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Portrait de Madame de StaëlGermaine de Staël

(1766-1817)

Dossier

Le roman selon Madame de StaĂ«lĚý

De L'Avenir : Madame de StaĂ«l et le roman, par Étienne Poirier,ĚýOctobre 2022

Au moment de se mettre à la rédaction de son premier roman, Delphine, Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein témoigne, dans une lettre à une amie, de l’originalité de son parcours : « J’ai bien fini de cette odieuse politique : je fais un roman, je cherche des sujets de tragédie, enfin je me prépare une carrière littéraire. À l’inverse de ce qu’on fait ordinairement, j’ai commencé par les idées générales et je viens aux ouvrages d’imagination. Nous verrons après ce que je deviendrai.[1] » Il est vrai qu’au moment où paraît Delphine en 1802, celle que l’on appelle plus simplement Madame de Staël avait déjà fait paraître un Essai sur les fictions en 1795, en plus de son ouvrage majeur, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, publié en 1800. Ironie du sort, c’est pourtant son roman, dénoncé par Napoléon, tout juste proclamé empereur, qui poussera à l’exil celle qui était connue des révolutionnaires français comme la fille de Jacques Necker, banquier suisse et ministre des Finances sous Louis XVI.

Il faut dire que politique et littérature vont de pair pour Madame de Staël. Héritière de la pensée des Lumières à laquelle est introduite dès sa jeunesse dans le salon que tient sa mère, Suzanne Necker, elle poursuivra cette tradition lors de son exil au château de Coppet, en Suisse, où se réuniront autour d’elle intellectuels et artistes européens d’horizons variés jusqu’à sa mort en 1817. Ainsi, elle n’hésite pas à mélanger librement idées philosophiques, principes esthétiques et considérations sociales dans ses œuvres, depuis ses Lettres sur les ouvrages et le caractère de Jean-Jacques Rousseau, publiées alors qu’elle n’a que 18 ans, jusqu’à De l’Allemagne, rédigé pendant l’exil et mis au pilon avant sa publication en France sous prétexte qu’il « n’est point français[2] ». Sa conception du roman est ainsi fortement influencée par les postulats généraux qu’elle avance sur la littérature, dont le principal tient aux liens serrés que celle-ci entretient avec la société, les mœurs et les progrès des nations européennes. De plus, elle défend avec beaucoup plus de force ses convictions politiques, que ce soit dans ses essais sur la Révolution française et l’Empire ou dans sa correspondance, qu’elle ne discute de sa propre production romanesque. Mis à part quelques lettres et une préface pour défendre Delphine, l’ensemble de ses propos sur le roman demeurent limités à ses essais sur la littérature.

C’est donc à partir de cette union entre littérature et vie politique que l’on peut le mieux saisir le rapport au genre romanesque de Madame de Staël. Si sa pensée du roman se fonde sur une vision synthétique et prescriptive de la littérature, marque de la pensée classique toujours très présente chez l’intellectuelle, c’est néanmoins en tant que forme nouvelle et moderne que celle-ci définit le roman. À cet égard, bien qu’elle ne parle peu de sa propre pratique de romancière, c’est tout de même par le recours à de multiples exemples et modèles que Madame de Staël met à l’épreuve les principes généraux qu’elle énonce. Genre associé à l’avenir des lettres et de la société, toujours influencé par le contexte politique d’où il émerge, c’est au profit de la modernité et de la liberté qu’il annonce que le roman échappe aux règles strictes que l’on serait tenté de lui imposer. En ce sens, le roman illustre avec force le passage d’une conception classique de la littérature à une conception moderne, transition que Madame de Staël perçoit avec acuité dans ses propres écrits.

Des principales caractéristiques du roman :

Les écrits philosophiques de Madame de Staël témoignent d’une grande méthode dans l’exploration d’un sujet donné, au point où il peut s’avérer difficile de reconstituer une pensée qui est déjà présentée de façon aussi limpide. Partagée entre une vision fondamentalement moderne de la littérature et les principes esthétiques classiques dont elle hérite, c’est d’abord par le biais d’une approche prescriptive qu’elle fournit une définition du roman moderne, déclinés ici sous deux aspects : ce que le roman doit être, et ce qu’il doit faire. Or, il est intéressant de constater que, malgré ces principes d’apparence rigide, c’est toujours en les mettant à l’épreuve que le roman moderne assure son développement, comme l’illustrent les propres œuvres de la romancière.

La perspective privilégiée par Madame de Staël pour définir le genre romanesque est profondément marquée par les traités esthétiques des Anciens. Le rôle donné à l’imitation et à l’imagination dans sa définition du roman, qu’elle qualifie de forme « naturelle » dans son Essai sur les fictions, témoigne de cette influence classique. Le roman correspond à ces fictions « où tout est à la fois inventé et imité, où rien n’est vrai, mais tout est vraisemblable[3] ». L’imitation donc est toujours convoquée, bien que ce soit principalement pour assurer la vraisemblance des intrigues : « L’imitation du vrai produit toujours de plus grands effets que les moyens surnaturels.[4] » Les ouvrages où une intervention divine ou merveilleuse est sollicitée doivent ainsi être écartés : « Sans doute les dieux ne prennent [dans ces fictions merveilleuses] que la place du sort; c’est le hasard personnifié : mais dans les fictions, il vaut mieux écarter son influence; tout ce qui est inventé doit être vraisemblable.[5] » De même, les œuvres qui s’inspirent de faits réels ne devraient être considérées comme des romans : « L’on pourrait trouver ces romans jolis, en les séparant des noms propres, mais ces récits se placent entre l’histoire et vous pour vous présenter des détails, dont l’invention, par cela même qu’elle imite le cours ordinaire de la vie, se confond tellement avec le vrai, qu’il devient difficile de l’en séparer.[6] » Les faits réels portent en effet atteinte au critère de vraisemblance dont l’imitation est porteuse : « le détail scrupuleux d’un événement ordinaire, loin d’accroître la vraisemblance, la diminue. Ramené à l’idée positive du vrai par des détails qui n’appartiennent qu’à lui, vous sortez de l’illusion et vous êtes bientôt fatigué de ne trouver ni l’instruction de l’histoire, ni l’intérêt du roman.[7] » Pour la même raison, le roman est à préférer aux Mémoires : « Un roman cependant ne doit pas ressembler à des Mémoires particuliers; car tout intéresse dans ce qui a existé réellement, tandis qu’une fiction ne peut égaler l’effet de la vérité qu’en la dépassant, c’est-à-dire en ayant plus de force, plus d’ensemble et plus d’action qu’elle.[8] »

Pourtant, dans ses propres romans, Madame de Staël ne se gêne pas pour s’inspirer de faits réels, comme elle l’indique dans une lettre à Don Pedro de Souza pendant la rédaction de Corinne : « J’ai écrit quelques-unes des choses que vous m’avez dit[es] ce jour-là : je n’inventerai jamais mieux, et j’aime cette intelligence secrète qui s’établira entre nous quand vous lirez Corinne.[9] » Mi-roman, mi-récit de voyage, Corinne ou l’Italie semble effectivement contrevenir à la règle de vraisemblance qu’impose la romancière, bien que la forme lui paraît aller de soi : « Il me semble que les personnes qui n’ont pas été en Italie préfèrent le roman au voyage, et celles qui ont été en Italie le voyage au roman. Il me semble à moi que l’un était nécessaire à l’autre.[10] » Le cas de Corinne n’est cependant pas exceptionnel au rapport que la romancière entretient avec les principes qu’elle énonce : sitôt couchés sur papier, ceux-ci doivent être évalués en fonction des nombreux exemples qu’elle fournit. À cet égard, ses propres romans permettent de nuancer la portée de certains des postulats qu’elle défend et font acte de la grande flexibilité inhérente au genre romanesque, qui se plie difficilement à une définition trop rigide de sa forme.

Le même constat s’impose en évaluant l’importance accordée à l’imagination, érigée comme qualité fondamentale :

Il n’est point de faculté plus précieuse à l’homme que son imagination : la vie humaine semble si peu calculée pour le bonheur, que ce n’est qu’à l’aide de quelques créations, de quelques images, du choix heureux de nos souvenirs, qu’on peut rassembler des plaisirs épars sur la terre et lutter, non pas par la force philosophique, mais par la puissance plus efficace des distractions contre les peines de toutes les destinées.[11]

Contrairement à la raison, qui progresse en se perfectionnant continuellement, l’imagination aurait atteint un sommet à l’Antiquité : « Les beaux-arts ne sont pas perfectibles à l’infini; aussi l’imagination, qui leur donna naissance, est-elle beaucoup plus brillante dans ses premières impressions que dans ses souvenirs même les plus heureux.[12] » Pourtant, le roman ouvre tout de même de nouvelles avenues par son usage original des facultés propres à l’imagination. Si Madame de Staël les limite à deux effets généraux : « les ouvrages d’imagination agissent sur les hommes de deux manières, en leur présentant des tableaux qui font naître la gaîté, ou en excitant les émotions de l’âme[13] », ce n’est que pour mieux identifier une troisième voie qu’emprunte le roman moderne : « Un nouveau genre de poésie existe dans les ouvrages en prose de J. J. Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre; c’est l’observation de la nature dans ses rapports avec les sentiments qu’elle fait éprouver à l’homme.[14] » S’ils ne cherchent pas à faire progresser l’imagination, les romans permettent tout de même, à l’époque où le romantisme commence à s’imposer en Europe, de soulever les passions mieux que tout autre genre : « Cette utilité constante et détaillée qu’on peut retirer de la peinture de nos sentiments habituels, le genre seul des romans modernes me paraît pouvoir y atteindre.[15] » Sans rejeter les principes d’imitation, de vraisemblance et d’imagination tirés de l’héritage classique, Madame de Staël place tout de même le roman du côté de la modernité, à la fois dépendant de ces postulats et parvenant à en redéfinir le sens et la portée.

De l’utilité des romans sur les mœurs :

On ne saurait trop insister sur l’importance, pour Germaine de Staël, des rapports entre littérature et société. Ses écrits sur ce point sont catégoriques : si l’imagination est une faculté essentielle, c’est en raison des transformations sociales qu’elle peut déclencher, parfois de façon plus efficace que la raison : « Le seul avantage des fictions n’est pas le plaisir qu’elles procurent. Quand elles ne parlent qu’aux yeux, elles ne peuvent qu’amuser : mais elles ont une grande influence sur toutes les idées morales, lorsqu’elles émeuvent le cœur, ce talent est peut-être le moyen le plus puissant de diriger et d’éclairer.[16] » Le roman n’échappe pas à cette exigence et doit aussi être utile, en ce qu’il doit susciter des actions et des sentiments vertueux au sein de son lectorat : « Une question plus importante, c’est de savoir si tel ouvrage est moral, c’est-à-dire si l’impression qu’on en reçoit est favorable au perfectionnement de l’âme; les événements ne sont de rien à cet égard dans une fiction; on sait si bien qu’ils dépendent de la volonté de l’auteur, qu’ils ne peuvent réveiller la conscience de personne : la moralité d’un roman consiste donc dans les sentiments qu’il inspire.[17] » En plus de renvoyer à nouveau aux perspectives classiques sur la littérature, une telle exigence de moralité est d’autant plus essentielle pour la romancière que le perfectionnement de l’âme est la clé du perfectionnement des sociétés. À ce titre, le roman est sans doute la forme la plus apte à y parvenir : « Un roman tel qu’on peut le concevoir, tel que nous en avons quelques modèles, est une des plus belles productions de l’esprit humain, une des plus influentes sur la morale des individus, qui doit former ensuite les mœurs publiques.[18] » En effet, à la différence des Maximes ou des contes philosophiques comme ceux de Voltaire, le roman moderne, en soumettant les principes moraux au test de la vraisemblance et à l’examen des passions humaines, parvient à susciter avec plus de succès les sentiments qui doivent prévaloir en société : « Tandis que les livres de morale dans leurs maximes rigoureuses sont souvent combattus victorieusement par la pitié pour le malheur ou l’intérêt pour la passion, les bons romans ont l’art de mettre cette émotion même de leur parti et la faire servir à leur but.[19] »

Cela ne veut pas dire pour autant que tous les romans parviennent à respecter cette exigence de moralité. De fait, Madame de Staël n’hésite pas à distinguer les bons romans des mauvais selon cet impératif. Sans surprise, il est plus fréquent de tomber sur un de ceux qui ne parvient pas à susciter les bons sentiments, ce qui explique, selon la romancière, pourquoi le genre souffre encore d’une mauvaise réputation au tournant du XIXe siècle : « L’art d’écrire des romans n’a point la réputation qu’il mérite, parce qu’une foule de mauvais auteurs nous ont accablés de leurs fades productions dans ce genre, où la perfection exige le génie le plus relevé, mais où la médiocrité est à la portée de tout le monde.[20] » Il y a pire, toutefois : le roman qui met en scène des actions immorales ne saurait être toléré, au risque de corrompre toute la société. En évitant scrupuleusement de fournir des noms, Madame de Staël dénonce fermement ces auteurs qui ont « encore plus avili [le roman] en y mêlant les tableaux du vice; et tandis que le premier avantage des fictions est de rassembler autour de l’homme tout ce qui, dans la nature, peut lui servir de leçon ou de modèle, on a imaginé qu’on tirerait une utilité quelconque des peintures odieuses des mauvaises mœurs : comme si elles pouvaient jamais laisser le cœur qui les repousse, dans une situation aussi pure que le cœurs qui les aurait toujours ignorées[21] ». Difficile de ne pas entendre, dans ce jugement, l’écho des débats esthétiques qui précèdent la Révolution.

