Joris-Karl Huysmans
(1848-1907)
Dossier
Le roman selon Joris-Karl Huysmans
Le roman selon Joris-Karl Huysmans, par Francis Levasseur, 2 juillet 2013 |
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Il est bien connu que la vie de Huysmans a été marquée par une conversion religieuse, et que cette conversion s'est accompagnée d'une réorientation de sa conception du roman, et plus généralement de l'art. On pourrait décrire les influences esthétiques de Huysmans comme allant, au cours de sa carrière de romancier, des figures de Zola en littérature et de Degas en peinture à celles de Baudelaire et de Grünewald. On aurait tort cependant de considérer, comme le suggère la citation en exergue, cette transition à la manière d'une rupture, et encore moins d'une table rase, alors qu'elle s'effectue au contraire dans un esprit de continuation. Toute la première partie de l'oeuvre de Huysmans, et spécialement ses réflexions sur la peinture, que l'on retrouve aussi bien dans ses romans que dans ses critiques d'art, prépare la conception du roman que l'auteur proposera dans à-, quelques années avant de se tourner vers le catholicisme. Ainsi, avant d'explorer cette conception, qui fait l'objet du présent dossier, il convient de se pencher sur la période naturaliste de Huysmans, afin d'y retrouver le fil d'Ariane qui relie l'ensemble de son oeuvre, à savoir l'exigence de découverte propre au roman. Le naturalisme de Huysmans. À propos du naturalisme de Huysmans, deux textes méritent tout particulièrement notre attention, non seulement parce qu'ils permettent d'apprécier l'évolution de la pensée du romancier en matière d'esthétique, mais aussi en ce qu'ils développent des idées que nous retrouverons presque mot à mot dans le roman à-, dont il sera question plus loin. Le premier texte, paru en 1876, consiste en une défense de L'Assommoir de Zola (qui s'est attiré les foudres de la critique). Le second, paru en 1903, consiste en une préface que Huysmans rédige vingt ans après le roman À Rebours, jugeant cette oeuvre comme un tournant dans son rapport à l'art de Zola. Il est clair que l'article de 1876, qui a de véritables allures de manifeste, dépasse le seul cadre de L'Assommoir, et consiste plus largement en une défense de la démarche du naturalisme et du réalisme, deux termes que Huysmans traite comme synonymes. Il n'y a là rien d'étonnant, dans la mesure où Huysmans joint la même année les rangs de Zola, avec son premier roman, Marthe. Le romancier ouvre son plaidoyer en faveur de 'dzǾen donnant partiellement raison aux détracteurs de Zola. Il est vrai, soutient-il, que les romans naturalistes ne dédaignent aucun sujet, qu'ils n'hésitent pas à visiter les coins les plus misérables de la société. Or, la méprise, celle de la critique précisément, c'est de croire que le dévoilement de cette misère constitue la fin artistique de ces romans, qu'elle en épuise la mission; alors qu'elle ne représente pour eux que le moyen d'établir un portrait plus véridique de la société et des individus qui la forment :
Cette recherche de vérité, conduite à même la vie contemporaine, permet ensuite à Huysmans de décrire positivement les romanciers naturalistes, au nombre desquelles il s'inclut, comme des artistes « assoiffés de modernité » (p. 18). Pour Huysmans, la modernité, terme qu'il chérit plus que tout autre à cette époque, signifie à la fois une rupture avec le passé et, par conséquent, une manière nouvelle d'aborder le présent. Il écrira ainsi que les romanciers naturalistes se détournent des « romans de cape et d'épée », des prétendus chefs-d'oeuvre d'hier, pour descendre dans la rue et s'abreuver à la vie telle qu'elle s'observe; il ne s'agit plus d'imiter l'art tel qu'il se faisait, mais seulement la vie comme elle se présente à l'oeil, et ce, non pas sous sa forme d'exception, mais sous sa forme la plus quotidienne et banale.
