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(1929-...)

Dossier

Le roman selon Milan Kundera

L'héritage de Cervantès et la mission ontologique du roman, par Alex Noël, 14 juin 2012

Quiconque a déjà lu Milan Kundera sait que l'Europe (comme entité culturelle, non pas géographique) occupe une place centrale dans sa pensée artistique. Aussi n'est-il guère surprenant que la réflexion romanesque de Milan Kundera, dans son essai intitulé L'art du roman, s'ouvre sur la crise de l'humanité européenne, au sens où l'entendait Husserl. Cette crise, selon le philosophe, trouverait sa source chez Descartes, au début des Temps modernes, dans « le caractère unilatéral des sciences européennes qui avaient réduit le monde à un simple objet d'exploration technique et mathématique » (Kundera, 1986, p. 13). Contrairement à la philosophie grecque qui traiterait du monde dans son ensemble, les Temps modernes récuseraient le « monde concret de la vie » (Kundera, 1986, p. 14) en dehors du champ des connaissances. Dès lors, dans les tunnels de la spécialisation scientifique de la Modernité, l'homme perdrait de vue l'ensemble du monde et de lui-même pour tomber dans ce que Heidegger, disciple de Husserl, nommait l'oubli de l'être.

Milan Kundera, en tant que romancier, ajoute toutefois une nuance importante au discours des deux phénoménologues : « le fondateur des Temps modernes n'est pas seulement Descartes mais aussi Cervantès. » (Kundera, 1986, p. 14) Dans leur jugement des Temps modernes, Husserl et Heidegger négligent l'auteur de Don Quichotte et, avec lui, la naissance du roman moderne. Pourtant, « [s]'il est vrai que la philosophie et les sciences ont oublié l'être de l'homme, il apparaît d'autant plus nettement qu'avec Cervantès un grand art européen s'est formé qui n'est rien d'autre que l'exploration de cet être oublié. » (Kundera, 1986, p. 15) Ainsi, toutes les questions que la science européenne aurait récusées (« l'être de l'homme », « le monde dans son ensemble », « le monde concret de la vie » (Kundera, 1986, p. 13-14)) semblent avoir trouvé une certaine postérité à l'intérieur du roman, devenu leur asile.

Dès lors que la réflexion ontologique s'inscrit non plus dans un cadre scientifique, mais romanesque – c'est-à-dire artistique –, aucune entrave cartésienne ne la retient ; aucun domaine de la connaissance ne se ferme devant elle. Ainsi libérée, la pensée romanesque peut dès lors accéder à tous les champs de connaissance en se faisant tour à tour « métaphorique, ironique, hypothétique, hyperbolique, aphoristique, drôle, provocatrice, fantaisiste » (Kundera, 2005, p. 88) et surtout : libre. Mais le prix à payer pour accéder à un tel continent est celui de sa propre scientificité à laquelle elle doit renoncer en y entrant, ainsi que la part de doute qui en découle.

Ainsi, depuis le début des Temps modernes, le roman, selon Milan Kundera, poursuivrait une mission essentiellement ontologique : qu'est-ce que l'individu? En quoi consiste son identité? Le romancier, en tant qu'héritier de Cervantès, aurait en effet le devoir de découvrir « une portion jusqu'alors inconnue de l'existence » (Kundera, 1986, p. 16), c'est-à-dire, insiste à plusieurs reprises Kundera, de mettre à jour ce que seul le roman peut désormais découvrir.

Milan Kundera recompose l'histoire du genre romanesque à la lumière de cette interrogation ontologique : tous les grands romanciers auraient cherché à y répondre, dévoilant au passage différents aspects de l'existence. L'histoire du roman équivaudrait à la succession de leurs découvertes : Tolstoï, le premier, convoque l'histoire pour s'interroger sur la capacité qu'a l'homme d'être libre ou non face à elle, de lui échapper; Thomas Mann émet quant à lui l'hypothèse que l'individu n'est jamais aussi conscient de ses actes qu'il le voudrait : des archétypes immémoriaux, transmis sous forme de mythes, téléguideraient ses actions depuis le puits du passé. Néanmoins, suite à cette question ontologique qui engendre sa pensée, qui la met en mouvement, jamais le parcours idéel du romancier ne sera autre chose qu'une Dzé de réponse à cette énigme.

