Blaise Cendrars
(1887-1961)
Dossier
Le roman selon Blaise Cendrars
Au coeur de l'homme, par Justine Falardeau, 16 mai 2018 |
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Le parcours d'écriture de Blaise Cendrars se constitue d'une suite d'adieux et de commencements qui ont rendu possible la construction d'une oeuvre protéiforme. « [Q]uand l'écriture devient un procédé, la chose ne m'amuse plus » (1), déclarera l'auteur à la main coupée dans un entretien avec Michel Manoll. D'ailleurs, à un Rimbaud qui s'est tu, Cendrars aurait préféré un Rimbaud qui serait revenu pour écrire « toute autre chose » (2). Ce jugement découle d'une exigence essentielle : le vrai créateur est celui qui « renaît de ses cendres » (3), perpétuellement autre. Fidèle à cette injonction, l'oeuvre de Cendrars peut être schématiquement découpée en différentes « périodes » qui – bien que toutes étroitement liées – correspondent à autant d'identités d'un même auteur : le poète des avant-gardes parisiennes d'avant-guerre; le romancier des années vingt ; le reporter et l'auteur des « Histoires vraies » des années trente ; puis l'autobiographe de la tétralogie des « Mémoires sans être des Mémoires ». S'ajoutent à cette liste des articles, des textes inclassables et, comme appendice à cet édifice, un énigmatique « roman-roman » (4) qui s'écarte sensiblement des autres oeuvres de la période romanesque de l'auteur. Les débuts de Cendrars comme romancier se placent d'abord sous le signe de la renaissance personnelle la plus importante, avec celle qui le pousse à adopter son pseudonyme et qui le consacre comme poète. Après la Guerre et la perte de sa main droite, Cendrars devient un écrivain de la main gauche. Or, l'auteur inscrit cette translation – ce « voyage vers la gauche » (5) – dans son propre mythe pour en faire la rupture qui permet une seconde naissance. Prenant congé des poètes des avant-gardes, Cendrars découvre « ce solitaire métier d'écrire qui est maintenant le [s]ien » (6) lors d'une « nuit mémorable » (7) où il écrit d'un j±ð³ÙÌýLa Fin du monde filmée par l'Ange N.D., récit d'une recréation du monde. Mais c'est le premier voyage du poète au Brésil, sa seconde patrie, qui, à ses dires, lui apprendra le « métier de romancier » (8). De ces deux aventures naîtront les trois romans qui font connaître l'auteur à un public élargi: L'Or, sous-titré « La merveilleuse histoire du général Johann August Suter », puis MoravagineÌý±ð³ÙÌýDan Yack. Verront également le jour des textes au statut plus ambigu, comme L'EubageÌý´Ç³ÜÌýRhum, dont on pourrait dire, en reprenant la célèbre formule appliquée par Cendrars à ses « Mémoires », qu'ils sont des « romans sans être des romans ». Il faut finalement compter deux textes inachevés,ÌýJohn Paul JonesÌý±ð³ÙÌýL'Argent, à inscrire dans la lignée de L'Or. Les romans de Cendrars, représentatifs du reste de son oeuvre à plusieurs égards, sont néanmoins conditionnés par des enjeux qui leur sont spécifiques. L'auteur écrit dans L'Homme foudroyé, qu'il « n'y a qu'une seule chose de sublime au monde pour un créateur : l'homme et son habitat. » (9) Comme romancier, Cendrars a suivi l'exigence qu'il s'est donnée d'aller « au coeur du monde ». Si certains critiques soutiennent que Cendrars se situe en-deçà des genres littéraires, son oeuvre témoigne néanmoins d'une réflexion développée sur l'art romanesque, réflexion que nous avons choisi de présenter en insistant sur quatre grands axes thématiques : l'autobiographie, l'érudition, la modernité et la genèse des oeuvres. Sous le signe de l'autobiographie. Pour Cendrars, tous les livres sont autobiographiques, et ce dans un sens qui ne va pas directement de soi. L'idée, en effet, ne saurait impliquer qu'on trouve dans les oeuvres la vie de l'auteur, au sens anecdotique. Cendrars