Il en va donc d'une démarche qui, visant l'étude d'êtres en chair et en os, s'oppose en bloc à la littérature romantique, qui ne propose que des « fantoches plus beaux que nature, remontés, toutes les quatre pages, brouillés et grandis par une illusion d'optique […] » (p. 17) Ainsi l'auteur deѲٳ appelle, du point de vue esthétique, à un véritable changement de régime; le roman d'imagination, idéaliste et rêveur, doit céder le pas au roman d'analyse, à l'oeuvre virile (p. 19), la seule à même d'éclairer les vérités de l'existence moderne. Au cours des années qui suivront la parution de cet article, l'enthousiasme de Huysmans à l'égard du naturalisme zolien ira toutefois en s'amenuisant. Dans la préface écrite pour À rebours, en 1903, le romancier revient sur le sens de sa désaffection. Le naturalisme, selon lui, n'a pas été à la hauteur des découvertes qu'il promettait. « Il faut bien le confesser, écrit-il, personne ne comprenait moins l'âme que les naturalistes qui se proposaient de l'observer. » (Préface écrite vingt ans après le roman, p. 66) Et Huysmans ne ménage pas son ancien maître : Zola, note-t-il, ne suggérait finalement que « l'illusion de la vie et du mouvement » (p. 54), car ses héros, animés par la mécanique seule « des impulsions et des instincts », étaient « dénués d'âmes ». Pour l'auteur de la préface, la méthode naturaliste aurait exclu a priori son objectif de vérité. Ce n'est pas qu'elle manquait à proprement parler de modernité, pour reprendre la qualité recherchée par le Huysmans de 1876; c'est plutôt que cette modernité, entendue comme transcription scrupuleuse des apparences, comme fixation sur le fait observable, mettait finalement hors de portée la part d'invisible à l'oeuvre dans les affaires humaines, part que le romancier reconnait ici dans l'expression « d'âme ». Si Huysmans choisit rétrospectivement de rédiger une préface à À rebours, c'est qu'il considère que cette oeuvre marque le début d'une prise de distance avec le naturalisme orthodoxe. En effet, le romancier affirme que déjà à l'époque il sentait que « le naturalisme s'essoufflait à tourner la meule dans le même cercle » (p. 54). Il avait, explique-t-il, un besoin « d'ouvrir les fenêtres », de « secouer les préjugés », « de briser les limites du roman » (p. 65), afin d'y intégrer « l'art, la science [et] l'histoire ». Ainsi, l'objectif d'À Rebours consistait pour l'essentiel à ouvrir le roman sur de nouvelles perspectives, à explorer sans a priori ses possibilités :
Pour « inconscient » que fut À Rebours, il n'en demeure pas moins que ce roman, selon Huysmans, préfigurait le contenu de à- et laissait entrevoir, par le fait même, sa conversion au catholicisme (p. 55). Et il est vrai qu'aussi diverses soient-elles, les réflexions esthétiques du personnage des Esseintes, qui composent presque l'entièreté d'À Rebours, se caractérisent toutes par une recherche de transcendance dans l'art, de dépassement des apparences, qui trouve effectivement sa conclusion dans la poétique que propose le personnage de Durtal dans à-. Le naturalisme spiritualiste. à- s'ouvre au milieu d'une conversation entre Durtal et son ami des Hermies, avec pour objet le naturalisme. Cette mise en scène permet à Huysmans de personnifier les différents mouvements de sa pensée, et de leur donner une sorte d'aboutissement dialectique. Si l'on a souvent associé Durtal à son auteur, on peut dire que des Hermies incarne et radicalise la partie critique de Huysmans à l'égard du naturalisme. Ses paroles synthétisent à la fois la position du sens commun, telle que décrite dans la défense de Zola de 1876, où le naturalisme se résume à une obsession pour l'horreur, et la position de la préface d'À Rebours de 1903, où Huysmans