais cru capable de tant de persĂ©vĂ©rance dans les analyses ! â de tant dâhomogĂ©nĂ©itĂ© dans la composition, de tant dâimaginations Ă©tourdissantes, et dont, jusquâĂ moi, personne, entends-tu, nâa osĂ© les merveilleuses et nouvelles Ă©vocations. Tu peux me croire, câest un incitateur et un tombeur ; je crois fermement quâil est immortel, et je mâemballe, ici, Ă bon escient. â Au point de vue SUCCĂS, je le crois lâĂ©quivalent du Don Quichotte de CervantĂšs de SaavĂ©dra, (Ă lâĂ©quivalence de lâĂ©poque) ; je te dis au point de vue ČőłÜłŠłŠĂšČő, comme genre de ČőłÜłŠłŠĂšČő, enfin, mais câest autre chose. » |
Ćuvres complĂštes, vol. I, Paris, Gallimard, coll. « BibliothĂšque de la PlĂ©iade », 1986. |
« Ă Monsieur Hyacinthe du Pontavice de Heussey », p. 101. « Permettez-moi, Monsieur et bien cher ami, de vous offrir cette Ă©tude en souvenir des sentiments de sympathie et dâadmiration que vous mâavez inspirĂ©es. Isis est le titre dâun ensemble dâouvrages qui paraĂźtront, si je dois lâespĂ©rer, Ă de courts intervalles : câest la formule collective dâune sĂ©rie de romans philosophiques ; câest lâx dâun problĂšme et dâun idĂ©al ; câest le grand inconnu. LâĆuvre se dĂ©finira dâelle-mĂȘme une fois achevĂ©e. » « Avis au lecteur [de LâĂve future] », p. 765. « Il me paraĂźt de toute convenance de prĂ©venir une confusion possible relativement au principal hĂ©ros de ce livre. Chacun sait aujourdâhui quâun trĂšs illustre inventeur amĂ©ricain, M. Edison, a dĂ©couvert, depuis une quinzaine dâannĂ©es, une quantitĂ© de choses aussi Ă©tranges quâingĂ©nieuses ; â entre autres le TĂ©lĂ©phone, le Phonographe, le Microphone [âŠ]. En AmĂ©rique et en Europe, une LĂGENDE sâest donc Ă©veillĂ©e, dans lâimagination de la foule, autour de ce grand citoyen des Ătats-Unis. Câest Ă qui le dĂ©signera sous de fantastiques surnoms, tels que le MAGICIEN DU SIĂCLE, le SORCIER DE MENLO PARK, le PAPA DU PHONOGRAPHE, etc., etc. [âŠ] DĂšs lors, le PERSONNAGE de cette lĂ©gende, â mĂȘme du vivant de lâhomme qui a su lâinspirer, â nâappartient-il pas Ă la littĂ©rature humaine ? [âŠ] Donc, lâEDISON du prĂ©sent ouvrage, son caractĂšre, son habitation, son langage et ses thĂ©ories sont â et devaient ĂȘtre â au moins passablement distinct de la rĂ©alitĂ©. Il est, ainsi, bien Ă©tabli que jâinterprĂšte une lĂ©gende moderne au mieux de lâĆuvre dâArt-mĂ©taphysique dont jâai conçu lâidĂ©e, quâen un mot le hĂ©ros de ce livre est, avant tout, le âsorcier de Menlo Parkâ, etc. â et non M. lâingĂ©nieur Edison, notre contemporain. » « Avis au lecteur [de LâĂve future, non publiĂ©] », p. 1557-1559. « Je me trouvais donc placĂ© dans cette alternative, ou, pour demeurer intelligible de la plupart des lecteurs mondains, de faire, scientifiquement, divaguer quelque peu le cĂŽtĂ© ingĂ©nieur de notre sorcier, â ou de quitter, brusquement, la plume, et, prenant la craie, de passer au tableau noir : â câest-Ă -dire dâemployer, tout dâun coup, dans une Ćuvre avant tout philosophique et ±ôŸ±łÙłÙĂ©°ùČčŸ±°ù±đ, la langue rigoureuse et sĂ©vĂšre de lâalgĂšbre, de surcharger, des signes de âlâintĂ©graleâ, des pages entiĂšres, enfin cesser dâĂȘtre lisible pour le plus grand nombre. [âŠ] Non seulement câeĂ»t Ă©tĂ© dĂ©truire lâharmonie de ton ČÔĂ©łŠ±đČőČőČčŸ±°ù±đ de ce livre, â ton lĂ©ger sâil en fut ! â et dĂ©rĂ©gler sa composition, [âŠ] [et], procĂ©dant de cette maniĂšre, lâĆuvre cessait dâĂȘtre ce que ma conception voulait ĂȘtre. [âŠ] Oui, jâai prĂ©fĂ©rĂ©, je lâavoue, passer pour âfantaisisteâ aux yeux de certains benoĂźts lecteurs, plutĂŽt que de cesser dâĂȘtre accessible mĂȘme Ă la plus Ă©paisse ignorance. [âŠ] Quant aux cuistres et savantasses qui, pareils Ă de lourds Ă©tourneaux, pourraient trouver Ă reprendre, en telle ou telle expression scientifique, dont je me suis servi exprĂšs dans telle acception nouvelle, [âŠ] je me contenterai de rappeler Ă leur mĂ©moire les deux ou trois lettres quâun de leurs confrĂšres sâattira de la part dâun littĂ©rateur français, M. Gustave Flaubert â, ce âsavantâ sâĂ©tant permis de le âreprendreâ et de le âplaisanter de hautâ sur la reconstruction de Carthage. Il nâen resta plus grand-chose, en vĂ©ritĂ©, de ce âsavantâ-lĂ . Concluons. Lorsque lâexactitude du fond sâimpose, Ă tous, comme Ă©vidente, en tant