insiste dans un entretien avec Michel Manoll sur l'absence d'identité qu'il y a entre un écrivain et ses héros : « On ne voit plus qu'un seul personnage dans mes livres : Cendrars! […] Il ne faut tout de même pas croire que le romancier est incarné dans ses personnages. » (10) Questionné sur son livre La Vie dangereuse, de la série des « Histoires vraies », qui mettent en scène un narrateur appelé « Cendrars », l'auteur reviendra à la charge en disant que c'est un livre où il ne parle que peu de lui-même (11). Ce n'est cependant pas sans raison que les lecteurs s'entêtent à associer l'auteur à ses personnages. Dans la préface prévue pour John Paul Jones, un roman inachevé sur la vie de l'amiral du même nom, Cendrars écrivait que la seule démarche possible était d'écrire sa « propre autobiographie prêtée à un personnage historique », et ce parce qu'on « ne peut pas raconter d'autre vie, que la sienne propre. » (12) De quelle façon doit-on comprendre cette affirmation? Serait-ce simplement que Cendrars ne peut s'empêcher de reconduire dans ses romans un schéma tiré de sa propre vie ? Il semble plutôt que l'affirmation soit inséparable d'une certaine conception de l'écriture. Écrire, pour l'auteur de L'Homme foudroyé, est toujours une projection ou encore une « vue de l'esprit ». Ainsi, « [o]n n'écrit que ‘soi'. » (13) En outre, Cendrars a fait sa devise de la formule de Schopenhauer, « le monde est ma représentation » (14). Dès lors, parler des autres, du monde, c'est toujours parler de soi. Dans « Pro domo. Comment j'ai écrit Moravagine », Cendrars insistait sur cette conception de l'écriture, mais y adjoignait la notion de double, reprise à certains de ses auteurs de prédilection dont Gérard de Nerval, à qui il avait emprunté la formule « Je suis l'autre ». L'écriture est décrite comme un « tête-à -tête » avec un double. C'est un autre qui écrit et c'est à lui, plus qu'à l'individu réel, que se rattacherait la dimension autobiographique de l'oeuvre : « Tragique tête-à -tête qui fait que l'on ne peut écrire qu'un livre ou plusieurs fois le même livre. Ils sont tous autobiographiques. C'est pourquoi il n'y a qu'un seul sujet littéraire : l'homme. C'est pourquoi il n'y a qu'une littérature : celle de cet homme, de cet Autre, l'homme qui écrit. » (15) Ce passage montre toutefois qu'il n'y a qu'un pas de l'autobiographique à l'universel. En vertu d'une condition humaine que tous partagent, mais aussi de la nature même de l'écriture, parler de soi, c'est toujours, en retour, parler des autres – ou de l'Autre. Dès lors, l'oeuvre de Cendrars se caractérise par une osmose généralisée, osmose entre soi et l'Autre, le monde et sa représentation. Dans « l'architecture » du roman, cette osmose – ou synthèse – est obtenue par la rencontre de matériaux ou de procédés à la fois opposés et complémentaires : « un roman a sa propre architecture et ses matériaux sont le réel et l'irréel, l'invention et le document, l'analyse des sentiments et la synthèse psychologique, les nerfs et le coeur, l'observation et le rêve, le vocabulaire et le verbe, l'action qui libère et la vision qui crée les personnages du roman » (16). Il semble toutefois qu'un des couples présents dans cette énumération, « l'invention et le document » ait posé problème dans la pratique romanesque de Cendrars. La synthèse difficile entre ces deux entités a été au coeur des préoccupations de l'auteur des Vies romancées. Sur un roman inachevé : John Paul Jones et le problème de l'érudition. Nous l'avons vu, « l'homme » est pour Cendrars le seul véritable sujet littéraire. L'auteur deÌý³¢'°¿°ù, exemple le plus abouti des romans qui s'apparentent, chez Cendrars, au genre des « Vies romancées », ne s'intéresse à des individus historiques que dans la mesure où leur vie