Les deux mi-temps de l'histoire du roman.

Milan Kundera entretient la conviction que l'histoire du genre romanesque n'est unie par aucun sens commun : chaque romancier est à la recherche de cette histoire, la recompose et la redéfinit sans cesse par ses oeuvres. Aussi insiste-t-il sur sa vision personnelle de l'histoire du roman, qu'il divise en deux mi-temps. Cette césure est essentielle à la compréhension de sa propre pratique romanesque (elle en constitue en quelque sorte la genèse). Elle surviendrait quelque part entre le XVIIIᵉ et le XIVᵉ siècle, rangeant d'un côté Cervantès, Rabelais, Diderot, Sterne, Laclos, Richardson et de l'autre Scott, Balzac, Flaubert, Proust, Tolstoï, « comme si l'art du roman, par exemple, contenait deux Dzés différentes (deux façons différentes d'être roman) qui ne pouvaient pas être exploitées en même temps, parallèlement, mais successivement, l'une après l'autre. » (Kundera, 1993, p.74)

C'est lorsque qu'il rend hommage à Diderot que Kundera synthétise le mieux l'esprit qui a animé les romanciers de la première mi-temps: « 1) la liberté euphorique de la composition; 2) le voisinage constant des histoires libertines et des réflexions philosophiques; 3) le caractère non-sérieux, ironique, parodique, choquant, de ces mêmes réflexions. » (Kundera, 1993, p. 97) On sent par ailleurs, à la lecture des Testaments trahis, une certaine nostalgie de la part de l'auteur envers cette liberté euphorique dont bénéficiaient les premiers romanciers de l'histoire du roman. Parce que nous sommes conditionnés par l'esthétique de la deuxième mi-temps, les romans qui la précèdent, déplore l'écrivain, nous semblent vieillis, possèdent des nuances qui se perdent et dont la compréhension nous échappe. La deuxième mi-temps, avec son impératif de la composition et de la vraisemblance, aurait donc occulté la première, nous la rendant en quelque sorte étrangère.

Avec cette deuxième mi-temps, le roman opère, selon Milan Kundera, une éܳپDz de l'ouverture : le roman resserre sa composition autour de la scène, avec ses décors, ses dialogues, ses actions. Le but que poursuit désormais le romancier est la saisie de la réalité telle qu'elle est, c'est-à-dire qu'il cherche à retenir, par la description, la fuite du moment présent. Ce faisant, chez Balzac ou encore chez Dostoïevski, la composition acquiert un caractère théâtral, c'est-à-dire « concentrée a) sur une seule intrigue (contrairement à la pratique de la composition "picaresque" qui est une suite d'intrigues différentes) ; b) sur les mêmes personnages (laisser les personnages quitter le roman au milieu de la route, ce qui était normal pour Cervantès, est considéré comme un défaut) ; c) sur un espace de temps étroit » (Kundera, 1993, p. 157). La scène concentre en elle toute la complexité de l'intrigue, la psychologie, la pensée du roman dont elle ne garderait que l'essentiel afin de faire progresser le récit avec une rigueur logique implacable. Tout ce qui n'est pas lié à l'unité de la scène deviendrait secondaire, c'est-à-dire inessentiel, oublié par sa mécanique.

Les romanciers du troisième temps.

Si le romancier, nostalgique de l'incroyable liberté dont jouissaient Rabelais et Diderot, cherche à renouer avec leur pratique, il ne peut néanmoins reprendre « le fil là où il a été coupé » (Kundera, 1993, p. 29) : il doit tenir compte de l'immense apport du XIXᵉ. Ainsi, ce que Kundera propose pour réintégrer l'esprit des premiers romanciers dans la pratique romanesque, c'est un pari pour le moins audacieux : réconcilier la liberté euphorique avec la rigueur de la composition afin de se « donner pour base toute l'expérience historique du roman. » (Kundera, 1993, p.92) En cela résiderait le grand défi artistique de Milan Kundera: opérer une réconciliation entre les deux mi-temps du roman, tout en découvrant au passage de nouvelles Dzés pour l'art romanesque, c'est-à-dire se faire à la fois synthèse et renouvellement de cette forme. Le romancier ne se considère toutefois pas comme le premier dans cette entreprise :