Madame de Staël n’est toutefois pas aussi doctrinaire dans l’application de cette exigence qu’elle ne le laisse croire. En effet, elle initie une certaine rupture avec la pensée classique en défendant que les romans n’ont pas à proscrire certaines péripéties qui pourraient être jugées inconvenantes, mais plutôt à s’assurer que, si de tels événements sont représentés, ils doivent décourager quiconque de les imiter : « la moralité des romans tient plus au développement des mouvements intérieurs de l’âme qu’aux événements qu’on y raconte.[22] » De même, si le roman doit encourager la vertu et le perfectionnement des sociétés, il est entendu que la définition des bonnes mœurs peut évoluer avec le temps, ou selon la nation. C’est en ayant en tête les événements révolutionnaires qui viennent de se dérouler que la romancière défend que « pour réussir les ouvrages d’imagination, il faut peut-être une morale facile au milieu de mœurs sévères; mais au milieu des mœurs corrompues, le tableau d’une morale austère est le seul qu’il faille constamment offrir[23] ». C’est avant tout dans la façon dont le roman parvient à engendrer les passions et les réflexions qu’il prouve son utilité morale et ce, même si les événements représentés peuvent sembler immoraux. L’admiration que porte Madame de Staël au roman de Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, en est sans doute le meilleur exemple. Elle accepte en bloc les critiques qui ont été formulées à l’égard du manque de moralité des actions et des pensées des personnages du roman : « On dira qu’il est dangereux d’intéresser à Julie, que c’est répandre du charme sur le crime, et que le mal que ce roman peut faire aux jeunes filles encore innocentes, est plus certain que l’utilité dont il pourrait être à celles qui ne le sont plus. Cette critique est vraie.[24] » Elle soutient cependant que ces critiques ne suffisent pas à le disqualifier en tant qu’ouvrage moral, puisque c’est uniquement par l’étude de ses effets que l’on peut porter un tel jugement sur un ouvrage : « Cessons de condamner ce roman, si telle est l’impression qu’il laisse dans l’âme. Rousseau lui-même a paru penser que cet ouvrage était dangereux […]. Il s’est trompé; son talent de peindre se retrouve partout; et dans ses fictions comme dans la vérité, les orages des passions et la paix de l’innocence agitent et calment successivement.[25] »

C’est toutefois encore par le biais de sa propre pratique que Madame de Staël illustre avec le plus de force ce principe et montre, du même coup, en quoi le roman est une forme innovante. Delphine, qui sera condamné sous l’Empire et qui forcera l’intellectuelle à quitter Paris jusqu’au retour des Bourbons sur le trône – bien qu’il s’agisse vraisemblablement d’un prétexte pour éloigner une opposante influente de Napoléon, en fait la démonstration. Les quelques traces de sa composition laissées dans la correspondance de la romancière montrent que celle-ci est consciente de contrevenir à certaines valeurs morales de l’époque, mais défend que les émotions suscitées rachèteront l’ouvrage. Elle admet ainsi qu’elle « croi[t] le roman un peu anti-catholique, point politique, il n’en est pas question, mais les situations mettent la religion du cœur au-dessus du catholicisme[26] ». À la même époque, dans une lettre à Madame Pastoret qu’elle rédige pour la prévenir que la préface en cours de rédaction saura répondre aux critiques sur la moralité de l’ouvrage, elle se contente de quelques remarques expéditives :

Delphine est un modèle à éviter et non à suivre; l’épigraphe le prouve, et tout le roman. Elle doit intéresser malgré ses fautes, comme Clarisse intéresse quoiqu’elle ait quitté la maison de son père; et il y a quelques nuances délicates peut-être au genre de fautes de Delphine, un bon sentiment en est la cause, mais un bon sentiment qu’une morale sévère ne dirige pas. Léonce est encore moins un modèle.[27]

Elle répétera d’ailleurs cette position dans ses Réflexions sur le but moral de Delphine, où elle insiste sur l’utilité de son roman, non sans le lier aux mœurs et au contexte politique de l’époque : « Il me semble que toutes les pages de Delphine rendent à la bonté le culte qui leur est dû, et sous ce rapport encore il me semble que cet ouvrage est utile; car après une longue révolution, les cœurs se sont singulièrement endurcis, et cependant jamais on n’eut plus besoin de cette sympathie pour la douleur qui est le véritable lien des êtres mortels entre eux.[28] »

Encore une fois, Madame de Staël fait la démonstration par ses ouvrages de la nuance importante qu’elle opère entre les principes qui guident sa définition du genre et leur mise en pratique, dépendante de l’époque et de la société à qui ces œuvres s’adressent. En ce sens, le roman, genre soumis à l’imitation et à l’imagination, ne peut être moral que par les mœurs qu’il parvient à influencer plutôt que par les situations qu’il met en scène. L’utilité du roman n’est donc pas à chercher dans un but défini, mais dans sa capacité à obtenir les effets recherchés au sein d’une société donnée. C’est par là que la vision de Madame de Staël apparaît avant tout comme moderne, en ce qu’elle ne cherche pas à fixer la forme romanesque et préfère plutôt la voir se modifier au gré des sociétés dans lesquelles le roman évolue.

Des origines du roman moderne :

L’approche prescriptive dont fait preuve Madame de Staël est donc toujours subordonnée aux observations plus pragmatiques qu’elle effectue sur le roman, comme en témoignent les nombreux exemples cités pour appuyer ses propos. Soucieuse, dans tous ses ouvrages, d’offrir un panorama aussi exhaustif que possible de ses objets d’étude, c’est à partir de ce qu’elle perçoit comme des modèles qu’elle affine sa pensée du roman. En ce sens, le genre romanesque plus que tout autre est grandement influencé par les ouvrages qui ont précédé son avènement, tout comme par ceux qui en ont consacré la forme, et, surtout, par les sociétés qui en ont permis l’émergence.

L’histoire du roman que retrace Madame de Staël est ainsi fortement dépendante du contexte politique européen et correspond toujours, à bien des égards, à l’histoire du roman que l’on dresse encore aujourd’hui. Contrairement aux autres genres littéraires, les origines du roman ne sont donc pas à tirer de l’Antiquité : « Les romans, ces productions variées de l’esprit des Modernes, sont un genre presque entièrement inconnu aux Anciens.[29] » C’est plutôt au Moyen Âge que l’on en trouve les sources, sous deux formes : « Dans le Nord, l’esprit de chevalerie donnait souvent lieu aux événements extraordinaires; et pour intéresser les guerriers, il fallait leur raconter des exploits pareils au leurs.[30] » De l’autre côté, « dans l’Orient, le despotisme tourna les esprits vers les jeux de l’imagination; on était contraint à ne risquer aucune vérité morale que sous la forme de l’apologie. Le talent s’exerça bientôt à supposer et à peindre des événements fabuleux. Les esclaves doivent aimer à se réfugier dans un monde chimérique; et comme le soleil de Midi anime l’imagination, les contes arabes sont infiniment plus variés et féconds que les romans de chevalerie[31] ». Si le raisonnement historique tient difficilement la route, c’est néanmoins de ces deux tendances qu’émerge, à la Renaissance, les épopées italiennes : « l’invasion des peuples du Nord a transporté dans le Midi la tradition des faits chevaleresques, et les rapports que les Italiens entretenaient avec l’Espagne ont enrichi la poésie d’une foule d’images et d’événements tirés des contes arabes. C’est à cet heureux mélange que nous devons l’Arioste et le Tasse.[32] »

Ces premières tentatives romanesques se distinguent tout de même du roman moderne par leur rejet du critère de vraisemblance, ce qui explique pourquoi Madame de Staël les déprécie au profit des exemples qui lui sont contemporains : « Les romans de chevalerie font encore plus sentir les inconvénients du merveilleux; non seulement il influe sur l’intérêt de leurs événements […], mais il se mêle au développement des caractères et des sentiments[33] ». Sa critique est encore plus sévère à l’égard des œuvres allégoriques, puisque la morale qu’elles portent s’appuie trop fortement sur des principes rigides, et pas suffisamment sur l’expérience des passions :

Sous la forme de l’apologie, les allégories ont quelquefois pu servir à rendre populaires des vérités utiles : mais cet exemple même est une preuve, qu’en donnant cette forme à la pensée, on croit la faire descendre pour la mettre à la portée du commun des hommes; c’est une faiblesse d’esprit dans le lecteur, que le besoin des images pour comprendre les idées; la pensée qui pourrait être rendue parfaitement sensible de cette manière, manquerait toujours à un certain degré, d’abstraction ou de finesse.[34]

Ce n’est donc qu’avec Madame de Lafayette que le roman moderne, tel que le conçoit Madame de Staël, émerge véritablement : « chez les modernes l’éclat des romans de chevalerie appartenait beaucoup plus au merveilleux des aventures qu’à la vérité et à la profondeur des sentiments. Lafayette est la première qui, dans La Princesse de Clèves, ait su réunir la peinture de ses mœurs brillantes de la chevalerie, le langage touchant des affections passionnées.[35] »

De l’influence des femmes sur le roman :

Il n’apparaît pas anodin que l’œuvre d’une femme soit à l’origine du roman moderne, pour Madame de Staël. En effet, si le roman qui exalte les passions de l’amour s’érige en modèle au cours du XVIIIe siècle, c’est parce que les femmes, qui sont les plus aptes à éprouver de tels sentiments, parviennent à les susciter chez les hommes :

Il est un genre d’ouvrages d’imagination, dans lequel les Anglais ont une grande prééminence : ce sont les romans sans merveilleux, sans allégorie, sans allusions historiques, fondés seulement sur l’intervention des caractères et des événements de la vie privée. L’amour a été jusqu’à présent le sujet de ces sortes de romans. L’existence des femmes, en Angleterre, est la principale cause de l’inépuisable fécondité des écrivains anglais en ce genre. Les rapports des hommes avec les femmes se multiplient à l’infini par la sensibilité et la délicatesse.[36]

Le rapprochement entre l’exposé des passions et le rôle des femmes en société peut faire sourciller, mais il s’agit bien pour Madame de Staël de favoriser par là une plus grande place pour les femmes, comme tous les progrès sociaux, auront une influence sur le développement de la littérature. C’est d’ailleurs à regret qu’elle constate que les femmes en France n’ont toujours pas atteint le même statut que de l’autre côté de la Manche après la Révolution : « L’Angleterre est le pays du monde où les femmes sont le plus véritablement aimées. Il s’en faut bien qu’elles y trouvent les agréments que la société de France promettait autrefois.[37] » De même, dans les sociétés où elles jouent un plus grand rôle, les femmes peuvent aussi produire de bons romans : « Les femmes de nos jours, soit en France soit en Angleterre, ont excellé dans le genre des romans, parce que les femmes étudient avec soin, et caractérisent avec sagacité les mouvements de l’âme; d’ailleurs on n’a consacré jusqu’à présent les romans qu’à peindre l’amour, et les femmes seules en connaissent toutes les nuances délicates.[38] »

Sur ce point, Madame de Staël fait preuve, aussi bien dans ses écrits intimes que dans ses essais, d’un grand respect pour les romancières de son époque. Dans De la littérature, elle se garde d’énoncer des critiques à l’égard des femmes de lettres, dont elle cite les plus grandes œuvres : « Parmi les romans français nouveaux, dont les femmes sont les auteurs, on doit citer Caliste [de Madame de Charrière], Claire d’Albe [de Sophie Cottin], Adèle de Senanges [de Madame de Souza], et en particulier les ouvrages de Madame de Genlis; le tableau de situations et l’observation des sentiments lui méritent une première place parmi les bons écrivains.[39] » Ses écrits intimes témoignent de la même admiration pour ses contemporaines. Dans une lettre rédigée alors qu’elle est encore adolescente et destinée à Georges Deyverdun, traducteur de Werther et éditeur du roman d’Isabelle de Montolieu, Caroline, elle écrit, à propos de cet ouvrage : « J’ai trouvé de la grâce et de l’esprit dans les détails, et surtout un plan tout à fait neuf : c’est un grand mérite dans ce roman, car cette difficulté augmente nécessairement chaque jour.[40] » Elle témoigne d’un enthousiasme similaire à l’égard d’Isabelle de Charrière : « Je crois que vos ouvrages se varient encore à la dixième lecture » et se voit flattée de l’affection que lui porte Frances Burney « qui s’est pris[e] de belle passion pour moi parce que nous sommes toutes deux des blue stockings[41] ».

Un seul nom fait ombre au tableau, celui de Madame de Genlis. Bien que Madame de Staël se garde de la critiquer dans ses ouvrages, elle échappe quelques commentaires acerbes dans sa correspondance. Elle reconnaît tout de même une certaine valeur à ses œuvres, sans être aussi clémente envers la romancière : « Il y a un roman de Mme de Genlis, Les vœux téméraires, dont il nous est arrivé un exemplaire ici. Je vous recommande de le lire. C’est le meilleur de ses ouvrages et je suis persuadée que vous en recevrez un véritable plaisir. Il y a quelques défauts qui tiennent au caractère de l’auteur plus qu’à son talent, une nuance d’hypocrisie que l’on aperçoit dans quelques instants, mais l’ensemble de l’ouvrage est plein d’intérêt.[42] » Madame de Genlis ne fait cependant pas preuve de la même retenue en retour. Dans son ouvrage De l’influence des femmes sur la littérature française, comme protectrices des lettres et comme auteurs, publié sous l’Empire en 1811, elle ne fait aucune mention de Madame de Staël, mais dédie un chapitre à sa défunte mère, Madame Necker, dont les premières lignes suffisent à saisir le ton :

Il est curieux de rechercher comment il est possible, avec beaucoup d’esprit et d’instruction, de la pénétration, de la finesse, une belle âme, de la raison, un caractère sage, réfléchi, et les meilleurs principes; comment, dis-je, il est possible qu’une personne, avec tant de dons naturels, et tant de qualités acquises, mûries et perfectionnées par une étude constante et par l’expérience, n’ait jamais pu écrire deux pages de suite, ou très-agréables, ou parfaitement raisonnables.[43]

On s’étonnera peu que l’ouvrage ait mis Madame de Staël « hors d’[elle]-même de colère[44] » et que, malgré son exil, elle projette de se venger : « Quelle lâcheté d’ailleurs d’attaquer mes parents quand mes mains sont liées! […] Je n’ai jamais fait usage de mon talent satyrique, parce qu’avant tout j’ai demandé à Dieu de mourir sans avoir fait du mal à personne, mais quand il s’agit de ce que j’ai le plus aimé, le plus respecté sur cette terre, je consacrerai mes armes sur l’autel et je m’en servirai avec confiance.[45] » Si les enjeux politiques ne sont jamais bien loin, Madame de Genlis étant aussi une alliée fidèle de Napoléon, les tensions qui existent entre les deux femmes de lettres font tout de même la démonstration de leur influence et de leur importance au sein du milieu des lettres, et, de façon plus générale, sur la société sous l’Empire.