exemplifie des expériences humaines marquantes – les siennes, à certains égards. Cendrars privilégie ainsi ce que l'on pourrait appeler la « vérité poétique » au détriment de l'exactitude historique : « la vérité historique coupe les ailes au romancier, ou ses ficelles, et détraque tous ses effets » (17). Ces considérations sont importantes pour comprendre l'usage que fait Cendrars du « document », mot qui semble désigner chez lui toutes les traces écrites utilisées par les historiens et autres érudits dans leur tentative de restitution objective du réel. L'auteur a exprimé à plusieurs endroits son antipathie pour de telles entreprises savantes. S'adressant à Paul Laffite qui lui avait commandé une Vie de Villon pour Les Éditions de La Sirène, Cendrars écrit une Lettre dédicatoire qui se lit comme une critique du genre des Vies romancées, en vogue quelques années plus tôt. Ce genre repose sur un usage de l'érudition qui, pour Cendrars, porte atteinte à l'esprit de la poésie – et, plus largement, de toute littérature. Ces considérations ne doivent pas nous amener à conclure que Cendrars se refuse tout travail d'érudition dans ses romans. L'enjeu est en fait de faire disparaître toute trace de ce travail, de le fondre dans la matière poétique pour que ne reste que cette « vérité profonde » de l'homme que tout écrivain doit chercher par les moyens qui lui sont propres. La préface prévue pour John Paul Jones, le roman inachevé que nous avons déjà cité, est l'endroit où s'exprime le mieux la conception qu'a l'auteur du bon usage de l'érudition. Cendrars s'y oppose à l'idée de vérité objective du réel, vérité que les sources écrites ou les documents permettraient d'atteindre. Une telle prétention d'objectivité, d'abord, est un leurre :
Une fois admis qu'il n'existe aucune vérité historique, ou du moins que celle-ci est impossible à atteindre, il apparaît plus intéressant, selon Cendrars, d'assumer pleinement la subjectivité de l'acte d'écriture que de la dissimuler derrière une façade de documents présentés comme un gage d'objectivité. Mais le principal reproche que Cendrars formule à l'endroit des tenants de la vérité historique, c'est qu'en voulant occuper une position surplombante, l'historien savant rate la seule cible digne d'intérêt, l'homme: « La Vérité Historique c'est le point de vue de Sirius. On ne distingue plus rien de cette hauteur. Il faut descendre, se rapprocher, faire un gros plan. Voir. Voir de près. Se pencher sur. Toucher du doigt. Découvrir l'humain. La Vérité Historique c'est la mort. Une Abstraction. » (19) Le document doit donc être mis au service de l'invention. Il s'agit d'un « tremplin. Pour bondir. Dans la réalité et la vie. Au coeur du sujet. » (20) Un héros, indique finalement Cendrars, « est avant tout un être humain » (21), et c'est dans le but de « faire toucher du doigt » (22) cette humanité qu'il intitule son livre « roman », considéré comme le genre tout désigné pour cette entreprise. Dans la Lettre dédicatoire, Cendrars prenait parti pour le roman pour les mêmes raisons: « il y a une vérité profonde de l'homme qu'un romancier atteint du premier coup, d'instinct ou par tempérament, ou parce qu'il écrit dans un état second » (23). Mais si Cendrars n'a pas terminé John Paul Jones, c'est que l'articulation entre le travail de documentation et l'invention romanesque a fini par représenter un défi insurmontable. Sa correspondance avec Jacques-Henry Lévesque renseigne bien sur les écueils auxquels il s'est frappé pendant l'écriture de son roman. Le 9 janvier 1933, Cendrars écrit à son ami: « j'ai un mal de chien avec John Paul Jones car je lutte de toutes mes forces avec la routine et l'érudition. Je voudrais avec des événements vieux de deux siècles faire un livre, je ne dirais pas d'actualité, mais presque ou tout au moins d'aujourd'hui et si possible sans aucune citation. C'est ça qui est difficile! » (24). Les documents, pourtant nécessaires à l'entreprise de Cendrars, le gênent dans sa tentative d'écrire un livre vivant. Des exigences que se donne l'auteur à la matérialisation, il y a tout un travail de synthèse, d'alchimie presque, toujours à recommencer. Le 18 février de la même année, Cendrars exprime les mêmes préoccupations :