souligne les limites exploratoires du roman zolien, à savoir son incapacité à prendre en charge la dimension immatérielle de l'homme. Des Hermies dit reprocher au naturalisme, non pas « son vocabulaire de latrines et d'hospices », mais bien « l'immondice de ses idées »; il lui reproche « d'avoir incarné le matérialisme dans la littérature, d'avoir glorifié la démocratie de l'art » (à-, p. 27) c'est-à-dire de s'être rendu accessible à tous en ne s'élevant plus à rien. L'essentiel de la critique de des Hermies porte sur l'idée d'un rejet du « suprasensible » (p. 27), de toute « pensée altière » (p. 28), qui fait suite au repliement méthodologique du naturaliste. À se confiner « dans la buanderie de la chair » (p. 27), à réduire le monde à celui des sens, cette approche est devenue impuissante à expliquer les mystères de l'existence : Tu [Durtal] lèves les épaules, mais voyons, qu'a-t-il donc vu, ton naturalisme dans tous ces décourageants mystères qui nous entourent ? Rien. — Quand il s'est agi d'expliquer une passion quelconque, quand il a fallu sonder une plaie, déterger même le plus bénin des bobos de l'âme, il a tout mis sur le compte des appétits et des instincts. Rut et coup de folie, ce sont là ses seules diathèses. En somme, il n'a fouillé que des dessous de nombril et banalement divagué dès qu'il s'approchait des aines ; c'est un herniaire de sentiments, un bandagiste d'âme et voilà tout ! […] [N]ous en sommes venus à un art si rampant et si plat que je l'appellerais volontiers le cloportisme. Puis quoi ? Relis donc ses derniers livres, qu'y trouves-tu ? Dans un style en mauvais verres de couleur, de simples anecdotes, des faits divers découpés dans un journal, rien que des contes fatigués et des histoires véreuses, sans même l'étai d'une idée sur la vie, sur l'âme, qui les soutienne. J'en arrive, après avoir terminé ces volumes, à ne même plus me rappeler les incontinentes descriptions, les insipides harangues qu'ils renferment ; il ne me reste que la surprise de penser qu'un homme a pu écrire trois ou quatre cents pages, alors qu'il n'avait absolument rien à nous révéler, rien à nous dire. (p. 27-28) Quoique Durtal regrette également le matérialisme en littérature, il est toutefois moins catégorique que des Hermies. Sa défense du naturalisme reprend les grandes lignes de l'article de Huysmans sur l'Assommoir. Il ne faut pas oublier, dit-il, les « services » (p. 28) que les naturalistes ont rendus à l'art. Ils ont, d'une part, « extrait la littérature d'un idéalisme de ganache » et, d'autre part, « créé des êtres visibles et palpables […] [qu'ils] ont mis en accord avec leurs alentours » (p. 28). Il n'en demeure pas moins que les propos de des Hermies trouvent un écho chez Durtal, qui, selon le narrateur, traverse une période de doute quant à ses convictions esthétiques. On ne peut en effet nier, juge le héros de à-, que le naturalisme, restreint « à l'étude des êtres médiocres », ait conduit à la « stérilité » (p. 30) la plus complète. Or, toute la difficulté consiste à imaginer un roman hors du naturalisme, qui ne serait pas un retour « aux fariboles des romantiques, aux oeuvres lanugineuses des Cherbuliez et des Feuillet, ou bien encore aux lacrymales historiettes des Theuriet et des Sand » (p. 30). À ce moment du récit, le narrateur met l'accent sur la pensée trouble du héros, qui est saisie par « des théories confuses, des postulations incertaines, difficiles à […] figurer, malaisées à délimiter, impossibles à clore » (p. 30), comme s'il s'agissait de préparer cognitivement le lecteur à la définition pour le moins contre-intuitive que formulera Durtal, à savoir celle du « naturalisme spiritualiste » (p. 31), ou encore du « réalisme surnaturel » (p. 37 ).
