Jacques Ferron
(1921-1985)
Dossier
Le roman selon Jacques Ferron
Le (petit) roman selon Jacques Ferron :Ìýcomposer le pays incertain, par Myriam Vien, 11 novembre 2015 |
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L'oeuvre exigeante de Jacques Ferron place le lecteur devant une constellation de textes aux formes variées. Aussi bien par sa pratique d'écriture, qui visite plusieurs genres littéraires, que dans sa vie professionnelle, où il se signale sur trois fronts – la médecine, la politique et la littérature –, Ferron cultive l'hétérogène et multiplie les champs d'action. Sur le rabat de couverture du Ciel de Québec, publié en 1969, la présentation de l'auteur, où se profile l'ironie typique de l'écriture ferronnienne, souligne le caractère polymorphe qui marque son oeuvre et installe un certain classement entre les éléments qui la composent :
Si le conte, qui reste l'art préféré de Ferron, figure en tête de liste, et que l'historiette paraît être chez lui une nécessité – « Je m'occupe d'histoire parce que la sottise des historiens m'écoeure » (Ferron, cité par Beaulieu ; 1999, p. 14), le roman arrive à l'avant-dernier rang dans l'inventaire, déclassé par ce « p'tits » qui le stigmatise. C'est que le rapport de Ferron à ses romans, qu'il qualifie presque toujours de « petits », est pour le moins ambigu. S'il est vrai que ces derniers sont plutôt courts – la plupart, excepté le Ciel de Québec, ne font pas plus de 200 pages –, il n'agit pas (seulement) ici du nombre de pages, mais bien plus de la relation complexe que l'écrivain entretient à l'égard de son pays incertain, qui influence sa vision et son traitement du matériau romanesque. De l'art d'être un auteur mineur. Parce qu'il choisit la médecine comme profession première, et qu'il tâte aussi du côté de la politique, Jacques Ferron n'a jamais voulu se présenter autrement que comme un « auteur mineur ». Ce statut, revendiqué avec fermeté par l'écrivain, fait longuement l'objet de ses entretiens avec Pierre L'Hérault :
Ferron énonce ici les deux priorités qui commande toute son entreprise d'écriture : la nécessité d'être un auteur utile, et l'influence secrète, sous-terraine, qu'exercent comme lui les auteurs mineurs, qui se donnent pour mission de nourrir le « fonds commun » pour d'autres écrivains. Le fait de disparaître sur le long terme ne paraît guère le tourmenter, conscient qu'il ne peut contrôler le regard que jettera sur lui l'histoire littéraire. Il y a, malgré tout, des auteurs mineurs qui franchissent le seuil de l'histoire : « Gide est sans aucun doute un auteur mineur qui a obtenu plus d'autorité qu'il n'en méritait. Il ne me reste de lui que L'Immoraliste, et encore je garde ce roman parce que je suis médecin ; […] » (Ferron ; 2004a, p. 61) C'est peut-être en raison de cet impératif d'utilité que Ferron s'est toujours défini d'abord comme médecin, continuant de pratiquer jusqu'à la fin de sa vie pour des raisons monétaires : « mes enfants ayant encore besoin de moi » (Ferron ; 2000, p. 100). S'il admet « avoir vendu [son] âme en demandant au Conseil des Arts la bourse de 18 000 $ pour écrire [Le pas de Gamelin]», cette somme d'argent, en réalité, devait servir à acheter des chevaux à ses enfants : « Depuis, je travaille comme un pauvre homme à établir, chevaux vendus, mes enfants. […] Je m'estime chanceux parce que je n'ai jamais mis mon oeuvre au-dessus du bonheur de mes enfants. » (Ferron ; 2000, p. 138) La médecine reste donc son gagne-pain, et l'écriture, cet « à -côté » qui lui permet d'engendrer une oeuvre qu'il ne cessera par ailleurs d'amenuiser, de rabaisser, même si, paradoxalement, elle lui permet de se revaloriser : « N'étant qu'un petit médecin de province, puis un petit médecin de quartier, il fallait que je me revalorise, d'une certaine manière, en écrivant. Et quant tu t'embarques dans le moulin, il faut que tu continues, que tu continues… Tu vas chercher matière à gauche et droite. » (Ferron ; 1997, p. 231) Entraîné presque malgré lui, entend-on, par l'écriture, Ferron ne se cache pas de la déception éprouvée face à une oeuvre qui ne lui a pas procuré le sentiment d'accomplissement qu'il aurait souhaité. Dans « L'alias du non et du néant », il avoue : L'engagement de Ferron envers son pays inachevé, pas encore souverain, l'empêche de se considérer comme un écrivain à part entière, « l'obligeant » en quelque sorte à mettre son oeuvre au service d'une cause plus grande qu'elle. C'est pourquoi l'incertitude est partie prenante de son écriture, que celle-ci devient en quelque sorte un programme et une lutte, imprimant au « beau livre » rêvé du politique, de la rhétorique. L'enjeu de ce combat est double : la pérennité du pays permettra à la littérature de subsister, mais comment assurer la pérennité du pays en l'absence d'une littérature forte pour le soutenir ? Le sort du pays est pour Ferron résolument lié à la littérature :
Ce combat prend corps d'abord par la prise de possession du territoire, à travers la lecture et l'écriture, une « démarche littéraire fondamentale » (Ferron ; 1997, p. 245) qui doit, pour se faire, sortir du giron de la France. Contre « cette France qui est plus forte que nous » (Ferron ; 1997, p. 206), il faut se défendre en « assimilant », c'est-à -dire en « [s'appropriant] tout ce qu'on peut de la bibliothèque française » (Ferron ; 1997, p. 240) :
La France occupe dans l'esprit ferronien la place d'une rivale à écarter, qui étouffe ce qui se fait ici : « La France est notre ennemie. On l'a vu durant la dernière guerre, [tandis] qu'elle était dans l'ombre allemande : jamais comme alors notre littérature ne s'était mieux portée. » (Ferron ; 2006a, p. 23) Une posture belliqueuse qui ne se compromet pas dans l'arrogance, puisque Ferron, se plaît-il à rappeler, n'est qu'un auteur mineur. Au sujet du Ciel de Québec, il confesse d'ailleurs : « Il fallait être un maudit fou pour me lancer, moi, petit médecin de quartier, ne faisant pas partie de la faune littéraire, fort peu instruit, dans une entreprise pareille, à la diable. Il est vrai que tout était facile ici et que jamais je n'ai eu la moindre intention d'être dans les grands pays sérieux. » (Ferron ; 2000, p. 100) C'est parce que l'écriture s'inscrit non seulement « en marge » du cadre d'une carrière professionnelle mais aussi dans une province qui n'est pas encore un pays, qu'elle est possible, qu'elle excuse même en quelque sorte l'audace de sa démarche. Or tous les auteurs québécois, reconnaît Ferron, ne partagent pas son détachement à l'égard du milieu littéraire et certains se montrent plus enclins à endosser la posture d'écrivain « sérieux ». Parmi ceux-ci il compte notamment Gérard Bessette au sujet duquel il écrit, à son correspondant François Hertel :
Même s'il se tarde d'être en écriture un pur improvisateur, un auteur « amateur » (Ferron ; 2000, p. 93), un simple « fabriquant d'historiettes » (Ferron ; 2000, p. 142), Ferron ne rate pas l'occasion, lorsque ses compétences médicales lui prêtent une autorité sur les écrivains sérieux et appliqués, de pointer du doigt leurs bévues et leurs incohérences. L'attention soutenue que porte Ferron au respect des détails qui, dans le texte, renvoient à une réalité existante, révèle l'importance qu'il accorde au traitement de celle-ci dans l'oeuvre littéraire, une question qu'il aborde par rapport au roman dans « Le monde en-deçà » :
Le roman est donc une feinte ; il ne s'écarte de la réalité qu'en apparence, travaillant toujours à y revenir au terme d'un détour par lequel il modèle cette réalité, et fabrique sa fiction. Fort de la connaissance qu'il détient sur le réel, qui est toujours son point de départ, il devient alors un outil qui permet de revivre, et surtout de refaire ce réel. Seulement, le roman tel que Ferron le conçoit, ainsi chevillé à la réalité par le mandat qu'il se donne de la recomposer, apparaît aussi comme un genre gêné dans son évolution :