Il ne sortira pas vainqueur, finalement, de cet exercice de « fignolage des documents » (26) nécessaire à la réussite de son roman, ±ð³ÙÌýJohn Paul Jones ne verra jamais le jour. Ce qui avait été réussi pour ³¢'°¿°ùÌýne pouvait être mené à terme à nouveau, ce qui s'accorde assez bien, après tout, avec le parcours d'un auteur qui disait avoir horreur des procédés. Le roman et la modernité : sur les traces de Balzac romancier. Le discours entourant l'élaboration de John Paul Jones indique bien qu'il est d'une importance capitale pour Cendrars de faire oeuvre actuelle. Par-delà les différents genres littéraires qu'il a pratiqués, l'auteur est un des champions de la modernité, dont il a voulu construire la légende. Le cas de Rhum est intéressant, en ce qu'il s'agit d'un livre s'apparentant aux autres « Vies » écrites par Cendrars,ÌýL'OrÌý±ð³ÙÌýJohn Paul Jones, mais qui pige sa matière directement dans l'histoire récente. Ce roman s'intéresse à un contemporain, Jean Galmot, et est tiré d'un « roman-reportage » d'abord publié dans la presse. De cette première version à la version proprement romanesque de Rhum, sous-titré « Roman vécu », la modification la plus importante consiste en la suppression des pièces documentaires et de l'iconographie (27). Ce projet à la limite du romanesque est motivé au même titre que les autres oeuvres de Cendrars, mais à un niveau peut-être plus important encore, par le souci de faire une oeuvre vivante, actuelle, en mouvement. La dédicace ne manque pas de le souligner : « Je dédie cette vie secrète de Jean Galmot aux jeunes gens d'aujourd'hui fatigués de la littérature pour leur prouver qu'un roman peut aussi être un acte. » (28) Dans la pratique du roman, l'écrivain doit être un Balzac d'aujourd'hui, qui aurait pour projet d'inventorier les différentes facettes de la vie moderne. C'est du moins l'idée qui s'attache à la conception de Notre pain quotidien, un des nombreux livres-fantômes de l'auteur. Cendrars décrit ce livre à venir comme un « grand roman en plusieurs volumes » (29) ou un « roman-fleuve » (30), un roman qu'il situe en outre dans la lignée du XIXe siècle français en le disant « balzacien » (31) tout en le rapprochant des ²Ñ¾±²õé°ù²¹²ú±ô±ð²õ. Cendrars écrit quelques mots à propos de son projet dans Une nuit dans la forêtÌý:
Le romancier doit trouver des formes nouvelles à même de saisir cet « aujourd'hui » en constante transformation. Il doit dans ce but s'inscrire dans la lignée de Balzac, que Cendrars considère comme « le plus grand génie moderne » (33) : « Balzac n'est pas un précurseur. Il est le créateur du monde moderne. C'est pourquoi tout jeune auteur d'aujourd'hui doit passer par lui. » (34) Il ne s'agit pas d'écrire comme Balzac, mais de faire preuve d'autant de vision que celui-ci à l'époque. Dans une notule de 1929, Cendrars indiquait : « Seule la formule du roman permet de développer le caractère actif d'événements et de personnages contemporains qui, en vérité, ne prennent toute leur importance qu'en mouvement. Depuis quelque cinq ans, le roman français sert dans le monde à la mise au point du nouveau régime de la personnalité humaine. » (35) Le romancier, plus que tout autre auteur, doit être un visionnaire. C'est d'ailleurs ainsi que Cendrars qualifie Gustave Lerouge, l'auteur du Mystérieux Docteur Cornelius, pour qui il avait une grande admiration (36). C'est toutefois Balzac qui représente le mieux ce don de l'écrivain, don que le lecteur doit honorer en se livrant à une lecture désordonnée de son Œuvre :