La conception du roman proposée par Durtal repose sur un paradoxe, comme l'indique son appellation, qui jouxte des antonymes. Pour le héros de à-, il convient non pas d'enterrer le naturalisme, mais de le réconcilier avec son objectif manqué. Le roman doit se faire « puisatier de l'âme » tout en suivant « la grande voie […] creusée par Zola ». Le naturalisme, en tant qu'examen des apparences, doit se mettre au service du spiritualisme, en tant qu'accès à la dimension invisible de l'existence. Pour arriver à cette fin, l'art romanesque doit reprendre à son échelle l'antagonisme essentiel de cette nature humaine qu'il entend précisément saisir; il doit se diviser entre un corps et une âme, entre une partie matérielle et une partie immatérielle. Ces deux composantes, explique Durtal, traverseront l'oeuvre comme des droites parallèles, c'est-à-dire qu'elles se voisineront sans jamais se joindre. En utilisant cette image, Durtal dévoile le défi propre à sa poétique, voire à toute vision dualiste du monde, à savoir celui de la communication des instances. Comment en effet deux visions opposées peuvent-elles interagir ? Quelle sera donc, pour reprendre la solution cartésienne du problème, la glande pinéale du roman durtalien, liant ensemble naturalisme et spiritualisme ? Pour Durtal, ce qui semble certain, c'est que la droite zolienne aura pour mission de renvoyer à sa parallèle suprasensible, comme s'il existait une manière spécifique de rendre l'invisible par le visible, l'âme par le corps. Du roman à la peinture. Après avoir défini le naturalisme spiritualiste, Durtal cherche dans la littérature l'incarnation de son idée. Il s'arrête un moment sur ٴDzٴï𱹲쾱, mais pour aussitôt l'exclure, jugeant qu'il est moins un « réaliste surélevé » qu'un « socialiste évangélique » (p. 31). Le héros de à- ne voit, dans le monde des lettres, que les parties isolées de sa conception du roman. Il y a d'un côté des romanciers naturalistes, incapables d'extraire leur poétique de l'impasse corporelle, et de l'autre, des romanciers spiritualistes qui, refusant toutes formes de véhicule théorique, divaguent de manière à cacher la « disette de [leurs] idées » (p. 31). « […] [I]l n'y avait, dit-il, plus rien debout dans les lettres en désarroi; rien, sinon un besoin de surnaturel qui, à défaut d'idées plus élevées, trébuchait de toutes parts, comme il pouvait, dans le spiritisme et dans l'occulte » (p. 31). Ce vide littéraire force Durtal à se tourner vers les autres arts, et c'est dans la peinture qu'il découvre enfin son « idéal pleinement réalisé » (p. 32). Il est intéressant de remarquer que ce passage du roman à la peinture est tout à fait nouveau dans le parcours du romancier. Lorsque Huysmans écrit sur l'art, il suit d'ordinaire le chemin inverse, c'est-à-dire qu'il aborde la peinture à la lumière du roman, semblant presque subsumer l'art du pinceau à celui de la plume. Dans un article de son recueil L'art moderne, publié 1883, il ne peut s'empêcher par exemple de joindre au peintre Edgar Degas, dont il admire la modernité, un équivalent littéraire :
Et il en va de même pour Gustave Moreau, dont les oeuvres rappellent à Huysmans celles de Baudelaire ou à nouveau des de Goncourt :
Mais voilà que, dans à-, Huysmans place son héros devant une toile qui ne possède aucun double littéraire, et que le roman doit prendre pour modèle, s'il veut s'échapper de son impasse esthétique. Cette toile représente une crucifixion, peinte par l'allemand Matthias Grünewald entre 1523 et 1525, aujourd'hui exposée au musée de Karlsruhe. Huysmans a croisé cette peinture en 1888 lors d'un séjour en Allemagne, trois ans avant la publication de à-. On ne saurait trop insister sur l'importance de cette découverte dans le parcours tant littéraire que spirituel du romancier. Jusqu'à sa mort en 1907, le romancier ne cessera de s'intéresser à Grünewald, et plus largement aux primitifs flamands, auxquels il vouera une étude en 1905, intitulée Trois primitifs. En 1890, dans une lettre où il est question de l'élaboration de à-, Huysmans écrit à Jules Destrée que « les primitifs, c'est tout l'art tel qu'il put exister au degré suprême – le réalisme surnaturel – c'est la seule formule, la seule véridique qui puisse exister » (Lettres inédites à Jules Destrée, fin décembre 1980, p. 166) ; et, revenant à la charge quelques mois plus tard, il ajoute :