Les plus grands romanciers de la période post-proustienne, je pense notamment à Kafka, à Musil, à Broch, à Gombrowicz ou, de ma génération, à Fuentes, ont été extrêmement sensibles à l'esthétique du roman, quasiment oubliée, qui a précédé le XIXᵉ siècle : ils ont intégré la réflexion essayistique à l'art du roman; ils ont rendu plus libre la composition; reconquis le droit à la digression; insufflé au roman l'esprit du non-sérieux et du jeu; renoncé aux dogmes du réalisme psychologique en créant des personnages sans prétendre concurrencer (à la manière de Balzac) l'état civil; et surtout : ils se sont opposés à l'illusion du réel : obligation qui a souverainement gouverné toute la deuxième mi-temps du roman.
Le sens de cette réhabilitation des principes du roman de la première mi-temps n'est pas un retour à tel ou tel style rétro; pas plus qu'un refus naïf du roman du XIXᵉ siècle; le sens de cette réhabilitation est plus général : éھԾ et é la notion même de roman; s'opposer à sa éܳپDz effectuée par l'esthétique romanesque du XIXᵉ siècle; lui donner pour base toute l'expérience historique du roman. (Kundera, 1993, p. 91-92)

Ainsi, le roman kunderien, contrairement au Nouveau Roman, ne s'érige pas en rupture avec son passé, mais cherche à en incarner la réunification. Le grand reproche que fait d'ailleurs Milan Kundera à la production romanesque contemporaine, outre qu'elle ne dit rien de nouveau sur l'homme et qu'elle manque d'ambition, est qu'elle « est faite de romans hors de l'histoire du roman » (Kundera, 1993, p. 27). Or, les grandes oeuvres d'art, plaide-t-il, doivent participer à l'histoire de leur art, car ce n'est qu'à l'intérieur de ce contexte qu'on peut en saisir la nouveauté, voire la valeur. Aussi Kundera est-il profondément attaché à l'histoire de son art, une histoire humaine, défend-t-il, faite par l'homme, une revanche contre l'autre histoire, « cette force hostile, inhumaine qui, non invitée, non désirée, envahit de l'extérieur nos vies et les démolit. » (Kundera, 1993, p. 25)

Dans cette recomposition personnelle, intimiste, de l'histoire du roman et, plus encore, dans les lectures qu'il nous livre des grands classiques qui la composent, l'auteur de L'Art du roman et des Testaments trahis ne dresse pas uniquement la généalogie de son oeuvre : il est aussi à la recherche de Dzés nouvelles pour l'art romanesque. Cette voix qui nous « parle », il ne faut pas l'oublier, n'est pas celle d'un théoricien, mais bien celle d'un romancier. Aussi, c'est véritablement en praticien que son regard se pose. La voix du praticien, contrairement au théoricien, vient de l'intérieur, c'est-à-dire du lieu où les romans se créent : Kundera dans Une Rencontre, confie que « [q]uand un artiste parle d'un autre, il parle toujours (par ricochet, par détour) de lui-même et là est tout l'intérêt de son jugement. » (Kundera, 2009, p. 23) Plus précisément, l'auteur cherche de nouvelles Dzés qui seraient contenues dans ces romans, mais qui auraient été peu explorées, voire oubliées, par les générations de romanciers qui ont suivi. Ainsi, quand Kundera nous livre sa lecture d'un roman (ou d'une composition musicale, car cela dépasse le cadre romanesque), c'est aussi de lui-même qu'il nous parle, de sa propre poétique du roman qui s'élabore par la lecture, par cette histoire du roman qu'il articule, d'où toute son importante pour la compréhension de l'oeuvre kunderienne.

Conclusion.