Si Cendrars a fait à bien des endroits l'éloge du roman considéré comme genre par excellence d'une modernité qu'il s'agit de célébrer, son jugement se révèle souvent plus ambigu. Bien plus tard, dans Le Lotissement du ciel, on lira la déclaration suivante : « Aujourd'hui, je suis romancier, ô comble! Mais c'est ainsi. » (38) Simple remarque amusée ou aveu d'un parti pris définitif pour la poésie? Il semble que ce ne soit pas le seul endroit ou Cendrars ait exprimé une opinion mitigée sur le roman. Déjà , dans « Pro domo. Comment j'ai écrit Moravagine », l'auteur écrivait qu'être un romancier depuis Balzac consistait à « savoir se procurer de l'argent avec du vent » (39), et ce en raison d'une industrie friande de romans qui pousse écrivains et éditeurs à passer des contrats et à effectuer des transactions qui, finalement, n'aboutissent pas. Mais c'est « fort réjouissant » (40), continue celui qui ne manquait assurément pas de se prêter au jeu. « Le roman que je n'écrirai jamais ». La Gazette des Lettres demandait à des auteurs, en 1951, de parler du roman qu'ils n'écriraient jamais. Dans sa réponse, « Le roman que je n'écrirai jamais », Cendrars indique : « Je pourrais donner des titres. À quoi bon, j'en oublie et j'en invente tous les jours, de même que tous les jours je mène un roman à bout et en amorce mille autres qui m'obsèdent durant des années et prolifèrent dans tous les sens ou se dégonflent et crèvent sur le coup et se vident de toute substance… » (41) Le parcours d'écriture de Cendrars est en effet parsemé de livres inachevés, de projets d'écriture embryonnaires ou simplement fabulés, livres dont la trace est gardée dans des titres, des plans, des notes et quelques commentaires dispersés dans la correspondance de l'auteur. D'ailleurs, chaque livre publié de Cendrars contenait, à la toute fin, une liste de trente-trois volumes en préparation, liste dont le contenu changeait, mais qui était toujours constituée d'exactement trente-trois titres, chiffre magique au dire de l'auteur. Cette profusion de livres-fantômes n'est certes pas sans rapport avec l'amour de Cendrars pour tous les commencements, les nouveaux départs. Cela dit, elle est également liée à la façon dont celui-ci conçoit le processus de création littéraire. L'écriture en tant que telle ne représente en effet qu'une partie d'un processus de création qui s'étend sur plusieurs années, pendant lesquelles l'auteur donne libre cours à son imagination.
C'est d'ailleurs ce processus de cristallisation, ce travail de l'imaginaire que Cendrars préfère : « Imaginer un roman, trouver un sujet, créer des personnages autour de ce sujet, […] tout cela est amusant, passionnant et cadre bien avec ma paresse native, mais le jour où l'on va matérialiser tout cela en noir sur blanc, sur du papier, je commence à souffrir. » (43) Dès lors, Cendrars s'amuse à multiplier les titres, les scènes, les sujets qui sont finalement laissés à l'abandon. Reste néanmoins cette prolifération chère à celui qui aimait, chez Balzac, l'accumulation de mille détails, le « grouillement d'êtres » (44) d'un univers envoûtant. La grande activité créatrice de Cendrars a son pendant dans la lecture. Dans Bourlinguer, l'auteur écrivait qu'il avait l'habitude d'entrer à l'improviste chez des amis pour dévorer leur bibliothèque. Cendrars veut tout lire : « j'ai le sadisme de vouloir épuiser un auteur en lisant non seulement tout ce qu'il a pu écrire, depuis A jusqu'à Z, mais encore tout ce qu'on a pu écrire sur lui! C'est de la folie. Il n'y a pas de fin à la lecture. » (45) Il n'y a pas de fin non plus à la création, et