Dans ses critiques d'art, en plus de comparer le travail du peintre à celui du romancier, Huysmans donne souvent un tour romanesque aux toiles en les décrivant par le menu. Dans à-, la peinture de Grünewald subit la même transposition, à cette différence près que l'accent n'est pas mis sur la beauté de la toile, et encore moins sur sa modernité, terme que délaisse à cette époque le romancier; il est mis au contraire sur l'horreur qui la caractérise. L'objectif de cette description, qui passe en revue l'état déplorable des différentes parties du Christ sur la croix, consiste d'abord à faire ressortir le réalisme du peintre. « […] [J]amais le naturalisme, estime Durtal, ne s'était encore évadé dans des sujets pareils; jamais peintre n'avait brassé de la sorte le charnier divin et si brutalement trempé son pinceau dans les plaques des humeurs et dans les godets sanguinolents des trous » (à-, p. 36). Aucun peintre, autrement dit, n'avait osé aborder le thème de la crucifixion d'un point de vue terrestre, c'est-à-dire sans la déformer par l'a priori de la divinité du Christ. En ce sens, songe Durtal, « Grünewald était le plus forcené des réalistes » (p. 36). Or, si la toile se bornait à une étude des apparences, à un classement des mortifications du Christ, elle tomberait sous les critiques de Durtal et de des Hermies à l'endroit du « naturalisme matérialiste ». C'est pourquoi, aux descriptions qui suivront dans le roman, Durtal ajoute une dimension assonante, propre à rendre sensible la part invisible de l'oeuvre. Dans l'essai sur Grünewald, tiré de Trois primitifs, Huysmans affirme que l'on ne peut en effet définir les toiles de Grünewald que par « des accouplements de mots contradictoires » (« Trois primitifs », p. 410). Tout l'effort de Durtal consiste en ce sens à démontrer comment la laideur du Christ exalte par le contraste sa nature véritable. Le Christ du peintre est tantôt un « rédempteur de Vandrouille » (à-, p. 36), tantôt un « Dieu de Morgue », ou encore « une divine abjection » (p. 37) ; mais, de sa « tête ulcérée » filtrent des « lueurs »; de sa « chair » en effervescence s'illumine une « expression surhumaine »; et enfin, de son corps devenu charogne surgit une « céleste superessence » (p. 36). Combien loin, songe Durtal, se trouve-t-on ici du Christ de la renaissance, adopté par l'Église, de ce Christ « joli garçon », aux traits « chevalins » (p. 35), dont le corps semble avoir traversé la Passion sans perdre la moindre goutte de sang. Chez Grünewald, poursuit-il, il en va du Christ des pauvres, de celui qui, « abandonné par le Père » (p. 35) sur la croix, a fait sienne la misère terrestre. Or, dans la toile, c'est précisément cette descente dans la condition humaine qui permet, selon le héros de à-, le mariage des contraires, car elle restitue le sens spirituel de la crucifixion. Si le Christ fut représenté « laid », c'est pour montrer qu'il « assuma toute la somme des péchés et qu'il revêtit, par humilité, les formes les plus abjectes » (p. 35), une interprétation que reprend Huysmans dans son essai sur le peintre : la « laideur du Messie crucifié », écrit-il, est « le symbole de tous les péchés de l'univers qu'il assuma » (« Trois primitifs », p. 412). Ainsi, le tour de force de Grünewald ne consiste pas seulement à avoir peint avec talent l'horreur de la crucifixion; il consiste à avoir peint cette horreur de manière à la transformer en une « échappée hors du sens » (à-, p. 32), créant de la sorte une oeuvre à la fois « à ras de terre » et « hors de portée » (p. 37). En d'autres mots, en allant « aux deux extrêmes », Grünewald a relevé le défi du naturalisme spiritualiste : il a su extraire « d'une triomphale ordure […] les menthes les plus fines des dilections »; en acculant l'art, il l'a obligé à rendre à la fois le « tangible » et « l'invisible ». Grünewald, conclut Durtal, était également « le plus forcené des idéalistes » (p. 36). De la peinture au roman. À