L'art de Ferron semble se rattacher davantage à ces « bons modèles » qui forment la tradition du roman plutôt qu'aux tentatives de renouvellement du genre, vainement psychologisantes, que celui-ci juge au final peu concluantes. Les grandes fresques romanesques lui déplaisent : à la différence des écrivains entraînés dans des oeuvres en série qui désirent embrasser le cosmos, il préfère quant à lui décrire un monde simple, le « monde en-deçà », qui lui permet de situer son pays dans un ensemble. Cette division très nette opérée entre l'universel (le cosmos, le monde entier) et le particulier (ou le petit, le pays) insiste sur l'attachement de Ferron pour tout ce qui a trait à la réalité immédiate, à ce qui est concret, visible. Le tricheur versus le menteur. L'oeuvre littéraire, rappelle Ferron, doit receler un fond de vérité, récolté dans la matière qui forme sa réalité immédiate : « Je puise dans ce qui m'entoure, dans le pays qui m'entoure. Il le faut pour que cet écrit soit plausible. Je ne suis pas un menteur ! » (Ferron ; 1997, p. 213) À propos des Roses sauvages, sous-titré « Petit roman suivi d'une lettre d'amour soigneusement détaillée », Ferron précise :
Soucieux de l'exactitude des faits rapportés dans ses oeuvres, Ferron travaille à une transposition presque parfaite de la réalité dans l'écriture : « Rosaire a le même thème que Cotnoir. Cotnoir fut écrit, Rosaire vécu. Si l'on excepte quelques fions, il n'y a aucune invention. J'ai transcrit le journal d'une affaire où je m'étais donné beaucoup de mal. » (Ferron ; 2000, p. 84) À Pierre L'Hérault, il fait cet aveu : « Je ne sais pas beaucoup inventer. Ayant une certaine expérience, je n'ai pas besoin d'inventer. Je prends dans la réalité ce qui correspond à ma fiction. Je ne vois pas les choses qui n'y correspondent pas. » (Ferron ; 1997, p. 208) Bien sûr, le fait d'emprunter des motifs que l'écrivain transmute dans la fiction ne dispense pas celui-ci d'un effort d'aménagement : « C'est que lorsqu'on fabrique un livre, on serait bien bête de ne pas se servir de schémas et de motifs populaires, quitte à les modifier nécessairement. Il ne faut pas simplement les répéter. » (Ferron ; 1997, p. 210) Car c'est dans ce processus de transposition, dans l'écart qui se crée par rapport à la stricte vérité, que se trouve la « fantaisie » de l'écriture :
Il s'agit donc dès lors d'enrichir plutôt que d'inventer. En effet si Ferron redoute l'invention langagière, qui compromet la clarté du style, et sa compréhension par le lecteur, il ne voit rien de mal dans les « petites surprises » que l'écrivain s'accorde et sa recherche d'une certaine originalité. Les formules neuves sont à exhumer d'une matière préexistente, que l'on modèle par la suite à son gré. Ferron en livre ici le procédé :
Puisque le roman est donc une feinte, le romancier devient une sorte de « tricheur », qui manipule la réalité pour la transposer en fiction. Si Ferron se défend farouchement d'être un menteur, il ne se cache pas pourtant d'avoir pratiqué la tricherie toute sa vie. Dans un texte inédit, qui devait servir de préface à la pièce L'ogre, premier livre de Ferron publié aux Cahiers de la File indienne, en 1949, celui-ci évoque :
Si sa vision de l'écrivain – en fraudeur ou en imbécile – ne manque pas de cynisme, Ferron formule néanmoins ici l'une des lignes directrices de sa démarche d'écriture : le style et la signature d'un auteur ne se développent qu'à force de pratiquer et de réutiliser les mêmes tours. Contre l'invention langagière et le renouvellement des formes, Ferron pratique le pastiche de soi-même et veille au rodage de son art. La réécriture et le recyclage sont de fait au coeur de son oeuvre et influencent nettement le devenir de ses textes, comme il le confie d'ailleurs au sujet d'un de ses livres paru en 1965 : « J'ai toujours un parti pris contre La Nuit. C'est un roman que j'ai toujours cherché à refaire. La charrette s'en ressent » (Ferron ; 1994, p. 7) La Nuit sera reprise au final et deviendra Les Confitures de coings, une « version corrigée » de l'oeuvre, comme l'atteste Ferron dans une lettre à Gérald Godin. Le fabriquant versus l'inventeur. Le mot revient à plusieurs reprises : Ferron « fabrique » ses livres plus qu'il ne les écrit, évoquant par là le caractère très artisanal de sa conception de l'écriture. Dans une lettre adressée à François Hertel, il évoque le plan derrière le Ciel de Québec :