c'est ce que cette fameuse liste des livres à faire suggère : « la liste des 33 volumes en préparation que j'annonce depuis plus de quarante ans n'est ni exclusive, ni limitative, ni prohibitive, le nombre 33 étant le chiffre-clef de l'activité et de la vie. […] Loin de reculer d'horreur, quand je me penche sur ce grouillement intérieur, j'y puise des forces pour de nouvelles et toujours nouvelles créations. » (46) Invoquant à nouveau la figure de Balzac, Cendrars exprime l'idée, dans « Le roman que je n'écrirai jamais » qu'un catalogue des livres jamais publiés ou jamais écrits d'un grand écrivain « ouvrirait des horizons nouveaux sur la chose littéraire en fixant pour chaque auteur ‘ses' thèmes interdits, et, plus particulièrement pour Balzac, les deux trois grands sujets qu'il n'a jamais pu aborder sans que son génie vienne s'y fracasser, s'échouer, se perdre. » (47) Invitation – sérieuse ou moqueuse – lancée aux futurs critiques et commentateurs de sa propre Å’uvre. Cendrars a-t-il écrit un véritable roman? La question est légitime, d'abord parce que toute distinction trop stricte que l'on tenterait de faire entre prose et poésie semble inefficace face à certaines de ses oeuvres. Son poème le plus connu se nomme Prose du transsibérien, ±ð³ÙÌýL'Or peut être lu comme un long poème. D'autre part, le même doute subsiste si l'on considère la liste des sous-titres qu'ajoutait Cendrars aux oeuvres dont il a été fait mention ici : « merveilleuse histoire », « vie secrète », « Histoire mirobolante »… ²Ñ´Ç°ù²¹±¹²¹²µ¾±²Ô±ðÌý±ð³ÙÌýDan Yack peuvent sans doute être considérés comme des romans. Ils n'échappent pas, cela dit, à ce penchant pour l'autobiographique propre à Cendrars, si bien qu'après le cycle des Mémoires, l'auteur se lancera dans l'écriture d'Emmène-moi au bout du monde!..., un livre qu'il décrit à Michel Manoll comme un « vrai roman » ou un « roman-roman », c'est-à -dire… un livre où il n'apparaîtra point. Par ailleurs, Cendrars avait refusé en 1945 l'étiquette romanesque que Denoël, son éditeur, comptait attribuer à  L'Homme foudroyé, un livre au genre ambigu lui aussi. Ces indications laissent croire que l'auteur avait une conception arrêtée du roman, ainsi qu'une conscience de la certaine licence qui caractérisait sa pratique des genres littéraires. Il semble que pour chacune de ses oeuvres il soit tentant de conclure, à la suite de Jay Bochner, que « c'est du Cendrars » (48) !
Autres :
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Bibliographie
Ouvrages cités |
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CENDRARS, Blaise - Jacques-Henry LÉVESQUE, « J'écris. Écrivez-moi. » Correspondance Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque – 1924-1959, Paris, Denoël, 1991. CENDRARS, Blaise, « Touchez du doigt »,ÌýJohn Paul Jones ou l'ambition, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1989. CENDRARS, Blaise,ÌýBlaise Cendrars vous parle…Paris, Denoël, TADA, XV, 2006. [Propos recueillis par Michel Manoll] CENDRARS, Blaise, « Lettre dédicatoire à mon premier éditeur »,ÌýSous le signe de François Villon, Å’uvres autobiographiques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », v. 1, 2013. CENDRARS, Blaise, « Pro domo. Comment j'ai écrit Moravagine »,ÌýMoravagine, Å’uvres romanesques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », v. 1, 2017, p. 681-699. CENDRARS, Blaise, « Le roman français »,ÌýAujourd'hui, Paris, Denoël, TADA, XI, 2005, p. 47-49. CENDRARS, Blaise, « Paris par Balzac »,ÌýAujourd'hui, Paris, Denoël, TADA, XI, 2005, p. 189-202. CENDRARS, Blaise, « Le roman que je n'écrirai jamais »,ÌýAujourd'hui, Paris, Denoël, TADA, XI, 2005, p. 459-463. |
Citations
CENDRARS, Blaise - Jacques-Henry LÉVESQUE, « J'écris. Écrivez-moi. » Correspondance Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque – 1924-1959, Paris, Denoël, 1991. |