De l’importance des nations pour le roman :

On retient cependant moins la place accordée aux femmes dans les écrits sur l’art romanesque de Madame de Staël que celle dédiée aux romanciers du XVIIIe siècle qui, sans surprise, ont été plus rapidement acceptés au sein du canon littéraire. Influencée par les théories de Montesquieu, la romancière procède à un examen détaillé, bien que restreint à l’Europe de l’Ouest, de l’état de de la littérature selon les nations et cite de nombreux romanciers en exemple. C’est d’ailleurs par le biais de cette géographie littéraire que l’on peut voir le roman commencer à s’imposer en tant que genre dominant en Europe au XIXe siècle : « De toutes les fictions les romans étant la plus facile, il n’est point de carrière dans laquelle les écrivains des nations modernes se soient le plus essayés.[46] » Cela dit, ce ne sont pas toutes les nations qui adoptent le genre dans la même mesure, et même si les causes de cette adhésion essentialisent le caractère des nations, le constat que formule Madame de Staël demeure assez juste pour évaluer l’état de la production romanesque à l’époque. Ainsi, l’Espagne, à qui la situation géographique promettait à un grand succès dans le genre, n’est pas parvenue à produire de grandes œuvres en raison de la répression politique : « le pouvoir royal, appuyant la superstition, étouffa ces germes heureux de tous les genres de gloire.[47] » De même, les Italiens ne peuvent produire de romans en raison de leurs mœurs : « Ils n’ont point de romans, comme les Anglais et les Français, parce que l’amour qu’ils conçoivent, n’étant pas une passion de l’âme, ne peut être susceptible de longs développements. Leurs mœurs sont trop licencieuses pour pouvoir graduer aucun intérêt de ce genre.[48] » C’est plutôt vers l’Angleterre qu’il faut se tourner pour trouver les modèles du genre : « les véritables chefs-d’œuvre, en fait de romans, sont tous du dix-huitième siècle; ce sont les Anglais qui, les premiers, ont donné à ce genre de production un but véritablement moral; ils cherchent l’utilité dans tout, et leur disposition à cet égard est celle des peuples libres; ils ont besoin d’être instruits, plutôt qu’amusés, parce qu’ayant à faire un noble usage des facultés de leur esprit, ils aiment à les développer et non à les endormir.[49] » Parmi les modèles cités, Clarisse de Richardson ou Tom Jones de Fielding se méritent les plus grands honneurs, si ce n’est que pour avoir su ouvrir la porte aux écrits féminins :

Tom Jones ne peut être considéré seulement comme un roman. La plus féconde des idées philosophiques, le contraste des idées naturelles et de l’hypocrisie sociale, y est mise en action avec un art infini, et l’amour, comme je l’ai dit ailleurs, n’est que l’accessoire d’un tel sujet. Mais Richardson, en première ligne, et après dans ses écrits, plusieurs romans, dont un grand nombre ont été écrit par des femmes, donnent parfaitement l’idée de ce genre d’ouvrages dont l’intérêt est inexprimable.[50]

C’est toutefois du côté de l’Allemagne que Madame de Staël semble avoir trouvé le modèle qui dépasse tous les autres avec Werther : « Le livre par excellence que possèdent les Allemands, et qu’ils peuvent opposer aux chefs-d’œuvre des autres langues, c’est Werther. Comme on l’appelle un roman, beaucoup de genre ne savent pas que c’est un ouvrage. Mais je n’en connais point qui renferme une peinture plus perçante dans le malheur, dans cet abîme de la nature, où toutes les vérités se découvrent à l’œil qui sait les chercher.[51] » On voit dans cette preuve d’admiration, répétée dans De l’Allemagne, un intérêt pour la nouveauté et l’originalité de la forme romanesque : « ce qui est sans égal et sans pareil, c’est Werther : on voit là tout ce que le génie de Goethe pouvait produire quand il était passionné.[52] » Elle montre moins d’enthousiasme pour les Affinités électives, mais se rapporte à nouveau aux mœurs nationales pour l’expliquer : « La traduction des Affinités de choix n’a point eu de succès en France, parce que l’ensemble de cette fiction n’a rien de caractérisé, et qu’on ne sait dans quel but elle a été conçue; ce n’est point un tort en Allemagne que cette incertitude : comme les événements de ce monde ne présentent souvent que des résultats indécis, l’on consent à trouver dans les romans qui les peignent les mêmes contradictions et les mêmes doutes.[53] » Cet intérêt pour le romantisme allemand se traduit dans les ouvrages français qu’elle cite en exemples, qu’il s’agisse de Paul et Virginie ou de Julie ou la Nouvelle Héloïse, dont elle vante la description du rapport entre les sentiments et la nature. Sa réaction à la lecture d’Atala de Chateaubriand confirme cet intérêt pour les innovations du genre romanesque dont elle est témoin, jamais éloignées du contexte politique : « Toutes les femmes ont lu Atala dans ce pays, mais il n’y a pas fait la sensation qui tient à l’esprit de parti. On a plutôt goûté le roman que jugé le style; on ne sait ici la différence de cette manière d’écrire avec celle des romans ordinaires.[54] » Bien que la répression politique continue d’être l’obstacle principal à son essor, le genre romanesque demeure fondamentalement lié à la nouveauté, pour Madame de Staël.

Conclusion :

La rigueur et la clarté dont fait preuve Madame de Staël dans ses écrits sur la littérature permettent de reconstituer une théorie d’ensemble sur l’art romanesque qui se distingue par sa grande cohérence. Néanmoins, une seule phrase, tirée de l’Essai sur les fictions, parvient à résumer la position de la romancière sur le roman moderne : « Tout est si vraisemblable, dans de tels romans, qu’on se persuade aisément que tout peut arriver ainsi; ce n’est pas l’histoire du passé, mais celle de l’avenir.[55] » Si elle entend par là que le roman, fruit de l’imagination, trouve sa pertinence dans les sentiments qu’il suscite et dans les effets qu’il peut engendrer sur la société, la remarque semble pouvoir s’appliquer, de façon plus générale, à toute la conception du genre romanesque de Madame de Staël. Bien que celle-ci énonce, à la manière des traités classiques, certains principes esthétiques qui guident sa définition du genre, ce sont d’abord par les ouvrages cités en exemple que le roman est appelé à se définir et à établir son usage en société. En ce sens, la pensée du roman de Madame de Staël est elle aussi tournée vers l’avenir, ouverte aux innovations du genre que les progrès des sociétés amèneront et impatiente de les voir se concrétiser par une plus grande liberté.

On peut regretter que Madame de Staël n’ait pas laissé plus de réflexions sur ses propres romans. Une telle réserve, qui n’est d’ailleurs pas incongrue pour celle qui a toujours préféré s’effacer derrière les idées qu’elle défend, s’explique peut-être à la façon dont elle conçoit le genre romanesque. Comme les modèles qu’elle cite dans ses essais, ses romans permettent sans doute de mettre à l’épreuve les postulats qu’elle formule sur le rôle des passions, l’importance de la vraisemblance ou le rapport à la nature en proposant de nouvelles perspectives sur les usages du roman en société. C’est peut-être par là qu’elle montre le mieux combien le roman demeure pour elle un genre lié aux progrès des sociétés, témoignant toujours du contexte dans lequel il est écrit. Partagée entre deux siècles, c’est définitivement vers l’avenir que se tourne le regard de Madame de Staël lorsqu’elle observe le roman.

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[1] Madame de Staël, Correspondance générale, tome IV, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Pauvert, 1976, 284.

[2] Id., De l’Allemagne, t. I, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 39.

[3]Id., Essai sur les fictions dans Œuvres complètes, série I, t. II, De la littérature et autres essais littéraires, dir. Stéphanie Genand, Paris, Honoré Champion, 2013, p. 53.

[4] Ibid., p. 47.

[5] Ibid., p. 53.

[6] Ibid., p. 52-53.

[7] Ibid., p. 58.

[8] Id., De l’Allemagne, t. II, p. 47.

[9] Id., Correspondance générale, tome V, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Hachette, 1985, p. 558.

[10] Id., Correspondance générale, tome VI, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Klincksieck, 1993, p. 265.

[11] Id., Essai sur les fictions p. 41.

[12] Id., De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, dans Œuvres complètes, série I, t. II, De la littérature et autres essais littéraires, dir. Stéphanie Genand, Paris, Honoré Champion, 2013, p. 133.

[13] Ibid., p. 318.

[14] Ibid., p. 330.

[15] Id., Essai sur les fictions p. 54.

[16] Ibid., p. 42.

[17] Id., De l’Allemagne, t. II, p. 47.

[18] Ibid., p. 55.

[19] Ibid., p. 63.

[20] Ibid., p. 55.

[21] Ibid.

[22] Ibid., p. 57.

[23] Id., De la littérature, p. 332.

[24] Id., Lettres sur les ouvrages et le caractère de J.-J. Rousseau, Genève, Slatkine Reprints, 1979, p. 39.

[25] Ibid., p. 21.

[26] Id., Correspondance générale, t. IV, p. 570.

[27] Ibid., p. 605-606.

[28] Id., « Sur le but moral de Delphine », dans Delphine, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2017, p. 989.

[29] Id., De la littérature, p. 198.

[30] Ibid., p. 203.

[31] Ibid., p. 207.

[32] Ibid.

[33] Id., Essai sur les fictions p. 45.

[34] Ibid., p. 48.

[35] Id., « Préface », dans Delphine, p. 41.

[36] Id., De la littérature, p. 244.

[37] Ibid., p. 245.

[38] Ibid., p. 331.

[39] Ibid.

[40] Id., Correspondance générale, tome I, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Pauvert, 1962, p. 49.

[41] Correspondance générale, tome II, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Pauvert, 1965, p. 400.

[42] Id., Correspondance générale, t. IV, p. 182-183.

[43] Madame de Genlis, De l’influence des femmes sur la littérature française, comme protectrices des lettres et comme auteurs, Paris, Maradan – Libraire, 1811, p. 292-293.

[44] Id., Correspondance générale, tome VI, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Klincksieck, 1993, p. 408.

[45] Correspondance générale, tome VII, éd. Béatrice W. Jasinski et Othenin d’Haussonville, Paris/Genève, Champion/Slatkine, 2008, p. 446-447.

[46] Id., De l’Allemagne, t. II, p. 47.

[47] Id., De la littérature, p. 207.

[48] Ibid., p. 213.

[49] Id., « Préface », dans Delphine, p. 41-42.

[50] Id., De la littérature, p. 246.

[51] Ibid., p. 256.

[52] Id., De l’Allemagne, t. II, p. 42.

[53] Ibid., p. 46.

[54] Id., Correspondance générale, t. IV, p. 386.

[55] Id., Essai sur les fictions, p. 57.

Bibliographie

Ouvrages cités

Romans :

Corinne ou l’Italie, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2020 [1807].

Delphine, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2017 [1802].

Ĺ’uvres critiques :

De l’Allemagne, t. I-II, Paris, Garnier-Flammarion, 1968 [1813].

De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, dans Œuvres complètes, série I, t. II, De la littérature et autres essais littéraires, dir. Stéphanie Genand, Paris, Honoré Champion, 2013, p. 67-388 [1800].

Essai sur les fictions dans Œuvres complètes, série I, t. II, De la littérature et autres essais littéraires, dir. Stéphanie Genand, Paris, Honoré Champion, 2013, p. 39-65 [1795].

Lettres sur les ouvrages et le caractère de J.-J. Rousseau, Genève, Slatkine Reprints, 1979 [1788].

Correspondance :

Correspondance générale, tome I, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Pauvert, 1962.

Correspondance générale, tome II, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Pauvert, 1965.

Correspondance générale, tome III, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Pauvert, 1968.

Correspondance générale, tome IV, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Pauvert, 1976.

Correspondance générale, tome V, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Hachette, 1985.

Correspondance générale, tome VI, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Klincksieck, 1993.

Correspondance générale, tome VII, éd. Béatrice W. Jasinski et Othenin d’Haussonville, Paris/Genève, Champion/Slatkine, 2008.

Correspondance générale, tome VIII, éd. Stéphanie Genand et Jean-Daniel Candaux, Paris/Genève, Champion/Slatkine, 2017.

Correspondance générale, tome IX, éd. Stéphanie Genand et Jean-Daniel Candaux, Paris/Genève, Champion/Slatkine, 2017.

Autre ouvrage cité :

Genlis, Félicité de. De l’influence des femmes sur la littérature française, comme protectrices des lettres et comme auteurs, Paris, Maradan – Libraire, 1811.

Citations

Lettres sur les ouvrages et le caractère de J.-J. Rousseau, Genève, Slatkine Reprints, 1979 [réimpression de l’édition de Paris, 1788].