que possible, â tout moyen de donner cette impression-lĂ , qui est la principale, me semble bon, me semble le meilleur ; et je persiste Ă croire, jusquâĂ nouvel ordre, quâil nâest, alors, nul besoin de la sĂ©cheresse du chiffre, non plus que dâune technique dĂ©placĂ©e, oiseuse, pour dĂ©montrer outre mesure cette mĂȘme Ă©vidence. Celle dont il est question en ce livre nĂ©cessitait un peu dâombre. Si, donc, les solutions donnĂ©es sont plutĂŽt dâun enchanteur que dâun Ă©lectricien, nâai-je pas Ă©tĂ© logique en ceci, puisque ces solutions [âŠ] sont prĂ©cisĂ©ment conformes Ă la nature du lĂ©gendaire Magicien qui les expose, comme en une sorte de rĂȘve clairvoyant ? [âŠ] Ce serait donc faire une dĂ©pense dâesprit inutile que de me reprocher ma [sic] affectation dâignorance, â mes redites de choses ressassĂ©es, lâusage que jâai choisi dâun certain ton, confinant, parfois, surtout au dĂ©but, Ă celui du Puff amĂ©ricain, â mon soulignage extraordinaire de mots et mon luxe exagĂ©rĂ© de capitales ; â (Ă ceci je devais me rĂ©soudre, puisquâĂ©tant donnĂ© lâexceptionnel sujet de ce livre, une quantitĂ© de mots usuels changeaient de sens) â mon mĂ©pris, trop accentuĂ©, des adjectifs Ă©culĂ©s si en faveur, et des substantifs anĂ©miques ayant cours. En vĂ©ritĂ©, pour inachevĂ©, pour incomplet quâil soit ou puisse ĂȘtre, ce livre ne sera pas atteint par de tels reproches, puisque nul ne saurait contester, dâabord, quâil est SOLITAIRE dans la littĂ©rature humaine. Je ne lui connais ni de prĂ©cĂ©dents, ni de congĂ©nĂšres, ni dâanalogues, quelque colĂšre, quelque indiffĂ©rence quâil suscite, â non, je ne le crois pas de ceux quâon oublie, car ce dont il agite [sic], en rĂ©alitĂ©, en ses sombres pages, nâest nullement du fameux De omni re scibili, mais de lâEt quibusdam aliis. » |
Ćuvres complĂštes, vol. II, Paris, Gallimard, coll. « BibliothĂšque de la PlĂ©iade », 1986. |
« Le rĂ©alisme dans la peine de mort », p. 450. « Quoi ! plus dâĂ©chafaud ?... Non. Les sept marches sont supprimĂ©es. Signe des temps. Guillotine de progrĂšs dont on ne se range que⊠comme de la courroie de transmission dâun moteur. En vĂ©ritĂ©, ce meuble pourrait servir Ă couper le pain chez les grands boulangers. OĂč donc est la simple dignitĂ© de la Loi, lâindĂ©modĂ©e solennitĂ© de la Mort, la hauteur de lâexemple, le âsĂ©rieuxâ de la sentence ? Phrases, paraĂźt-il, tout cela⊠Câen est une aussi, de dire cela : car on ne sort pas des phrases, sur la terre. Les uns se traduisent en phrases viles, les autres en phrases nobles : â chacun son choix : et lâon nâest pas libre de choisir : câest fait en naissait, de quelque sourire que lâon essaie dâen douter. » « [Provinciaux de lâesprit] », ibid., p. 998-999. « Les ârĂ©alistesâ sont des gens heureux et qui sâaiment entre eux, comme le dit le seul poĂšte exclusivement âfrançaisâ que nous ayons depuis la Chanson de Geste. Je cite M. de BĂ©ranger, non point parce que jâaime outre mesure la poĂ©sie de ce gentilhomme : jâestime, au contraire, que son âDieu des bonnes gensâ nâest quâun simple âmastroquetâ et que sa Lisette au sourire et au petit bonnet folichon ne vaut pas un bon cigare et le volume de la Mystique de Görres que jâai devant les yeux. VoilĂ comme je suis, nonobstant les clairvoyants cerveaux de MM. Champfleury, Castagnary et tutti quanti : les rĂ©alistes sont les Ă©ternels provinciaux de lâEsprit humain. Ils ont raison comme le fossoyeur a raison. Ils ont beau fouetter leurs rosses noires, ils nâarriveront jamais quâau cimetiĂšre. Nous connaissons les cimetiĂšres aussi bien quâeux ; mais nous connaissons autre chose aussi, quâils ignorent Ă tout jamais. « [Placiers de mots] », ibid., p. 999. « Câest le vivant du livre qui fait sa valeur, embellissant dâavance tous les mots qui sont venus se grouper sur son ĂȘtre comme la limaille de fer autour de lâaimant. Les placiers de mots sont vouĂ©s au nĂ©ant. Leur Ćil, sâils lisent un chef-dâĆuvre, pour essayer dâen piller les scintillements et dâen dĂ©marquer les Ă©clairs, ne diffĂšre pas de lâĆil du DĂ©crochez-moi ça regardant quelque ancienne Ă©pĂ©e hĂ©roĂŻque. Câest quâils vivent au milieu des dĂ©froques dont se vĂȘtirent des hommes peut-ĂȘtre illustres, et dont ils trafiquent symboliquement les hardes fanĂ©es. » |