bien des égards, le naturalisme spiritualiste de Durtal rappelle la définition baudelairienne de l'art, telle que décrite dans son essai célèbre, La modernité. « La modernité, écrit Baudelaire, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable. » (« La modernité », p. 131) Tout comme Durtal entend atteindre le spirituel par le moyen du naturalisme, l'auteur des Fleurs du mal appelle l'artiste « à tirer l'éternel du transitoire » (p. 131). Or, si ces deux poétiques se rejoignent quant à l'idée d'une certaine transfiguration des apparences, qui opère le plus souvent à même la laideur, elles se distinguent quant au moyen de cette transfiguration. La transfiguration baudelairienne repose sur une idée transcendante de la beauté, qui ouvre la voie à une certaine religion ou mystique de l'art, telle que l'explorait notamment des Esseintes dans À Rebours; alors que la transfiguration de Durtal, suivant l'exemple de Grünewald, repose en entier sur la foi chrétienne. Cela revient à dire que le naturalisme ne devient spiritualiste, ou, pour reprendre l'image de Durtal, la droite zolienne ne rejoint sa parallèle métaphysique, qu'à condition de rencontrer un lecteur croyant. Sans cette croyance, la laideur reste la laideur. À ce sujet, on peut regretter que le héros de à- ne se soit pas arrêté plus longtemps sur l'oeuvre de ٴDzٴï𱹲쾱. Dans'徱dz, publié en 1869, le personnage du prince Mychkine croise, chez son double négatif Rogojine, la reproduction d'une toile qui, en plus d'être contemporaine à la crucifixion de Grünewald, s'inscrit dans la même tradition esthétique. La toile citée, et vue par ٴDzٴï𱹲쾱 en 1867, est celle de l'allemand Hans Holbein le jeune, intitulée Le corps du Christ mort dans la tombe, peinte en 1522. La description qu'en propose le narrateur aurait pu se retrouver dans les pages de à-:
Il est clair que ce type de peinture, qui aborde avec réalisme le calvaire du Christ, a laissé une impression aussi forte sur ٴDzٴï𱹲쾱 que sur Huysmans. Il est intéressant toutefois de constater combien diffère la nature de cette impression chez les héros de à- et de'徱dz. Alors que pour Durtal le réalisme de Grünewald est propre à raviver la foi; pour le prince Mychkine, celui de Holbein est plutôt en mesure de la faire perdre. Mais cette différence, chez les deux romanciers, demeure superficielle en comparaison de la préoccupation commune dont elle témoigne, à savoir celle du rapport de la religion à l'art. À ce titre, la poétique de ٴDzٴï𱹲쾱, faute d'éclairer le naturalisme spiritualiste comme tel, éclaire peut-être l'idée qui le sous-tend. Dans un essai sur le romancier russe, André Gide soutient que l'art de ٴDzٴï𱹲쾱 n'était pas à proprement parler chrétien, en ce sens qu'il ne transmettait pas une doctrine; cela n'empêche pas qu'il utilisait, à des fins d'exploration, le cadre conceptuel du christianisme (ٴDzٴï𱹲쾱, p. 123-125). La rétrospection de Huysmans sur sa propre oeuvre, dans la préface d'À Rebours, laisse croire à l'existence d'une telle approche. L'attachement du romancier au catholicisme, à tout le moins dans l'art, semble tenir pour l'essentiel à son pouvoir d'élucidation de la condition humaine plus qu'à la promotion d'un ensemble de valeurs. Il s'agit davantage de rendre sensibles les forces qui agissent sur l'âme que d'assurer son salut. Huysmans explique par exemple que le naturalisme était, en raison de son cadre matérialiste, réduit à l'étude du péché le moins instructif, c'est-à-dire celui de la luxure; alors que l'étude de l'orgueil, en utilisant la « lampe et le chalumeau de l'Église et en ayant la Foi », eût été plus profitable :
Et il en va de même pour la vertu, qui échappait à l'esthétique zolienne, car elle ignorait « le concept catholique de la déchéance et de la tentation » (p. 52). Ouvrages cités :
Ouvrages consultés :
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Bibliographie
Ouvrages cités |
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La présente bibliographie est partielle. Elle comprend la défense de Huysmans du roman L'assommoir (1876) de Zola, la préface d'À rebours, signée vingt après la parution de l'oeuvre, soit en 1903, de même que les recueil de textes L'art moderne (1883) et Certains (1889), où le romancier, en méditant le travail des peintres de son époque, donne à voir sa conception de l'art du roman. |