Lettre II -ĚýD'HĂ©loĂŻse :

Un roman peut être une peinture des mœurs et des ridicules du moment, ou un jeu de l’imagination, qui rassemble des événements extraordinaires pour captiver l’intérêt de la curiosité, ou une grande idée morale mise en action et rendue dramatique : c’est dans cette dernière classe qu’il faut mettre Héloïse. 19

Il paraît que le but de l’Auteur était d’encourager au repentir, par l’exemple de la vertu de Julie, les femmes coupables de la même faute qu’elle. Je commence par admettre toutes les critiques que l’on peut faire sur ce plan. On dira qu’il est dangereux d’intéresser à Julie, que c’est répandre du charme sur le crime, et que le mal que ce roman peut faire aux jeunes filles encore innocentes, est plus certain que l’utilité dont il pourrait être à celles qui ne le sont plus. Cette critique est vraie. 19

Je vais plus loin; je pense que c’est pour les cœurs purs qu’il faut écrire la morale; d’abord, peut-être perfectionne-t-elle plutôt qu’elle ne change, guide-t-elle plutôt qu’elle ne ramène; mais d’ailleurs quand elle est destinée aux âmes honnêtes, elle peut servir encore à celles qui ont cessé de l’être. 20

J’avoue donc, avec les censeurs de Rousseau, que le sujet de Clarisse et de Grandisson est plus moral; mais la véritable utilité d’un roman est dans son effet bien plus que dans son plan, dans les sentiments qu’il inspire, bien plus que dans les événements qu’il raconte. 20-21

Cessons de condamner ce roman, si telle est l’impression qu’il laisse dans l’âme. Rousseau lui-même a paru penser que cet ouvrage était dangereux; il a cru qu’il n’avait écrit en lettre de feu que les amours de Julie, et que l’image de la vertu, du bonheur tranquille de Madame de Wolmar, paraîtrait sans couleur auprès de ces tableaux brûlants. Il s’est trompé; son talent de peindre se retrouve partout; et dans ses fictions comme dans la vérité, les orages des passions et la paix de l’innocence agitent et calment successivement. 21

C’est un ouvrage de morale que Rousseau a eu l’intention d’écrire; il a pris, pour le faire la forme d’un roman. 22

Je conviens que ce roman pourrait égarer un homme dans la position de Saint-Preux : mais le danger d’un livre est dans l’expression des sentiments qui conviennent à tous les hommes, bien plus que dans le récit d’un concours d’événements qui, ne se retrouvant peut-être jamais, n’autorisera jamais personne. 26

Mais comment admirer assez l’éloquence et le talent de Rousseau? Quel ouvrage que ce roman! quelles idĂ©es sur tous les sujets sont Ă©parses dans ce livre! Il paraĂ®t que Rousseau n’avait pas l’imagination qui sait inventer une succession d’évĂ©nements nouveaux; mais combien les sentiments et les pensĂ©es supplĂ©ent Ă  la variĂ©tĂ© des situations! ce n’est plus un roman, ce sont des lettres sur des sujets diffĂ©rents; on y dĂ©couvre celui qui doit faire Éłľľ±±ô±đ et le contrat social : c’est ainsi que les Lettres persanes annoncent L’Esprit des lois. 37

Plusieurs écrivains célèbres ont mis de même dans leur premier ouvrage le germe de tous les autres. On commence par penser sur tout, on parcourt tous les objets, avant de s’assujettir à un plan, avant de suivre une route : dans la jeunesse les idées viennent en foule : on a peut-être dès lors toutes celles qu’on aura; mais elles sont encore confuses : on les met en ordre ensuite, et leur nombre augmente aux yeux des autres; on les domine, on les soumet à la raison, et leur puissance devient en effet plus grande. 37-38

Des idées de destin, de sort inévitable, de courroux des dieux, diminuent l’intérêt de Phèdre et de tous les amours peints par les anciens : l’héroïsme et la galanterie chevaleresque, font le charme de nos romans modernes; mais le sentiment qui naît du libre penchant du cœur, le sentiment à la fois ardent et tendre, délicat et passionné, c’est Rousseau qui, le premier, a cru qu’on pouvait exprimer ses brûlantes agitations; c’est Rousseau qui, le premier, l’a prouvé. 44

Je crois que l’imagination était la première de ses facultés, et qu’elle absorbait même toutes les autres. 97

Essai sur les fictions, dans Œuvres complètes, série I, t. II, De la littérature et autres essais littéraires, dir. Stéphanie Genand, Paris, Honoré Champion, 2013, [1795] p. 39-65.

Il n’est point de faculté plus précieuse à l’homme que son imagination : la vie humaine semble si peu calculée pour le bonheur, que ce n’est qu’à l’aide de quelques créations, de quelques images, du choix heureux de nos souvenirs, qu’on peut rassembler des plaisirs épars sur la terre et lutter, non par la force philosophique, mais par la puissance plus efficace des distractions, contre les peines de toutes les destinées. 41

Cependant, le seul avantage des fictions n’est pas le plaisir qu’elles procurent. Quand elles ne parlent qu’aux yeux, elles ne peuvent qu’amuser : mais elles ont une grande influence sur toutes les idées morales, lorsqu’elles émeuvent le cœur; et ce talent est peut-être le moyen le plus puissant de diriger et d’éclairer. 42

Il n’y a dans l’homme que deux facultés distinctes, la raison et l’imagination, toutes les autres, le sentiment même, n’en sont que des dépendances ou des composés. L’empire des fictions, comme celui de l’imagination, est donc très étendu; elles s’aident des passions, loin de les avoir pour obstacles; la philosophie doit être la puissance invisible qui dirige leurs effets : mais si elle se montrait la première, elle en détruirait le prestige. 42

Les fictions peuvent être divisées en trois classes : 1. Les fictions merveilleuses et allégoriques; 2. Les fictions historiques; 3. Les fictions où tout est à la fois inventé et imité; où rien n’est vrai, mais où tout est vraisemblable. 42

La fiction merveilleuse cause un plaisir très promptement épuisé : il faut que les hommes se fassent enfants pour aimer ces tableaux hors de la nature, pour se laisser émouvoir par les sentiments de terreur ou de curiosité dont le vrai n’est pas l’origine; il faut que les philosophes se fassent peuple, pour vouloir saisir des pensées utiles, à travers le voile de l’allégorie. 43

Il y a sans doute un premier bonheur dans le choix de ces fictions, un éclat d’imagination qui doit assurer une véritable gloire à leurs inventeurs; ils ont figuré le style et créé une langue, qui, rappelant toujours des idées uniquement consacrées à la poésie, préserve de la vulgarité qu’entraînerait l’emploi continuel des expressions usées par l’habitude : mais des ouvrages qui ajouteraient à ces fictions reçues n’auraient aucun genre d’utilité. 43

Quand on ne veut que des images qui puissent plaire, il est permis d’éblouir de mille manières différentes : on a dit que les yeux étaient toujours enfants; c’est à l’imagination que ce mot s’applique; s’amuser est tout ce qu’elle exige : son objet est dans son moyen; elle sert à tromper la vie, à dérober le temps; elle peut donner au jour les rêves de la nuit; son activité légère tient lieu du repos, en suspendant de même tout ce qui émeut et tout ce qui occupe : mais lorsqu’on veut faire servir les plaisirs de cette même imagination à un but moral et suivi il faut à la fois plus de conséquence et plus de simplicité dans le plan. 43-44

Sans doute les dieux ne prennent là [dans ces fictions merveilleuses] que la place du sort; c’est le hasard personnifié : mais dans les fictions, il vaut mieux écarter son influence; tout ce qui est inventé doit être vraisemblable : il faut qu’on puisse expliquer tout ce qui étonne par un enchaînement de causes morales; c’est donner d’abord à ces sortes d’ouvrages un résultat plus philosophique; c’est présenter ensuite au talent une plus grande tâche, car les situations imaginées ou réelles, dont on ne se tire que par un coup du destin, sont toujours mal calculées. 45

Les romans de chevalerie font encore plus sentir les inconvénients du merveilleux; non seulement il influe sur l’intérêt de leurs événements, comme je viens de le montrer, mais il se mêle au développement même des caractères et des sentiments. Les héros sont gigantesques, les passions hors de la vérité et cette nature morale imaginaire a beaucoup plus d’inconvénients encore que les prodiges de la mythologie et de la féerie : le faux y est plus intimement soumis au vrai et l’imagination s’y exerce beaucoup moins; car il ne s’agit pas alors d’inventer, mais d’exagérer ce qui existe et d’ajouter à ce qui est beau dans la réalité une sorte de charge qui ridiculiserait la valeur et la vertu, si les historiens et les moralistes ne rétablissaient pas la vérité. 45-46

Cependant, il faut dans les jugements des choses humaines exclure toutes les idées absolues : je suis donc bien loin de ne pas admirer le génie créateur de ces fictions poétiques sur lesquelles l’esprit vit depuis si longtemps et qui ont servi à tant de comparaisons heureuses et brillantes. Mais on peut désirer que le talent à naître suive une autre route et je voudrais restreindre, ou plutôt élever à la seule imitation du vrai, les imaginations fortes auxquelles des fantômes peuvent malheureusement s’offrir aussi souvent que des tableaux. 46

C’est pour ces ouvrages où la gaieté domine, qu’on pourrait regretter ces fictions ingénieuses, dont l’Arioste a su faire un si charmant usage : mais d’abord, dans cet heureux hasard qui produit le charme de la plaisanterie, il n’y a point de règle, il n’y a point d’objet; l’impression n’en peut être analysée; la réflexion n’a rien à en recueillir. 46

Si j’ai reconnu que le merveilleux est souvent analogue aux ouvrages qui ne sont que gais, c’est parce qu’ils ne peignent jamais complètement la nature. 46-47

L’imitation du vrai produit toujours de plus grands effets que les moyens surnaturels. 47

Il est une autre sorte de fiction dont l’effet me paraît encore inférieur à celui du merveilleux; ce sont les allégories. Il me semble qu’elles affaiblissent la pensée, comme le merveilleux altère le tableau de la passion. Sous la forme de l’apologue, les allégories ont pu quelquefois servir à rendre populaires des vérités utiles : mais cet exemple même est une preuve, qu’en donnant cette forme à la pensée, on croit la faire descendre pour la mettre à portée du commun des hommes; c’est une faiblesse d’esprit dans le lecteur, que le besoin des images pour comprendre les idées; la pensée qui pourrait être rendue parfaitement sensible de cette manière, manquerait toujours à un certain degré, d’abstraction ou de finesse. 48

Les ouvrages d’allusion sont aussi une forme de fiction, dont le mérite n’est bien senti que par les contemporains. 50

Dans la seconde partie, j’ai dit que je parlerais des fictions historiques, c’est-à-dire, des inventions unies à un fonds de vérité. Les poèmes dont le sujet est tiré de l’histoire, les tragédies ne peuvent se passer de ce secours. 52

Mais il est une autre sorte de fictions historiques, dont je souhaiterais que le genre fût banni; ce sont les romans entés sur l’histoire, tels que les Anecdotes sur la cour de Philippe-Auguste et plusieurs autres encore. L’on pourrait trouver ces romans jolis, en les séparant des noms propres, mais ces récits se placent entre l’histoire et vous pour vous présenter des détails, dont l’invention, par cela même qu’elle imite le cours ordinaire de la vie, se confond tellement avec le vrai, qu’il devient très difficile de l’en séparer. 52-53

Ce genre détruit la moralité de l’histoire, en surchargeant les actions d’une quantité de motifs qui n’ont jamais existé; et n’atteint point à la moralité du roman, parce qu’obligé de se conformer à un canevas vrai, le plan n’est point concerté avec la liberté et la suite dont un ouvrage de pure invention est susceptible. 53

La troisième et dernière partie de cet essai doit traiter de l’utilité des fictions, que j’ai appelées naturelles, où tout est à la fois inventé et imité, où rien n’est vrai, mais où tout est vraisemblable. 53

Cette utilité constante et détaillée qu’on peut retirer de la peinture de nos sentiments habituels, le genre seul des romans modernes me paraît y pouvoir atteindre. On a fait une classe à part de ce qu’on appelle les romans philosophiques; tous doivent l’être, car tous doivent avoir pour objet un but moral : mais peut-être y amène-t-on moins sûrement, lorsque dirigeant tous les récits vers une idée principale, l’on se dispense même de la vraisemblance dans l’enchaînement des situations; chaque chapitre alors est une sorte d’allégorie, dont les événements ne sont jamais que l’image de la maxime qui va suivre. 54

Mais dans les romans tels que ceux de Richardson et de Fielding, où l’on s’est proposé de côtoyer la vie en suivant exactement toutes les gradations, les développements, les inconséquences de l’histoire des hommes, et le retour constant néanmoins du résultat de l’expérience à la moralité des actions et aux avantages de la vertu, les événements sont inventés : mais les sentiments sont tellement dans la nature, que le lecteur croit souvent qu’on s’adresse à lui avec le simple égard de changer les noms propres. 54

L’art d’écrire des romans n’a point la réputation qu’il mérite, parce qu’une foule de mauvais auteurs nous ont accablés de leurs fades productions dans ce genre, où la perfection exige le génie le plus relevé, mais où la médiocrité est à la portée de tout le monde. Cette innombrable quantité de fades romans a presque usé la passion même qu’ils ont peinte; et l’on a peur de retrouver dans sa propre histoire le moindre rapport avec les situations qu’ils décrivent. 55

D’autres auteurs l’ont encore plus avili, en y mêlant les tableaux dégoûtants du vice; et tandis que le premier avantage des fictions est de rassembler autour de l’homme tout ce qui, dans la nature, peut lui servir de leçon ou de modèle, on a imaginé qu’on tirerait une utilité quelconque des peintures odieuses des mauvaises mœurs : comme si elles pouvaient jamais laisser le cœur qui les repousse, dans une situation aussi pure que le cœur qui les aurait toujours ignorées. Mais un roman tel qu’on peut le concevoir, tel que nous en avons quelques modèles, est une des plus belles productions de l’esprit humain, une des plus influentes sur la morale des individus, qui doit former ensuite les mœurs publiques. 55

Les romans, au contraire, peuvent peindre les caractères et les sentiments avec tant de force et de détails, qu’il n’est point de lecture qui doive produire une impression aussi profonde de haine pour le vice et d’amour pour la vertu; la moralité des romans tient plus au développement des mouvements intérieurs de l’âme, qu’aux événements qu’on y raconte. 57