Si l'idée de départ procède du désir de l'écrivain, la suite des choses n'est plus de ressort, celui-ci laissant alors ses livres « se fabriquer eux-mêmes », comme si la fiction, travaillant à partir d'une réalité qui la précède, allait elle-même se mettre en place dans l'oeuvre, trouver sa logique interne. Or, l'écrivain qui procède de la sorte fait figure d'opérateur, obéissant, sans le voir nécessairement, au sens secret que prend l'oeuvre en train de se faire. Et encore, une fois l'assemblage achevé, le sens peut demeurer tout de même crypté :
Comme si l'oeuvre ainsi fabriquée devait « mûrir » pour prendre sens, qu'il n'appartenait pas au final à l'écrivain de décider du message dont celle-ci serait porteuse, mais qu'il se révélerait au jour lorsque parvenu à maturité. Une maturité aussi cruciale à l'écrivain, d'où peut-être l'urgence éprouvée par Ferron quant à sa lutte pour la pérennité du pays, urgence accrue du fait qu'il a fait oeuvre « bien tard ». À Pierre Baillargeon, il livre la recette du succès : « Pour écrire d'abord, il faut deux conditions – je parle de bien écrire. La première est d'avoir quarante ans, c'est-à -dire de se répéter. Autrement dit : on improvise bien quand on n'improvise rien de neuf. » (Ferron ; 2004b, p. 102) La deuxième condition réside dans « le culte du beau langage » (Ferron ; 2004b, p. 102), mais un culte qui ne doit par ailleurs jamais se traduire en excès de style et en prouesses langagières. Un style trop ornementé risquerait alors de masquer le message, qui doit demeurer le véritable objet de l'oeuvre :
Parce que l'écriture doit toujours, en ce sens, être porteuse d'un message, la poésie, aux yeux de Ferron s'en trouve disqualifiée. Dans un texte titré « L'écrivain et la poésie », Ferron note : « La difficulté de l'écrivain provient de ce qu'il doit commencer d'écrire dès sa jeunesse, alors qu'il ne devient un sage et un lettré qu'après un certain âge. Ce fut pour résoudre cette difficulté que la poésie, pur exercice de style qui n'apporte aucun message fut inventée. » (Ferron ; 2006a, p. 42) Le jugement qu'il porte sur la poésie, qu'il perçoit comme légère, absconse, proprement inutile, est sans appel : « Écrire ne suffit pas, il faut encore composer le pays incertain. Ceux qui se sont contentés d'écrire ont été vaincus par l'ange. Un ange, c'est toujours un peu livresque. Saint-Denys-Garneau, Paul Morin, Nelligan se résument en Claude Gauvreau, parnassien délirant. Les mots ne suffisent pas… » (Ferron ; 2006a, p. 45) S'il estime que les prouesses stylistiques de la poésie ne suffisent pas à nourrir une écriture efficace, Ferron n'a par ailleurs aucune patience pour l'invention langagière, qui compromet la clarté du style et éloigne l'écriture du « fonds commun » à laquelle elle doit se rattacher :
Cette opinion à l'égard de la poésie dégage plus largement le rapport de Ferron à la langue française. Parce qu'il « [n'admet] que les mots anciens » (Ferron ; 2006a, p. 36), il se défend bien de passer pour un réformateur du langage : « J'ai peut-être fait quelques mots à la Queneau, dis « ouhandeurfoule » pour wonderful, « Nouillorque » pour New York, mais je m'en garde à présent, n'aimant plus Queneau. Je n'ai jamais inventé de mots. » (Ferron ; 2006a, p. 36) L'écrivain qui se prétend « inventeur » ne l'est jamais tout à fait, car les nouvelles idées circulent rapidement, et le risque est grand qu'il passe au contraire pour un plagiaire. Ferron insiste :