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Sur l'écriture de John Paul Jones : |
CENDRARS, Blaise, « Touchez du doigt »,ÌýJohn Paul Jones ou l'ambition, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1989. |
« Le roman John Paul Jones ou l'ambition est le livre que j'ai emporté en voyage, le livre à faire et non pas le livre à lire. |
CENDRARS, Blaise, Blaise Cendrars vous parle…Paris, Denoël, TADA, XV, 2006. [Propos recueillis par Michel Manoll] |
Premier entretien : |
CENDRARS, Blaise, « Lettre dédicatoire à mon premier éditeur »,ÌýSous le signe de François Villon, Å’uvres autobiographiques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », v. 1, 2013. |
« […] il y a une vérité profonde de l'homme qu'un romancier atteint du premier coup, d'instinct ou par tempérament, ou parce qu'il écrit dans un état second, comme Balzac, qui déclarait n'avoir pas le temps d'observer ses contemporains ou de se documenter parce qu'il était pris par son oeuvre de créateur et qu'il travaillait dans un état de transe devant son pot de café noir et en robe de chambre ; […] il est bien connu que la vérité historique coupe les ailes au romancier, ou ses ficelles, et détraque tous ses effets. Or, un roman a sa propre architecture et ses matériaux sont le réel et l'irréel, l'invention et le document, l'analyse des sentiments et la synthèse psychologique, les nerfs et le coeur, l'observation et le rêve, le vocabulaire et le verbe, l'action qui libère et la vision qui créer les personnages du roman ; c'est pourquoi un roman est l'expression d'une conception héroïque de l'existence et c'est pourquoi le héros d'un roman est toujours aux antipodes des contingences de la vérité historique […] et c'est pourquoi encore les Vies romancées sont un genre hybride qui offre peu de chance de réussite à un romancier et que les Romans historiques sont neuf fois sur dix soit une platitude (Walter Scott), soit une enflure (Alexandre Dumas). » (p. 16) |
CENDRARS, Blaise, « Pro domo. Comment j'ai écrit Moravagine »,ÌýMoravagine, Å’uvres romanesques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », v. 1, 2017, p. 681-699. |
« Je ne crois pas qu'il y ait des sujets littéraires ou plutôt il n'y en a qu'un : l'homme. |
CENDRARS, Blaise, « Le roman français »,ÌýAujourd'hui, Paris, Denoël, TADA, XI, 2005, p. 47-49. |
(Texte de 1929) |
CENDRARS, Blaise, « Paris par Balzac »,ÌýAujourd'hui, Paris, Denoël, TADA, XI, 2005, p. 189-202. |
« Il faut lire les oeuvres de Balzac pêle-mêle comme il les a écrites au jour le jour et dans la fièvre, sinon leur pathétique risque de nous échapper car ce ne sont livres de documentation, considérations, dissertations, thèses, faits à coups de notes et de carnets (comme chez Zola), mais création continue, en aveugle, la lutte de l'écrivain avec la matière, de l'homme avec son destin, son désir, sa force, sa passion, son impuissance, sa mort, livres qui collent à la peau moite de leur auteur. » (p. 191) |
CENDRARS, Blaise, « Le roman que je n'écrirai jamais »,ÌýAujourd'hui, Paris, Denoël, TADA, XI, 2005, p. 459-463. |
« Depuis mes débuts, j'annonce 33 volumes en préparation. […] Je pourrais donner des titres. À quoi bon, j'en oublie et j'en invente tous les jours, de même que tous les jours je mène un roman à bout et en amorce mille autres qui m'obsèdent durant des années et prolifèrent dans tous les sens ou se dégonflent et crèvent sur le coup et se vident de toute substance… N'est-ce pas ce qu'entendait Balzac en qualifiant de congestion de lumière, plutôt que de paresse, d'enflure ou de paralysie ce grouillement de larves et d'avortons qui ne voient jamais le jour et qui peuvent saccager le cerveau de l'écrivain comme le cancer. » (p. 461) |