Tout est si vraisemblable dans de tels romans, qu’on se persuade aisément que tout peut arriver ainsi; ce n’est pas l’histoire du passé, mais on dirait souvent que c’est celle de l’avenir. 57

Les romans seraient inutiles, si la plupart des hommes avaient assez d’esprit et de bonne foi, pour rendre un compte fidèle et caractérisé de ce qu’ils ont éprouvé dans le cours de la vie : néanmoins, ces récits sincères ne réuniraient pas tous les avantages des romans, il faudrait ajouter à la vérité une sorte d’effet dramatique qui ne la dénature point, mais la fait ressortir en la resserrant; c’est un art du peintre, qui, loin d’altérer les objets, les représente d’une manière plus sensible. 58

Les romans ont aussi les convenances dramatiques : il n’y a de nécessaire dans l’invention que ce qui peut ajouter à l’effet de ce qu’on invente. Si un regard, un mouvement, une circonstance inaperçue sert à peindre un caractère, à développer un sentiment, plus le moyen est simple, plus il y a de mérite à le saisir : mais le détail scrupuleux d’un événement ordinaire, loin d’accroître la vraisemblance, la diminue. Ramené à l’idée positive du vrai par des détails qui n’appartiennent qu’à lui, vous sortez de l’illusion et vous êtes bientôt fatigué de ne trouver ni l’instruction de l’histoire, ni l’intérêt du roman. 58

L’amour est l’objet principal des romans et les caractères qui lui sont étrangers n’y sont placés que comme des accessoires. En suivant un autre plan, on découvrirait une multitude de sujets nouveaux. Tom Jones est de tous les ouvrages de ce genre celui dont la morale est la plus générale; l’amour n’est présenté dans ce roman que comme l’un des moyens de faire ressortir le résultat philosophique. 59

Mais un nouveau Richardson ne s’est point encore consacré à peindre les autres passions de l’homme dans un roman qui développât en entier leurs progrès et leurs conséquences; le succès d’un tel ouvrage ne pourrait naître que de la vérité des caractères, de la force des contrastes, de l’énergie des situations et non de ce sentiment si facile à peindre, si aisément intéressant, et qui plait aux femmes par ce qu’il rappelle, quand même il n’attacherait pas par la grandeur ou de la nouveauté de ses tableaux. 60

On peut extraire des bons romans une morale plus pure, plus relevée que d’aucun ouvrage didactique sur la vertu; ce dernier genre ayant plus de sécheresse est obligé à plus d’indulgence et les maximes devant être d’une application générale, n’atteignent jamais à cet héroïsme de délicatesse dont on peut offrir le modèle, mais dont il serait raisonnablement impossible de faire un devoir. 61

Combien encore dans les romans d’un genre moins sublime n’existe-il pas de principes dĂ©licats sur la conduite des femmes? Les chefs d’œuvre de la Princesse de Clèves, du Comte de Comminge, de Paul et Virginie, de °äĂ©ł¦ľ±±ôľ±˛ą, la plupart des Ă©crits de madame Riccoboni, Caroline, dont le charme est si gĂ©nĂ©ralement senti, la touchante Ă©pisode de Caliste, les Lettres de Camille, oĂą les fautes d’une femme, oĂą les malheurs qu’elles entraĂ®nent sont un tableau plus moral, plus sĂ©vère, que le spectacle mĂŞme de la vertu; beaucoup d’autres ouvrages français, anglais, allemands, pourraient ĂŞtre encore citĂ©s Ă  l’appui de cette opinion. Les romans ont le droit d’offrir la morale la plus austère, sans que le cĹ“ur en soit rĂ©voltĂ©; ils ont captivĂ©, ce qui seul plaide avec succès pour l’indulgence, le sentiment; et tandis que les livres de morale dans leurs maximes rigoureuses sont souvent combattus victorieusement par la pitiĂ© pour le malheur ou l’intĂ©rĂŞt pour la passion, les bons romans ont l’art de mettre cette Ă©motion mĂŞme de leur parti et la faire servir Ă  leur but. 63

Il reste toujours une grande objection contre les romans d’amour; c’est que cette passion y est peinte de manière à la faire naître et qu’il est des moments de la vie dans lesquels ce danger l’emporte sur toute espèce d’avantages : mais cet inconvénient n’existerait jamais dans les romans qui auraient pour objet toute autre passion des hommes. 63

Quand les écrits purement philosophiques pourraient, comme les romans, prévoir et détailler toutes les nuances possibles des actions, il resterait toujours à la morale dramatique un grand avantage, c’est de pouvoir faire naître des mouvements d’indignation, une exaltation d’âme, une douce mélancolie, effet divers des situations romanesques et sorte de supplément à l’expérience : cette impression ressemble à celle des faits réels dont on aurait été le témoin : mais dirigée toujours vers le même but, elle égare moins la pensée que l’inconséquent tableau des événements qui nous entourent. 63

Il y a des écrits tels que l’Épitre d’Abeilard par Pope, Werther, les Lettres portugaises, etc. Il y a un ouvrage au monde, c’est la Nouvelle Héloïse, dont le principal mérite est l’éloquence de la passion; et quoique l’objet en soit souvent moral, ce qui en reste surtout c’est la toute-puissance du cœur; on ne peut classer une telle sorte de romans. 64

De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, dans Œuvres complètes, série I, t. II, De la littérature et autres essais littéraires, dir. Stéphanie Genand, Paris, Honoré Champion, 2013 [1800], p. 67-388.

Sans doute, et je n’ai cessé de le répéter dans ce livre, aucune beauté littéraire n’est durable, si elle n’est soumise au goût le plus parfait. 108

J’ai distingué avec soin dans mon ouvrage ce qui appartient aux arts d’imagination, de ce qui a rapport à la philosophie; j’ai dit que ces arts n’étaient point susceptibles d’une perfection indéfinie, tandis qu’on ne pouvait prévoir le terme où s’arrêterait la pensée.

Les chefs-d’œuvre de la littérature, indépendamment des exemples qu’ils présentent, produisent une sorte d’ébranlement moral et physique, un tressaillement d’admiration qui nous dispose aux actions généreuses. 115

Parmi les divers développements de l’esprit humain, c’est la littérature philosophique, c’est l’éloquence et le raisonnement que je considère comme la véritable garantie de la liberté. 123

Les beaux-arts ne sont pas perfectibles à l’infini; aussi l’imagination, qui leur donna naissance, est-elle beaucoup plus brillante dans ses premières impressions que dans ses souvenirs même les plus heureux. 133

Nos grands écrivains ont mis dans leurs vers les richesses de notre siècle; mais toutes les formes de la poésie, tout ce qui constitue l’essence de cet art, nous l’empruntons de la littérature antique, parce qu’il est impossible, je le répète, de dépasser une certaine borne dans les arts, même dans le premier de tous, la poésie. 138

La littérature latine est la seule qui ait débuté par la philosophie; dans toutes les autres, et surtout dans la littérature grecque, les premiers essais de l’esprit humain ont appartenu à l’imagination. 164

L’imagination, sous quelques rapports, n’a qu’un temps dans chaque pays; elle précède ordinairement les idées philosophiques : mais lorsqu’elle les trouve déjà connues et développées, elle fournit sa course avec bien plus d’éclat. 175

La tyrannie, comme tous les grands malheurs publics, peut servir au développement de la philosophie; mais elle porte une atteinte funeste à la littérature, en étouffant l’émulation et en dépravant le goût. 181

Les femmes n’ont point composé d’ouvrages véritablement supérieurs; mais elles n’en ont pas moins éminemment servi les progrès de la littérature, par la foule de pensées qu’ont inspirées aux hommes les relations entretenues avec ces êtres mobiles et délicats. 192

Ce ne fut pas l’imagination, ce fut la pensée qui dut acquérir de nouveaux trésors pendant le Moyen Âge. Le principe des beaux-arts, l’imitation, ne permet pas, comme je l’ai dit, la perfectibilité indéfinie; et les Modernes, à cet égard, ne font et ne feront jamais que recommencer les Anciens. 197

Les romans, ces productions variées de l’esprit des Modernes, sont un genre presque entièrement inconnu aux Anciens. Ils ont composé quelques pastorales, sous la forme de romans, qui datent du temps où les Grecs cherchaient à occuper les loisirs de la servitude; mais avant que les femmes eussent créé des intérêts dans la vie privée, les aventures particulières captivaient peu la curiosité des hommes; ils étaient absorbés par les occupations politiques. 198

Le seul avantage des écrivains des derniers siècles sur les Anciens, dans les ouvrages d’imagination, c’est le talent d’exprimer une sensibilité plus délicate, et de varier les situations et les caractères par la connaissance du cœur humain. Mais quelle supériorité les philosophes de nos jours n’ont-ils pas dans les sciences, dans la méthode et l’analyse, la généralisation des idées et l’enchaînement des résultats! 199

C’est une époque digne de remarque dans la littérature, que celle où l’on a découvert le secret d’exciter la curiosité par l’invention et le récit des aventures particulières. Le genre romanesque s’est introduit par deux causes distinctes dans le Nord et dans le Midi. Dans le Nord, l’esprit de chevalerie donnait souvent lieu aux événements extraordinaires; et pour intéresser les guerriers, il fallait leur raconter des exploits pareils aux leurs. Consacrer la littérature au récit ou à l’invention des beaux faits de chevalerie, était l’unique moyen de vaincre la répugnance qu’avaient pour elle des hommes encore barbares. 203

Dans l’Orient, le despotisme tourna les esprits vers les jeux de l’imagination; on était contraint à ne risquer aucune vérité morale que sous la forme de l’apologue. Le talent s’exerça bientôt à supposer et à peindre des événements fabuleux. Les esclaves doivent aimer à se refugier dans un monde chimérique; et comme le soleil de Midi anime l’imagination, les contes arabes sont infiniment plus variés et féconds que les romans de chevalerie. 207

On a réuni les deux genres en Italie : l’invasion des peuples du Nord a transporté dans le Midi la tradition des faits chevaleresques, et les rapports que les Italiens entretenaient avec l’Espagne ont enrichi la poésie d’une foule d’images et d’événements tirés des contes arabes. C’est à ce mélange heureux que nous devons l’Arioste et le Tasse. 207

L’art d’exciter la terreur et la pitié par le seul développement des passions du cœur, est un talent dont la philosophie réclame une grande part; mais l’effet du merveilleux sur la crédulité, est d’autant plus puissant, que rien de combiné ni de prévu ne prépare le dénouement, que la curiosité ne peut se satisfaire à l’avance par aucun genre de probabilité, et que tout est surprise dans les récits que l’on entend. 207

Les Espagnols devaient avoir une littérature plus remarquable que celle des Italiens; ils devaient réunir l’imagination du Nord et celle du Midi, la grandeur chevaleresque et la grandeur orientale, l’esprit militaire que des guerres continuelles avaient exalté, et la poésie qu’inspire la beauté du sol et du climat. 207

Ils [les Italiens] n’ont point de romans, comme les Anglais et les Français, parce que l’amour qu’ils conçoivent, n’étant pas une passion de l’âme, ne peut être susceptible de longs développements. Leurs mœurs sont trop licencieuses pour pouvoir graduer aucun intérêt de ce genre. 213

Ce que l’homme cherche dans les chefs-d’œuvre de l’imagination, ce sont des impressions agréables. Or le goût n’est que l’art de connaître et de prévoir ce qui peut causer ces impressions. 223

Les romans des Anglais ne sont point fondés sur des faits merveilleux, sur des événements extraordinaires, tels que les contes arabes ou persans : ce qu’il leur reste de la religion du Nord, ce sont quelques images, et non une mythologie brillante et variée, comme celle des Grecs; mais leurs poètes sont inépuisables dans les idées et les sentiments que fait naître le spectacle de la nature. 238-9

Il est un genre d’ouvrages d’imagination, dans lequel les Anglais ont une grande prééminence : ce sont les romans sans merveilleux, sans allégorie, sans allusions historiques, fondés seulement sur l’intervention des caractères et des événements de la vie privée. L’amour a été jusqu’à présent le sujet de ces sortes de romans. L’existence des femmes, en Angleterre, est la principale cause de l’inépuisable fécondité des écrivains anglais en ce genre. Les rapports des hommes avec les femmes se multiplient à l’infini par la sensibilité et la délicatesse. 244

L’Angleterre est le pays du monde où les femmes sont le plus véritablement aimées. Il s’en faut bien qu’elles y trouvent les agréments que la société de France promettait autrefois. Mais ce n’est pas avec le tableau des jouissances de l’amour-propre qu’on fait un roman intéressant, quoique l’histoire de la vie prouve souvent qu’on peut se contenter de ces vaines jouissances. Les mœurs anglaises fournissent à l’invention romanesque une foule de nuances délicates et de situations touchantes. On croirait d’abord que l’immoralité, ne reconnaissant aucune borne, devrait étendre la carrière de toutes les conceptions romanesques, et l’on s’aperçoit, au contraire, que cette facilité malheureuse ne peut rien produire que d’aride. 245

Il y a des longueurs dans les romans des Anglais, comme dans tous leurs écrits; mais ces romans sont faits pour être lus par les hommes qui ont adopté le genre de vie qui y est peint, à la campagne, en famille, au milieu du loisir des occupations régulières et des affections domestiques. Si les Français supportent les détails inutiles qui sont accumulés dans ces écrits, c’est par la curiosité qu’inspirent des mœurs étrangères. Ils ne tolèrent rien de semblable dans leurs propres ouvrages. Ces longueurs, en effet, lassent quelquefois l’intérêt, mais la lecture des romans anglais attache par une suite constante d’observations justes et morales sur les affections sensibles de la vie. L’attention sert en toutes choses aux Anglais, soit pour peindre ce qu’ils voient, soit pour découvrir ce qu’ils cherchent. 245

Tom Jones ne peut être considéré seulement comme un roman. La plus féconde des idées philosophiques, le contraste des qualités naturelles et de l’hypocrisie sociale, y est mise en action avec un art infini, et l’amour, comme je l’ai dit ailleurs, n’est que l’accessoire d’un tel sujet. Mais Richardson, en première ligne, et après ses écrits, plusieurs romans, dont un grand nombre ont été composé par des femmes, donnent parfaitement l’idée de ce genre d’ouvrages dont l’intérêt est inexprimable.