« Émile Zola et ‘L'assommoir' », dans En marge, textes réunis par Lucien Descaves, Paris, Éditions du Griot, 1991 [1876], p. 7-45. « Préface écrite vingt ans après le roman», dans À rebours, Paris, Gallimard, coll. « folio classique », 2012 [1903], p. 51-71. « L'art moderne », dans Écrits sur l'art: L'art moderne; Certains; Trois primitifs, Paris, GF Flammarion, 2008 [1883], p. 47-221. « Certains », dans Écrits sur l'art : L'art moderne; Certains; Trois primitifs, Paris, GF Flammarion, 2008 [1889], p. 241-389. À rebours, Paris, Gallimard, coll. « folio classique », 2012 [1903]. |
Citations
« Émile Zola et ‘L'assommoir' », dans En marge, textes réunis par Lucien Descaves, Paris, Éditions du Griot, 1991 [1876], p. 7-45. |
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Le chef véritable de notre école, celui devant lequel il faudrait s'agenouiller, c'est l'analyste profond, l'observateur merveilleux qui, le premier, a créé, dans le roman moderne, cette qualité maîtresse en art, la vie, c'est Balzac. (p. 14) |
« Préface écrite vingt ans après le roman», dans À rebours, Paris, Gallimard, coll. « folio classique », 2012 [1903], p. 51-71. |
On était alors en plein naturalisme ; mais cette école, qui devait rendre l'inoubliable service de situer des personnages réels dans des milieux exacts, était condamnée à se rabâcher, en piétinant sur place. […] Elle n'admettait guère, en théorie du moins, l'exception ; elle se confinait donc dans la peinture de l'existence commune, s'efforçait, sous prétexte de faire vivant, de créer des êtres qui fussent aussi semblables que possible à la bonne moyenne des gens. Cet idéal s'était, en son genre, réalisé dans un chef-d'oeuvre qui a été beaucoup plus que L'Assommoir le parangon du naturalisme, L'Éducation sentimentale de Gustave Flaubert ; ce roman était, pour nous tous, « des Soirées de Médan », une véritable bible ; mais il ne comportait que peu de moutures. Il était parachevé, irrecommençable pour Flaubert même ; nous en étions donc, tous, réduits, en ce temps-là, à louvoyer, à rôder par des voies plus ou moins explorées, tout autour. (p. 51) |
« L'art moderne », dans Écrits sur l'art: L'art moderne; Certains; Trois primitifs, Paris, GF Flammarion, 2008 [1883], p. 47-221. |
C'est que, chez eux [les peintres que Huysmans qualifie d'indépendants], je trouve un réel souci de la vie contemporaine, et M. Degas, sur lequel je dois un peu m'étendre, […] est, à coup sûr, parmi les peintres qui ont suivi le mouvement naturaliste, déterminé en peinture par les impressionnistes et par Manet, celui qui est demeuré le plus original et le plus hardi. (p. 50) |
« Certains », dans Écrits sur l'art : L'art moderne; Certains; Trois primitifs, Paris, GF Flammarion, 2008 [1889], p. 241-389. |
La théorie du milieu, adaptée par M. Taine à l'art est juste — mais juste à rebours, alors qu'il s'agit de grands artistes, car le milieu agit sur eux alors par la révolte, par la haine qu'il leur inspire ; au lieu de modeler, de façonner l'âme à son image, il crée dans d'immenses Boston, de solitaires Edgar Poe ; il agit par retro, crée dans de honteuses Frances des Baudelaire, des Flaubert, des Goncourt, des Villiers de l'Isle Adam, des Gustave Moreau, des Redon et des Rops, des êtres d'exception, qui retournent sur les pas des siècles et se jettent, par dégoût des promiscuités qu'il leur faut subir, dans les gouffres des âges révolus, dans les tumultueux espaces des cauchemars et des rêves. (p. 251) |
À rebours, Paris, Gallimard, coll. « folio classique », 2012 [1903]. |
Selon lui, en littérature, on s'était jusqu'alors borné à explorer les superficies de l'âme ou à pénétrer dans ses souterrains accessibles et éclairés, relevant, çà et là, les gisements des péchés capitaux, étudiant leurs filons, leur croissance, notant, ainsi que Balzac, par exemple, les stratifications de l'âme possédée par la monomanie d'une passion, par l'ambition, par l'avarice, par la bêtise paternelle, par l'amour sénile. (p. 230) |