L'écrivain, au contraire, choisit de travailler à même la matière commune, à la portée de tous (« Je m'adresse à un public simple. » – Ferron ; 1997, p. 205), et s'efface pour laisser toute la place au message qui doit être livré : « Dès qu'on devient porte-parole de la mémoire collective, ce n'est pas le porte-parole qui est important, c'est la collectivité. Ça suppose une continuité, une pérennité, tandis que l'écrivain, le type qui signe est un passant, une étape. » (Ferron ; 1997, p. 213) L'écrivain, vu alors comme un canal, une courroie de transmission, retient quelque chose du conteur d'antan, même si c'est ce dernier, estime Ferron, ce qui arrive le mieux à retirer et rendre la matière issue du « fonds » commun :
La tradition orale, on le sait, occupe une importance capitale pour Ferron, qui y voit l'expression vive de la mémoire collective. Dans l'une de ses chroniques littéraires, parue dans Le Petit Journal, Ferron résume ce qui distincte le roman du conte :
Malgré les différences notables qui les opposent, le roman et le conte s'approchent tout deux de cet impératif de vérité au coeur de l'oeuvre ferronnienne : le roman, par la vraisemblance de son invention et la tranche de vie dont il donne l'impression ; le conte, même s'il ne cherche pas à faire véridique, malgré ses dehors, est toujours vrai. Le père et le passeur. Nombreux sont les jeunes auteurs qui ont cherché en Ferron la figure d'un Père littéraire, mais ce dernier a toujours refusé d'assumer ce rôle contraignant et les responsabilités qu'il engage, se voyant plutôt comme un « passeur » pour la nouvelle génération d'écrivains, sur laquelle il fonde de grands espoirs : « Il n'y a pas un aîné qui me préfacerait. D'ailleurs, c'est assez curieux. J'ai plus de révérence pour les cadets. Je suis, voyez-vous, bêtement optimiste. » (Ferron ; 2004a, p. 34) Comme s'il pavait la voie à ceux qui viendront après lui, il espère que ses cadets perpétuent l'oeuvre que lui-même n'aura pu achever. Le rêve du « beau livre », Ferron le cède à ses successeurs :
C'est à cause de ce « fameux Lévy Beaulieu […] devenu comme trop puissant pour moi-même » (Ferron ; 1997, p. 213-214), et de l'un de ses romans, publié en 1969 et qualifié par Ferron de « plus grand résumé de mon pays que je connaisse » (Ferron ; 2011, p. 219), que ce dernier abandonne son projet de donner la suite qu'il espérait au Ciel de Québec : « Après la grande Nuitte de Malcomm Hudd, j'ai laissé tomber le livre que je voulais faire sur la vie, la mort, et la passion de Rédempteur Fauché. » (Ferron ; 1997, p. 213-214) Dès lors que la littérature québécoise lui paraît prise en main par les nouveaux venus (« Nous avons maintenant des écrivains majeurs qui apparaissent, des gens qui ont bien réfléchi au métier et qui font des livres assez intéressants » – Ferron ; 1997, p. 213-214), et que le paysage politique semble sur le point de changer, Ferron sent que le moment est venu pour lui de passer le relais. Le renoncement au Grand Œuvre coïncide ainsi avec la fin d'une lutte politique, conclue par l'arrivée au pouvoir de René Lévesque et du Parti québécois. Dans un texte qu'il rédige en 1980 (un mois avant le premier référendum tenu par le Parti québécois) pour un numéro spécial, sur le thème « L'écrivain et le politique », d'un cahier littéraire attaché au journal Le Devoir, Ferron annonce son retrait :
Deux ans plus tard, et trois ans avant sa mort, Ferron continue d'écrire, mais il présage déjà la fin de son oeuvre : « Et puis je fabrique, sans trop me presser, mes deux derniers livres : Le pas de Gamelin et un recueil de contes dont le titre reste hésitant : Contes du pays perdu ou Contes de l'adieu, je ne sais trop encore. » (Ferron ; 2000, p. 114) Autant Ferron affirme avoir été, tout jeune, « entraîné » comme dans un moulin par l'écriture, autant il est difficile, à présent, de lui faire ses adieux. Référant à Holyoke, un roman expérimental « impressionnant mais qui ennuie un peu » (Ferron ; 2000, p. 