Les anciens romans français peignent des aventures de chevalerie, qui ne rappellent en rien les événements de la vie. La Nouvelle Héloïse est un écrit éloquent et passionné, qui caractérise le génie d’un homme, et non les mœurs de la nation. Tous les autres romans français que nous aimons, nous les devons à l’imitation des Anglais. Les sujets ne sont pas les mêmes; mais la manière de les traiter, mais le caractère général de cette sorte d’invention appartiennent exclusivement aux écrivains anglais. 246

Ce sont eux qui ont osé croire les premiers, qu’il suffisait du tableau des affections privées, pour intéresser l’esprit et le cœur de l’homme; que ni l’illustration des personnages, ni l’importance des intérêts, ni le merveilleux des événements n’étaient nécessaires pour captiver l’imagination, et qu’il y avait dans la puissance d’aimer de quoi renouveler sans cesse et les tableaux et les situations, sans jamais lasser la curiosité. Ce sont les Anglais enfin qui ont fait des romans des ouvrages de morale, où les vertus et les destinées obscures peuvent trouver des motifs d’exaltation, et se créer un germe d’héroïsme. 246

Le livre par excellence que possèdent les Allemands, et qu’ils peuvent opposer aux chefs-d’œuvre des autres langues, c’est Werther. Comme on l’appelle un roman, beaucoup de gens ne savent pas que c’est un ouvrage. Mais je n’en connais point qui renferme une peinture plus perçante dans le malheur, dans cet abîme de la nature, où toutes les vérités se découvrent à l’œil qui sait les chercher. 256

On a voulu blâmer l’auteur de Werther de supposer au héros de son roman une autre peine que celle de l’amour, de laisser voir dans son âme la vive douleur d’une humiliation, et le ressentiment profond contre l’orgueil de rangs, qui a causé cette humiliation; c’est, selon moi, l’un des plus beaux traits de génie de l’ouvrage. 256

Quelle sublime réunion que l’on trouve dans Werther, de pensées et de sentiments, d’entraînement et de philosophie! Il n’y a que Rousseau et Goethe qui aient su peindre la passion réfléchissante, la passion qui se juge elle-même, et se connaît sans pouvoir se dompter. Cet examen de ses propres sensations, fait par celui-là même qu’elles dévorent, refroidirait l’intérêt, si tout autre qu’un homme de génie voulait le tenter. Mais rien n’émeut davantage que ce mélange de douleurs et de méditations, d’observations et de délire, qui représente l’homme malheureux se contemplant sur lui-même, assez fort pour se regarder souffrir, et néanmoins incapable de porter à son âme aucun secours. 256

Werther a produit plus de mauvais imitateurs qu’aucun autre chef-d’œuvre de la littérature : et le manque de naturel est plus révoltant dans les écrits où l’auteur veut mettre de l’exaltation, que dans tous les autres. 259

L’on ne peut juger jusqu’à quel point les ménagements employés par Wieland, sont politiquement nécessaires; mais je répéterai que, sous le rapport du mérite littéraire, l’on se tromperait en croyant donner plus de piquant aux vérités philosophiques par le mélange des personnages et des aventures qui servent de prétexte aux raisonnements. On ôte à l’analyse sa profondeur, au roman son intérêt, en les réunissant ensemble. Pour que les événements inventés vous captivent, il faut qu’ils se succèdent avec une rapidité dramatique; pour que les raisonnements amènent la conviction, il faut qu’ils soient suivis et conséquents; et quand vous coupez l’intérêt par la discussion, et la discussion par l’intérêt, loin de reposer les bons esprits, vous fatiguez leur attention; il faudrait beaucoup d’efforts pour suivre le fil d’une idée aussi loin que la réflexion peut la conduire, que pour reprendre et quitter sans cesse les raisonnements interrompus et des impressions brisées. 262

Du moment où la littérature commence à se mêler d’objets sérieux; du moment où les écrivains entrevoient l’espérance d’influer sur le sort de leurs concitoyens par le développement de quelques principes, par l’intérêt qu’ils peuvent donner à quelques vérités, le style en prose se perfectionne. 280

Un grand talent triomphait de toutes ces considérations; mais il était néanmoins difficile aux femmes de porter noblement la réputation d’auteur, de la concilier avec l’indépendance d’un rang élevé, et de ne perdre rien, par cette réputation, de la dignité, de la grâce, de l’aisance et du naturel qui devaient caractériser leur ton et leurs manières habituelles. 312

Les ouvrages d’imagination agissent sur les hommes de deux manières, en leur présentant des tableaux piquants qui font naître la gaîté, ou en excitant les émotions de l’âme. 318

Un nouveau genre de poésie existe dans les ouvrages en prose de J. J. Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre; c’est l’observation de la nature dans ses rapports avec les sentiments qu’elle fait éprouver à l’homme. 330

La nature féconde de l’Île de France, cette végétation active et multipliée que l’on retrouve sous la ligne, ces tempêtes effrayantes qui succèdent rapidement aux jours les plus calmes, s’unissent dans notre imagination avec le retour de Paul et Virginie revenant ensemble, portés par leur nègre fidèle, pleins de jeunesse, d’espérance et d’amour, et se livrant avec confiance à la vie, dont les orages allaient bientôt les anéantir. 330

Les romans, la poésie, les pièces dramatiques et tous les écrits qui semblent n’avoir pour objet que d’intéresser, ne peuvent atteindre à cet objet même qu’en remplissant un but philosophique. Les romans qui ne contiendraient que des événements extraordinaires, seraient bientôt délaissés.* 330

*Les romans que l’on nous a donnés depuis quelque temps, dans lesquels on voulait exciter la terreur, avec de la nuit, des vieux châteaux, de longs corridors et du vent, sont au nombre des productions les plus inutiles, et par conséquent, à la longue, plus fatigantes de l’esprit humain. Ce sont des espèces de contes de fées, un peu plus monotones que les véritables, parce que les combinaisons en sont moins variées. Mais les romans qui peignent les mœurs et les caractères, vous en apprennent souvent plus sur le cœur humain que l’histoire même. On vous dit dans ces sortes d’ouvrages, sous la forme de l’invention, ce qu’on ne vous raconterait jamais sous celle de l’histoire. Les femmes de nos jours, soit en France soit en Angleterre, ont excellé dans le genre des romans, parce que les femmes étudient avec soin, et caractérisent avec sagacité les mouvements de l’âme; d’ailleurs on n’a consacré jusqu’à présent les romans qu’à peindre l’amour et les femmes seules en connaissent toutes les nuances délicates. Parmi les romans français nouveaux, dont les femmes sont les auteurs, on doit citer Caliste, Claire d’Albe, Adèle de Senanges, et en particulier les ouvrages de Madame de Genlis; le tableau des situations et l’observation des sentiments lui méritent une première place parmi les bons écrivains. 331

Pour réussir par les ouvrages d’imagination, il faut peut-être présenter une morale facile au milieu des mœurs sévères; mais au milieu des mœurs corrompues, le tableau d’une morale austère est le seul qu’il faille constamment offrir. Cette maxime générale est encore susceptible d’une application plus particulière à notre siècle. 332

Tant que l’imagination d’un peuple est tournée vers les fictions, toutes les idées peuvent se confondre au milieu des créations bizarres de la rêverie; mais quand toute la puissance qui reste à l’imagination consiste dans l’art d’animer, par des sentiments et des tableaux, les vérités morales et philosophiques, que peut-on puiser dans ses vérités qui convienne à l’exaltation poétique? Une seule pensée sans bornes, un seul enthousiasme que la réflexion ne désavoue pas, l’amour de la vertu, cette inépuisable source, peut féconder tous les arts, toutes les productions de l’esprit, et réunir à la fois dans un même sujet, dans un ouvrage, les délices de l’émotion et l’assentiment de la sagesse. 332

« Préface » de Delphine, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2017 [1802], p. 37-48.

Les romans sont de tous les écrits littéraires ceux qui ont le plus de juges; il n’existe presque personne qui n’ait le droit de prononcer sur le mérite d’un roman; les lecteurs même les plus défiants et les plus modestes sur leur esprit, ont raison de se confier à leurs impressions. C’est donc une des premières difficultés de ce genre que le succès populaire auquel il doit prétendre. 37

Un autre non moins grande, c’est qu’on a faut une si grande quantité de romans médiocres, que le commun des hommes est tenté de croire que ces sortes de compositions sont les plus aisées de toutes, tandis que ce sont précisément les essais multipliés dans cette carrière qui ajoutent à sa difficulté; car dans ce genre comme dans tous les autres, les esprits un peu relevés craignent les routes battues, et c’est un obstacle à l’expression des sentiments vrais, que l’importun souvenir des écrits insipides qui nous ont tant parlé des affections du cœur. Enfin le genre en lui-même présente des difficultés effrayantes, et il suffit, pour s’en convaincre de songer au petit nombre de romans placés dans le rang des ouvrages. 37

En effet, il faut une grande puissance d’imagination et de sensibilité pour s’identifier avec toutes les situations de la vie, et y conserver ce naturel parfait, sans lequel il n’y a rien de grand, de beau, ni de durable. L’enchaînement des idées peut être soumis à des principes invariables et dont il est toujours possible de donner une exacte analyse; mais les sentiments ne sont jamais que des inspirations plus ou moins heureuses, et ces inspirations ne sont accordées peut-être qu’aux âmes restées dignes de les éprouver. On citera pour combattre cette opinion, quelques hommes d’un grand talent dont la conduite n’a point été morale, mais je crois fermement qu’en examinant leur histoire, on verra que si de fortes passions ont pu les entraîner, des remords profonds les ont cruellement punis; ce n’est pas assez pour que la vie soit estimable, mais c’est assez pour ce que le cœur n’ait point été dépravé. 38

C’est surtout dans les romans que cette justesse de ton, si l’on peut s’exprimer ainsi, doit être particulièrement observée; sensibilité exagérée, fierté hors de place, prétention de vertu, toute cette nature de convention qui fatigue si souvent dans le monde, se retrouve dans les romans; et comme on pourrait dire en observant tel ou tel homme, c’est par cette parole, par ce regard, par cet accent qu’il trahit à son insu les bornes de son esprit ou de son âme; de même dans les fictions on pourrait montrer, dans quelle situation l’auteur a manqué de sensibilité véritable; dans quel endroit le talent n’a pu suppléer au caractère, et quand l’esprit a vainement cherché ce que l’âme aurait saisi d’un seul jet. 38

Les événements ne doivent être dans les romans que l’occasion de développer les passions du cœur humain; il faut conserver dans les événements assez de vraisemblance pour que l’illusion ne soit point détruite; mais les romans qui excitent la curiosité seulement par l’invention des faits, ne captivent dans les hommes que cette imagination qui a fait dire que les yeux sont toujours enfants. Les romans que l’on ne cessera jamais d’admirer, Clarisse, Clémentine, Tom-Jones, La Nouvelle Héloïse, Werther etc., ont pour but de révéler ou de retracer une foule de sentiments, dont se compose au fond de l’âme le bonheur ou le malheur de l’existence; ces sentiments que l’on ne dit point, parce qu’ils se trouvent liés avec nos secrets ou avec nos faiblesses, et parce que les hommes passent leur vie avec les hommes, sans se confier jamais mutuellement ce qu’ils éprouvent. 39

C’est ainsi que l’histoire de l’homme doit être représentée dans les romans; c’est ainsi que les fictions doivent nous expliquer, par nos vertus et nos sentiments, les mystères de notre sort. 40

Il n’y a point eu dans la littérature des anciens ce que nous appelons des romans; la patrie absorbait alors toutes les âmes, et les femmes ne jouaient pas un assez grand rôle pour que l’on observât toutes les nuances de l’amour : chez les modernes l’éclat des romans de chevalerie appartenait beaucoup plus au merveilleux des aventures qu’à la vérité et à la profondeur des sentiments. Lafayette est la première qui, dans La Princesse de Clèves, ait su réunir à la peinture de ses mœurs brillantes de la chevalerie, le langage touchant des affections passionnées. Mais les véritables chefs-d’œuvre en fait de romans, sont tous du dix-huitième siècle; ce sont les Anglais qui, les premiers, ont donné à ce genre de production un but véritablement moral; ils cherchent l’utilité dans tout, et leur disposition à cet égard est celle des peuples libres; ils ont besoin d’être instruits, plutôt qu’amusés, parce qu’ayant à faire un noble usage des facultés de leur esprit, ils aiment à les développer et non à les endormir. 41-42

Une autre nation aussi distinguée par ses lumières que les Anglais le sont par leurs institutions, les Allemands ont des romans d’une vérité et d’une sensibilité profonde; mais on juge mal parmi nous les beautés de la littérature allemande. 42

L’imagination qui a fait le succès de tous ces chefs-d’œuvre tient par des liens très forts à la raison; elle inspire le besoin de s’élever au-delà des bornes de la réalité, mais elle ne permet pas de rien dire qui soit en contraste avec cette réalité même. Nous avons tous au fond de notre âme une idée confuse de ce qui est mieux, de ce qui est meilleur, de ce qui est plus grand que nous; c’est ce qu’on appelle, en tout genre, le beau idéal, c’est l’objet auquel aspirent toutes les âmes douées de quelque dignité naturelle; mais ce qui est contraire à nos connaissances à nos idées positives, déplaît à l’imagination presque autant qu’à la raison même. 46

Les facultés de l’homme doivent avoir toutes la même direction, et le succès de l’une ne peut jamais être aux dépends de l’autre; l’écrivain qui, dans l’ivresse de l’imagination, croit avoir subjugué la raison, la verra toujours reparaître comme son juge, non seulement dans l’examen réfléchi, mais dans l’impression du moment qui décide de l’enthousiasme. 47

De l’Allemagne, éd. Simone Balayé, Paris, Garnier-Flammarion, 1968 [1813].

De toutes les fictions les romans étant la plus facile, il n’est point de carrière dans laquelle les écrivains des nations modernes se soient plus essayés. Le roman fait pour ainsi dire la transition entre la vie réelle et la vie imaginaire. L’histoire de chacun est, à quelques modifications près, un roman assez semblable à ceux qu’on imprime, et les souvenirs personnels tiennent souvent à cet égard lieu d’invention. 41

Les réflexions morales et l’éloquence passionnée peuvent trouve place dans les romans; mais l’intérêt des situations doit être toujours le premier mobile de cette sorte d’écrits, et jamais rien ne peut en tenir lieu. 41

La foule des romans d’amour publiés en Allemagne a fait tourner un peu en plaisanterie les clairs de lune, les harpes qui retentissent le soir dans la vallée, enfin tous les moyens connus de bercer doucement l’âme; mais néanmoins il y dans nous une disposition naturelle qui se plaît à ces faciles lectures, c’est au génie à s’emparer de cette disposition qu’on voudrait en vain combattre. 41

Les Allemands comme les Anglais sont très féconds en romans qui peignent la vie domestique. La peinture des mœurs est plus élégante dans les romans anglais; elle a plus de diversité dans les romans allemands. 42

Plusieurs de ces romans fondés sur nos sentiments et nos mœurs, et qui tiennent parmi les livres le rang des drames au théâtre, méritent d’être cités, mais ce qui est sans égal et sans pareil, c’est Werther : on voit là tout ce que le génie de Goethe pouvait produire quand il était passionné. 42

Les romans par lettres supposent toujours plus de sentiments que de faits; jamais les Anciens n’auraient imaginé de donner cette forme à leurs fictions; et ce n’est même que depuis deux siècles que la philosophie s’est assez introduite en nous-mêmes pour que l’analyse de ce qu’on éprouve tienne une si grande place dans les livres. Cette manière de concevoir les romans n’est pas aussi poétique, sans doute, que celle qui consiste tout entière dans les récits, mais l’esprit humain est maintenant bien moins avide des événements même les mieux combinés, que des observations sur ce qui se passe dans le cœur. 43

Les romans de chevalerie abondent en Allemagne mais on aurait dĂ» les rattacher plus scrupuleusement aux traditions anciennes. 43

Les romans philosophiques ont pris depuis quelque temps, en Allemagne, le pas sur tous les autres; ils ne ressemblent point à ceux des Français; ce n’est pas comme dans Voltaire une idée générale qu’on exprime par un fait en forme d’apologue, mais c’est un tableau de la vie humaine tout à fait impartial, un tableau dans lequel aucun intérêt passionné ne domine, des situations diverses se succèdent dans tous les rangs, dans tous les états, dans toutes les circonstances, et l’écrivain est là pour les raconter; c’est ainsi que Goethe a conçu Wilhelm Meister, ouvrage très admiré en Allemagne mais ailleurs peu connu. 44

La traduction des Affinité de choix n’a point eu de succès en France, parce que l’ensemble de cette fiction n’a rien de caractérisé, et qu’on ne sait dans quel but elle a été conçue; ce n’est point un tort en Allemagne que cette incertitude : comme les événements de ce monde ne présentent souvent que des résultats indécis, l’on consent à trouver dans les romans qui les peignent les mêmes contradictions et les même doutes. 46

Un roman cependant ne doit pas ressembler à des Mémoires particuliers; car tout intéresse dans ce qui a existé réellement, tandis qu’une fiction ne peut égaler l’effet de la vérité qu’en la surpassant, c’est-à-dire en ayant plus de force, plus d’ensemble et plus d’action qu’elle. 47

Une question plus importante, c’est de savoir si un tel ouvrage est moral, c’est-à-dire si l’impression qu’on en reçoit est favorable au perfectionnement de l’âme; les événements ne sont de rien à cet égard dans une fiction; on sait si bien qu’ils dépendent de la volonté de l’auteur, qu’ils ne peuvent réveiller la conscience de personne : la moralité d’un roman consiste donc dans les sentiments qu’il inspire. 47

Nous avons en français plusieurs romans comiques, et l’un des plus remarquables c’est Gil Blas. Je ne crois pas qu’on puisse citer chez les Allemands un ouvrage où l’on se joue si spirituellement des choses de la vie. 49

On n’en finirait point si l’on voulait analyser la foule de romans spirituels et touchants que l’Allemagne possède. Ceux de La Fontaine en particulier, que tout le monde lit au moins une fois avec tant de plaisir, sont en général plus intéressants par les détails que par la conception même du sujet. Inventer devient tous les jours plus rare, et d’ailleurs il est très difficile que les romans qui peignent les mœurs puissent plaire d’un pays à l’autre. Le grand avantage donc qu’on peut tirer de l’étude de la littérature allemande, c’est le mouvement d’émulation qu’elle donne; il faut y chercher des forces d’émulation qu’elle donne; il faut y chercher des forces pour composer soi-même, plutôt que des ouvrages tout faits qu’on puisse transporter ailleurs. 55-56

Correspondance générale, Tome I, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Pauvert, 1962.

[À Salomon Reverdil, sept.-oct. 1784] Je vous renvoie le Voyage sentimental ; on me l’avait prêté et je l’ai fini; je n’ose pas dire ce que j’en pense, mais l’éloge que je puis lui donner, c’est que je sentais, tout en m’ennuyant, qu’il fallait tout le talent de Sterne pour que je ne m’ennuyasse davantage. J’aime la peinture des petites choses lorsqu’elles ajoutent à la vérité de l’ensemble du tableau de la vie. N’écrire que les petits ou les grands événements, c’est manquer également à la vraisemblance; entre ces deux défauts, mon choix est bientôt fait. 29

[À Georges Deyverdun, 2 déc. 1785] J’ai lu Caroline avec beaucoup d’intérêt. Je veux en parler à l’auteur même : aujourd’hui je serais tentée de ne m’occuper que de l’éditeur. J’ai trouvé de la grâce et de l’esprit dans les détails, et surtout un plan tout à fait neuf : c’est un grand mérite dans un roman, car cette difficulté augmente nécessairement chaque jour. Vous m’avez prouvé cependant, Monsieur, qu’on pouvait trouver des idées et des expressions nouvelles sur un sujet dont un grand nombre de personnes s’était occupé. 49

Correspondance générale, Tome II, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Pauvert, 1965.
  • [Ă€ Gibbon, 26 fĂ©v. 1793] Je n’ai pas encore vu Londres, et ne connais d’Anglais que d’aimables voisins et Miss Burney qui s’est pris[e] de belle passion pour moi parce que nous sommes toutes deux des blue stockings. 400
  • [Ă€ Mme de Charrière, 30 mars 1794] Pensez-vous au besoin qu’a le genre humain comme si elle venait de paraĂ®tre. J’ai fort approuvĂ© ce renouvellement d’enthousiasme. Je crois que vos ouvrages se varient encore Ă  la dixième lecture. 607
Correspondance générale, Tome IV, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Pauvert, 1976.

[À Mme Pastoret, 17-19 février 1799] J’ai lu Émilie et Alphonse : cela ne vaut pas Adèle de Senanges. Les situations sont trop fortes pour les petits mots qu’on y place, et ces observations fines sur la société ne peuvent se lire à côté des tombeaux. Il y a un roman de Mme de Genlis, Les vœux téméraires, dont il nous est arrivé un exemplaire ici. Je vous recommande de le lire. C’est le meilleur de ses ouvrages et je suis persuadée que vous en recevrez un véritable plaisir. Il y a quelques défauts qui tiennent au caractère de l’auteur plus qu’à son talent, une nuance d’hypocrisie que l’on aperçoit dans quelques instants, mais l’ensemble de l’ouvrage est plein d’intérêt, de connaissance du cœur des femmes, d’étude de la sensibilité peut-être plus dans les autres que dans soi-même, mais les observations ne sont pas justes. 182-183

[À C. G. Brinkman, 27 avril 1800] On commence à ne se plus mêler de politique mais ce n’est pas du tout une raison pour s’entendre en littérature, et nous quittons un sujet sans savoir encore rentrer dans l’autre. Quant à moi, je vais faire un roman cet été. Après avoir prouvé que j’avais l’esprit sérieux, il faut s’il se peut tâcher de le faire oublier, et populariser sa réputation auprès des femmes. Après nous verrons si l’on peut risquer le théâtre. Vous voyez que je fais des projets qui supposent de la vie, et qui sait si l’on aura, si l’on voudra de la vie? Benjamin va s’occuper de faire paraître cet été son ouvrage sur la politique. 268

[À Pictet-de Rochemont, 20 mai 1800] Je désire beaucoup que vous lisiez mon ouvrage et que vous m’en disiez votre opinion : je suis jeune encore comme auteur, et ce sont des moyens de se perfectionner que je cherche et que vous plus que personne pouvez me donner. 278

[À Mme Pastoret, 9 juin 1800] J’en ai bien fini de cette odieuse politique : je fais un roman, je cherche des sujets de tragédie, enfin je me prépare une carrière littéraire. À l’inverse de ce qu’on fait ordinairement, j’ai commencé par les idées générales et je viens aux ouvrages d’imagination. Nous verrons après ce que je deviendrai. 284

J’ai lu ici le Petit La Bruyère de Mme de Genlis, où il y a un grand article contre moi parce que j’ai trop bien parlé du suicide. Je suis obligée de dire, malgré les égards convenus envers la satire, que rien n’est plus médiocre que ce livre. C’est une personne qui a une imagination charmante et un esprit commun, et elle veut toujours avoir des idées. Cela ne lui est pas possible, lors même qu’on s’adresse aux enfants : ce n’est pas ce que savent depuis longtemps toutes les grandes personnes qu’il faut leur dire, mais du neuf à leur portée. L’expression, la sensibilité doivent ranimer ce qu’on destine à l’enfance, mais ce n’est pas avec ce qui nous ennuie qu’on les amuse. 285

Je n’ai rien trouvé d’ailleurs de nouveau ici. Seulement j’ai reçu vingt lettres sur mon ouvrage, les plus flatteuses du monde, de Suisse et de Genève. M. de Vaines juge-t-il toujours mon livre d’après la table? Voulez-vous que je vous montre le chemin qu’a fait sn opinion fondée sur le titre des chapitres? 285

[À Claude Fauriel, 31 juillet 1800] Vous avez fait un extrait de mon ouvrage, Monsieur, qui est un ouvrage lui-même et ce que vous dites en particulier sur la manière dont j’aurais dû traiter le chap[itre] de la philosophie est plein d’esprit et de justesse. Je ferai quelques changements dans la seconde édition qui va paraître, et je répondrai, dans les notes et dans une courte préface, à quelques objections de Fontanes, laissant de côté les insinuations personnelles, ces jouissances de l’esprit de parti. 296

[À Daunou, 17 août 1800] Vous ne faites rien, mon cher Daunou, sans y porter un certain caractère de perfection qui satisfait pleinement l’esprit. Vous avez bien voulu faire un extrait de mon ouvrage, et j’y ai trouvé mes idées tellement bien déduites, tellement bien déduites, tellement bien enchaînées, que j’étais beaucoup plus contente de mon livre que lors même que je l’ai composé. Cet art de faire un extrait est le plus flatteur des éloges, et quelques mots de vous pèsent plus dans ma balance que beaucoup de phrases d’un autre. J’ai été aussi, je l’avoue, très contente du cit[oyen] Roussel, et j’ai trouvé beaucoup d’esprit dans ses éloges comme dans ses critiques. Quel est-il, ce cit[oyen] Roussel? Depuis la Révolution, il y a un beaucoup plus grand nombre d’hommes qui savent écrire. Il arrivera peut-être que nous devrons aussi à cette Révolution des écrivains de la première classe, et si vous vous livrez tout à fait aux lettres, cela arrivera. 302

[À Gallois, 31 août 1800] J’ai fait une seconde édition de mon ouvrage, dans laquelle j’ai répondu à quelques attaques littéraires du Mercure et à son antipathie pour la perfectibilité de l’esprit humain. Du reste, pas un mot qui pût faire soupçonner que ses insinuations m’ont déplu. J’apprends l’allemand, je fais un roman, j’enseigne le latin à mes fils, je dépense la vie. 317

[À Mme Pastoret, 10 sept. 1800] Je continue mon roman, et il est devenu l’histoire de la destinée des femmes présentée sous divers rapports. Je crois qu’il vous intéressera. Je l’ai suspendu pendant un mois pour répondre à Fontanes dans ma seconde édition et je me suis interdit jusqu’à l’apparence d’une intention directe. C’est dommage cependant d’avoir tout aussi bien qu’un autre le don de la plaisanterie et de se voir condamnée par cette maudite dignité de femmes à ne point se servir de son talent. Il semble que d’être femme est ce qui attire le plus la plaisanterie et permet le moins de la repousser : on est là comme la cible pour recevoir les coups et n’en jamais rendre. Soit! Il ne sera pas même question de cela dans mon roman, car l’état de femme-auteur est si rare qu’il ne vaut pas la peine d’exercer sur elles le coup d’œil du moraliste. 322

[À Joseph Bonaparte, 8 avril 1801] Je vous apporterai un nouveau roman qui m’a fait beaucoup pleurer, Atala; il est d’un parent de M. de Malesherbes. Nous en lirons quelques morceaux le soir, si vous voulez, quoique ce soit bien sauvage et bien mélancolique pour un homme aussi civilisé que M. de Cobenzl. 364