55), Ferron observe que celui-ci possède, au niveau de sa structure narrative, une particularité qui lui plaît tout de suite : « la fin renvoie au commencement. On a d'abord l'impression qu'il ne finit pas et l'on serait déçu si l'on ne s'avisait pas de le reprendre ; alors on se rend compte que cette fin s'ajuste parfaitement au début. » (Ferron ; 2000, p. 56) Ferron s'enthousiasme de la chose parce qu'il y découvre justement une nouvelle porte de sortie romanesque : « C'est la première fois que je lis un roman d'une telle composition et m'en réjouis car j'ai toujours trouvé facile d'entreprendre un livre et quasi impossible d'en sortir autrement qu'en assassinant, ou plutôt en massacrant mes personnages. » (Ferron ; 2000, p. 56) Cette idée du personnage « liquidé » comme moyen de terminer un livre, revient sous forme de métaphore dans une lettre adressée à François Hébert, le 14 juin 1981, où Ferron relate sa tentative de suicide : « peu à peu je suis devenu pour moi un personnage encombrant dont j'ai voulu me débarrasser. » (Ferron ; 2000, p. 85) * Références :
Autres ouvrages cités :
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Bibliographie
Ouvrages cités |
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FERRON, Jacques. La charrette des mots, Éditions Trois-Pistoles, coll. « Écrire », 2006, 127 p. FERRON, Jacques et André MAJOR, « Nous ferons nos comptes plus tard… », Correspondance (1962-1983), édition préparée par Lucie Hotte et présentée par André Major, Lanctôt éditeur, Cahiers Jacques-Ferron, n°12, 2004, 126 p. FERRON, Jacques et François HÉBERT. « Vous blaguez sûrement... ». Correspondance, éd. préparée et présentée par François-Simon LABELLE, Québec, Lanctôt Éditeur, 2000, 154 p. FERRON, Jacques et Pierre L'HÉRAULT. Par la porte d'en arrière. Entretiens, Québec, Lanctôt Éditeur, 1997, 318 p. |
Citations
FERRON, Jacques. La charrette des mots, Éditions Trois-Pistoles, coll. « Écrire », 2006, 127 p. |
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« Ma vocation littéraire se manifesta de bonne heure. J'avais copié une page du Cap Blomidon*. Mon professeur la trouva bonne. Il est doux d'être félicité. Je continuai d'écrire. Tant va la cruche à l'eau qu'elle s'emplit : je devins écrivain. C'est la seule carrière ouverte aux imbéciles. Il s'agit que l'imbécile persévère. Ainsi la fille : l'esprit ne vient pas au premier coup. Il faut retourner à la fontaine. |
Jacques Ferron et André Major, « Nous ferons nos comptes plus tard… », Correspondance (1962-1983), édition préparée par Lucie Hotte et présentée par André Major, Lanctôt éditeur, Cahiers Jacques-Ferron, n°12, 2004, 126 p. |
« Il n'y a pas un aîné qui me préfacerait. D'ailleurs, c'est assez curieux. J'ai plus de révérence pour les cadets. Je suis, voyez-vous, bêtement optimiste. » (p. 34) |
FERRON, Jacques et François HÉBERT. « Vous blaguez sûrement... ». Correspondance, éd. préparée et présentée par François-Simon LABELLE, Québec, Lanctôt Éditeur, 2000, 154 p. |
« Il faudra toujours en revenir à Holyoke, ce roman expérimental, impressionnant mais qui ennuie un peu ; il est garant de celui-ci qui me plaît et se love sur lui-même, dont la fin renvoie au commencement. On a d'abord l'impression qu'il ne finit pas et l'on serait déçu si l'on ne s'avisait pas de le reprendre ; alors on se rend compte que cette fin s'ajuste parfaitement au début. C'est la première fois que je lis un roman d'une telle composition et m'en réjouis car j'ai toujours trouvé facile d'entreprendre un livre et quasi impossible d'en sortir autrement qu'en assassinant, ou plutôt en massacrant mes personnages. » (p. 55-56) |
FERRON, Jacques et Pierre L'HÉRAULT. Par la porte d'en arrière. Entretiens, Québec, Lanctôt Éditeur, 1997, 318 p. |
« Je voulais être écrivain, oui, dès le collège. Mais je n'étais absolument pas sûr de pouvoir le devenir et je ne pouvais surtout pas le dire à mon père : ce n'était pas une façon de vivre. » (p. 19) |