[À Mme Pastoret, 27 juin 1801] Toutes les femmes ont lu Atala dans ce pays, mais il n’y a pas fait la sensation qui tient à l’esprit de parti. On a plutôt goûté le roman que jugé le style; on ne sait ici la différence de cette manière d’écrire avec celle des romans ordinaires. J’ai essayé dans mon roman si la vie sociale et la religion naturelle ne prêtait pas autant à l’imagination que l’état sauvage et la superstition. Tout l’extraordinaire de mon roman est dans les affections du cœur; le cadre est notre vie habituelle. Vous me direz, vous dont le cœur est une merveille, si j’ai réussi. 386

[À Claude Fauriel, 24 avril 1802] Je ferai imprimer mon roman à Genève. Je vais tâcher de mettre beaucoup d’intérêt à ma gloire d’auteur : l’amour-propre ne guérit-il pas de l’amour de la patrie etc. ? 491

[À J-G. Schweighaeuser, 3 juillet 1802] Agnès de Lilien est, après Werther, le roman allemand qui m’a fait le plus de plaisir; c’est le premier livre que j’aie lu dans l’original, et l’esprit qu’il y a m’a fait deviner la langue. 522

[À Claude-François Maradan, 28 août 1802] Vous aurez par le prochain courrier, Monsieur, la première partie de mon roman imprimée. Il y en aura six à peu près de la même grandeur, ce qui rend absolument nécessaire qu’il n’y ait que trois volumes. La division qu’on a essayée à Genève ne réussit pas. Le second volume, qui ne contient que la seconde partie, est plein de blancs qui le rendent tout à fait disparate avec le primer, et lui donnent la plus mauvaise grâce du monde. Le troisième au contraire et le quatrième, contenant chacun deux parties, seront beaucoup plus gros que les deux premiers. Six parties en trois volumes sont une division régulière; et quant au prix de la vente, il doit être le même. Ce sont six parties en trois volumes, au lieu de six parties en quatre; le nombre des feuilles est égal. Je ferai relier, si vous le voulez, à Genève les deux volumes en un, et je réglerai le prix conformément au vôtre, mais je tiens absolument à ce que l’édition de Paris, qui sera la plus belle et la plus correcte, soit en trois volumes. Il faut compter sur une feuille de plus au premier volume pour l’introduction; la table des lettres sera à la fin des six parties. Vous aurez la seconde partie imprimée d’ici à dix ou douze jours. Commencez toujours celle-là. Vous verrez que j’ai fait un assez grand nombre de corrections sur l’imprimé. Pouvez-vous vous assurer qu’il n’y aura pas de fautes dans votre édition? Vous m’avez dit que vous referiez les feuilles où il y aurait des fautes. Je compte sur cette promesse; il me semble qu’il est bien aisé de n’en pas faire lorsque le modèle est imprimé. Nous aurons peut-être encore dans la suite des rapports ensemble. Je tiens beaucoup à ce que cet ouvrage-ci soit fait avec soin, et en se conformant à ce que je désire. Je vous prie, Monsieur, d’agréer mes compliments et mes remercîments. 550

[À J.B.-A. Suard, 4 nov. 1802] Vous avez raison, cela nuit à mon roman d’avoir été tant annoncé, mais vous oubliez que j’ai fait de cette annonce une sauvegarde. Je voulais qu’il fût bien connu que je n’écrivais pas sur la politique, et avant d’avoir écrit une ligne de ce roman, j’ai dit que je le faisais. Il va vous être envoyé avant un mois, et je vous demande d’en faire l’extrait le plus tôt possible dans le Publiciste, pour qu’il soit quelque part une idée juste de ce qu’il est.

Je vous dis à vous seul que je crois le roman un peu anti-catholique, point politique, il n’en est pas question, mais les situations mettent la religion du cœur au-dessus du catholicisme. 570

[À Claude Hochet, 13 janvier 1803] Maradan me demande une seconde édition. Je mettrai à la tête un morceau intitulé Ce roman a-t-il un résultat moral? : c’est la seule critique qu’il m’importe de confondre. 585

[À Mme Pastoret, 31 mars 1803] Je voulais vous répondre sur ce que vous m’avez écrit sur Delphine, et j’ai une lettre pour vous commencée dans mon écritoire; mais je fais tant de cas de votre opinion que j’écrivais pour vous ce que je destine au public, une analyse tout entière du but moral de l’ouvrage, et ma lettre est devenue le brouillon d’une réponse que je publierai non pas à la seconde édition actuelle mais à la troisième, qui aura lieu dans six mois. Je vous dirai seulement trois mots qui suffiront à un esprit tel que le vôtre. Delphine est un modèle à éviter et non un modèle à suivre; l’épigraphe le prouve, et tout le roman. Elle doit intéresser malgré ses fautes, comme Clarisse intéresse quoiqu’elle ait quitté la maison de son père; et il y a quelques nuances délicates peut-être au genre de fautes de Delphine, un bon sentiment en est la cause, mais un bon sentiment qu’une morale sévère ne dirige pas. Léonce est encore moins un modèle. 605-606

[À Charles de Villers, 3 juin 1803] Il faut pourtant que je me justifie, autant que je crois le pouvoir, sur deux de vos critiques. Le mariage de Léonce : j’aurais voulu qu’il pût arriver par les seuls défauts de son caractère, mais tout effet d’amour est perdu si la jalousie ne se mêle pas aux défauts du caractère, et les mouvements de la jalousie sont assez violents pour que tout puisse être brusque dans ses résolutions. Quant à la plus forte critique, je crois que c’est la moins juste. Pour la lutte entre les préjugés et la raison, il n’y a pas d’époque plus favorable que la Révolution française; j’aurais pu en tirer plus de parti, si je n’avais pas craint de parler politique. Enfin, la situation pour laquelle j’ai conçu mon roman, c’est celle de Bade, lorsque Léonce ne peut se résoudre à l’épouser quand elle veut rompre ses vœux, et pour cette situation il fallait la Révolution : elle seule donnait à cette facilité de rompre ses vœux un caractère de raison et d’inconvenance tout à la fois, qui pouvait seul développer ce qui caractérise Léonce. 628

Correspondance générale, Tome V, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Hachette, 1985.

[À Don Pedro De Souza, 14 mai 1805] Ah! je l’ai senti, ce dieu, dans les ruines de Rome que j’ai parcourues avec vous au clair de la lune et presque au moment de vous quitter. Toute mon âme était pénétrée de regret, de tendresse, d’admiration. Nous étions contemporains sur les débris des siècles, nous étions unis par le même culte envers tout ce qui est beau, et du haut du ciel mon père m’a pardonné un bonheur si mêlé de larmes, un bonheur tout couvert de nuages. J’ai écrit quelques-unes des choses que vous m’avez dit[es] ce jour-là : je n’inventerai jamais mieux, et j’aime cette intelligence secrète qui s’établira entre nous quand vous lirez Corinne. Vous vous y reconnaîtrez tel que vous êtes et tel que vous serez si vous soutenez votre esprit et votre âme à la hauteur qui leur sont naturelles. Rome et vous sont inséparables dans ma mémoire : je n’ai compris que par vous les délices de ce séjour. Mon imagination n’avait point encore peuplé le désert : je vous ai aimé et tout s’est animé pour moi, les beaux-arts, la nature et jusques aux souvenirs du passé qui me faisaient mal et dont j’ai appris à jouir. Deux mois de ma vie sont votre ouvrage : ne serez-vous pas tenté de me faire don encore de quelques mois semblables? 558

Correspondance générale, Tome VI, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Klincksieck, 1993.

[À Vincenzo Monti, 13 février 1807] Je travaille à Corinne dans la campagne où je suis, et vous la verrez avec votre nom dans trois ou quatre endroits différents. Comment pourrai-je parler de l’Italie sans songer à vous, à qui j’ai dû les plus nobles plaisirs que j’y ai goûtés? 194

[À Mme Récamier, 5 mai 1807] Vous avez Corinne à présent. Dites-moi ce que vous en pensez, dites-moi ce que vous en entendez dire littérairement, et si du côté du gouvernement il ne vous revient rien de mauvais, car c’est de là que j’attends l’adoucissement de ma triste situation. Il me semble qu’une occupation si innocente doit désarmer, si quelque chose désarme. 236

[À Rousselin de Saint-Albin, 18 mai 1807] Puisque vous me permettez de parler de Corinne, je vous avouerai que ce me serait beaucoup de plaisir et d’honneur si Garant en écrivait. Ne serait-il pas possible, comme c’est un voyage et non un roman, de faire recevoir un article de lui, même non signé, dans le Moniteur ? 249

[À Mme de Tessé, 10 juin 1807] Je suis très reconnaissance, Madame, de ce que vous voulez bien me mander sur Corinne. Il me semble que les personnes qui n’ont pas été en Italie préfèrent le roman au voyage, et celles qui ont été en Italie le voyage au roman. Il me semble à moi que l’un était nécessaire à l’autre. Quoi qu’il en soit, j’ai retiré de cet ouvrage en succès tout ce que je désirais. Je voudrais qu’il donnât plus de mouvement et d’enthousiasme en littérature, qu’on y portât des sentiments plus nobles et plus religieux dans le sens le plus étendu de ce mot; je ne sais si j’y parviendrai. 265

[À Vincenzo Monti, 10 juillet 1807] Vous savez qu’ils m’ont très souvent attaquée, excepté dans cette occasion (Corinne a eu un si grand succès à Paris que l’on n’a pas osé parler contre avec âpreté), mais je n’ai jamais remarqué que cela fît aucun mal à ma réputation : au contraire, j’ai peur que Corinne soit moins admirée dans l’étranger parce qu’elle a été trop louée en France. 276

[Ă€ Laurent-Pierre BĂ©renger, 25 novembre 1808] Je suis bien aise que Corinne vous ait intĂ©ressĂ©, mais je ne crois pas qu’il y ait rien d’immoral dans ma Delphine; vous la traitez bien sĂ©vèrement. Lorsque cet ouvrage parut, l’esprit de parti s’en empara, et comme j’aimais et j’aime les principes de libertĂ©, on a voulu me faire un crime de tout ce qui constitue un roman. Mais j’ai la conscience, et la conscience ne trompe pas, qu’il n’y a pas un principe, ni un sentiment, que la morale la plus pure dĂ»t dĂ©savouer.Ěý

À présent, je m’occupe de l’Allemagne, mais sans cadre; je crois que pour peindre un pays, plus remarquable par la philosophie et la littérature que par son climat et ses beaux-arts, il fallait éviter le cadre romanesque, et c’est par chapitres et par lettres que mon ouvrage sera divisé. Mais néanmoins, vous y trouverez, j’espère, l’intérêt de l’imagination; car ce pays, lourd en apparence, est le plus poétique de l’Europe actuelle, le seul où il y ait encore de l’enthousiasme rêveur, du moins en se bornant au continent. 564

Correspondance générale, Tome VII, éd. Béatrice W. Jasinski et Othenin d’Haussonville, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 2008.

[À la baronne d’Escars [Des Cars], 13 mai 1811] Il vient de paraître un ouvrage de Mme de Genlis qui m’a mis[e] hors de moi-même de colère et comme elle ne parle pas de moi, je crois que je puis me permettre de lui répondre. De combien de choses j’aurais à vous parler! 408

[À Claude Hochet, 18 août 1811] Je ne sais si l’on vous a dit que j’étais d’une telle colère contre le dernier ouvrage de Mme de Genlis que j’ai été au moment d’y répondre. Je pensais à publier ses lettres à ma mère, en ajoutant que je ne prétendais pas, par là, la mettre en contradiction avec elle-même, vu qu’à cette époque mon père était assez puissant pour qu’elle pût bien lui écrire ce qu’elle ne pensait pas. J’aurais eu quelques plaisirs à relever l’article de Fénelon, en lui faisant observer qu’il était fait comme un rapport à la police. J’aurais caractérisé son style, qui consiste dans une sorte de clarté facile, mais dont il ne reste jamais ni une image ni une idée, et j’aurais demandé à quoi servait d’écrire seulement pour éviter les fautes : on est encore plus sûr de les éviter en n’écrivant pas. enfin surtout j’aurais insisté sur cette manière de choisir les morts récents pour les attaquer. On a dit qu’on pouvait dire la vérité sur les morts parce qu’on suppose qu’ils existent plus depuis un siècle; mais quand leurs enfants, leurs amis sont plein de vie, ils ne sont morts qu’en ce seulement qu’ils sont hors d’état de se défendre; sous tous les rapports ils sont encore vivants. Quelle lâcheté d’ailleurs d’attaquer mes parents quand mes mains sont liées! Certes, si elle et moi, malgré les années qui nous séparent, nous vivons assez pour qu’elle me lise et que j’écrive, elle verra une autre manière de l’attaquer que toutes celles dont on se plaint. Je n’ai jamais fait usage de mon talent satyrique, parce qu’avant tout j’ai demandé à Dieu de mourir sans avoir fait du mal à personne, mais quand il s’agit de ce que j’ai le plus aimé, le plus respecté sur cette terre, je consacrerai mes armes sur l’autel et je m’en servirai avec confiance. 446-447

Correspondance générale, Tome VIII, éd. Stéphanie Genand et Jean-Daniel Candaux, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 2017.

[À Hedwige, Reine de Suède, 21 mars 1813] Je serai bien indulgente pour le poème de Mme de Genlis car il m’a déjà valu un grand plaisir, le billet de Votre Majesté. Je doute que ses fictions me causent une impression plus douce. Au reste, je suis d’avance littérairement et même religieusement de l’opinion de Votre Majesté. Je n’aime pas qu’on invente sur les livres saints et l’inspiration d’auteur est bien peu de chose à côté de celle qui sort d’une source si sacrée. 201

[Au Comte de Blacas, 9 avril 1814] La littérature va renaître sous un roi aussi spirituel que Louis XVIII et j’espère que Sa Majesté voudra bien accorder son intérêt à mes faibles travaux en ce genre. Puissions-nous voir la France heureuse et indépendante longtemps gouvernée par un monarque ami des lumières et digne non seulement de les protéger, mais de les accroître. 494

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