Nombreux sont les romanciers qui n'ont pas écrit sur leur propre pratique. C'est pourquoi les écrits essayistiques de Milan Kundera nous offrent un regard précieux sur l'art romanesque : ils nous ouvrent sur ce lieu où les romans s'élaborent, dans les lectures qui les préparent, dans la vision du monde qui les entourent. Il va sans dire que le présent dossier ne saurait rendre compte de l'ampleur de la réflexion romanesque kunderienne, l'une des plus élaborées parmi les romanciers, pas plus qu'il ne la remplace. Nous avons préféré nous concentrer sur la genèse de son art du roman, écartant ainsi des aspects essentiels de sa pratique romanesque, tels que l'influence de la musique, l'anti-lyrisme, l'ironie ou encore l'introduction de l'essai à l'intérieur du roman. Aussi encourageons-nous le lecteur à se référer aux quatre essais mentionnés au cours de ce dossier, lesquels lui fourniront une vision plus exhaustive de l'art romanesque de Milan Kundera. Enfin, pour à la fois conclure et introduire la bibliographie qui suit, il nous apparait opportun de citer l'extrait suivant tiré du Rideau:

Un romancier qui parle de l'art du roman, ce n'est pas un professeur discourant depuis sa chaire. Imaginez-le plutôt comme un peintre qui vous accueille dans son atelier où, de tous côtés, ses tableaux vous regardent, appuyés contre les murs. Il vous parlera de lui-même, mais encore plus des autres, de leurs romans qu'il aime et qui restent secrètement présents dans son oeuvre propre. Selon ces critères de valeur, il remodèlera devant vous tout le passé de l'histoire du roman et, par là, vous fera deviner sa propre poétique du roman, laquelle n'appartient qu'à lui et dont, tout naturellement, s'oppose à la poétique d'autres écrivains. Ainsi, vous aurez l'immense impression de descendre, étonnés, dans la cale de l'Histoire où l'avenir du roman est en train de se décider, de devenir, de se faire, en disputes, en conflits, en confrontations. (Kundera, 2005, p. 95)

Ouvrages cités :

  • KUNDERA, Milan, L'art du roman, Paris, Gallimard (Folio), 1986, 197 p.
  • KUNDERA, Milan, Les testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, 330 p.
  • KUNDERA, Milan, Une rencontre, Paris, Gallimard, 2009, 203 p.
  • KUNDERA, Milan, Le rideau : essai en sept parties, Paris, Gallimard, 2005, 196 p.

Bibliographie

Ouvrages cités

La présente bibliographie – en cours d'élaboration – présente une sélection d'extraits dans lesquels Milan Kundera s'exprime sur sa vision du roman. La plupart d'entre eux sont tirés des quatre essais qu'il a publié au fil des ans, lesquels contiennent incontestablement la part la plus importante de ses écrits sur l'art du roman. Toutefois, nous avons jugé pertinent d'y ajouter aussi des extraits tirés des oeuvres de fiction, extraits où l'auteur s'exprime sur l'art romanesque ou encore commente l'oeuvre en cours d'élaboration. Ces extraits, souvent moins étayés que ceux des essais, donne toutefois accès à une autre dimension de la pensée du romancier sur sa pratique : celle contenue à l'intérieur même de son oeuvre. Enfin, le lecteur trouvera aussi des citations tirées de diverses publications (entrevues, préfaces, chroniques, etc.). Si une bonne part d'entre elles furent intégrées dans les essais lors de leur rédaction, ce n'est pas le cas de toutes.

Essais :

L'art du roman, Paris, Gallimard (Folio), 1986, 193 p.

Les testaments trahis, Paris, Gallimard (Folio), 1993, 330 p.

Le Rideau : essai en sept parties, Paris, Gallimard, 2005, 196 p.

Une rencontre, Paris, Gallimard, 2009, 203 p.

Fiction :

Le livre du rire et de l'oubli, nouvelle édition revue par l'auteur, traduit du tchèque par François Kerel, Paris, Gallimard (Du monde entier), 1985, 321 p.

Divers (préfaces, entrevues, etc.) :

« Préface » de Lakis Proguidis, La conquête du roman : De Papadiamantis à Boccace, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. IX-XIV.

« Préface » de François Ricard, La Littérature contre elle-même , Montréal, Boréal, 2002, p. 7-14.

« Clarifications, Elucidations: an interview with Milan Kundera », dans The Review of Contemporary Fiction, été 1989, p. 7-11.

Citations

L'art du roman, Paris, Gallimard (Folio), 1986, 193 p.

« S'il est vrai que la philosophie et les sciences ont oublié l'être de l'homme, il apparaît d'autant plus nettement qu'avec Cervantès un grand art européen s'est formé qui n'est rien d'autre que l'exploration de cet être oublié. […] Un à un, le roman a découvert, à sa propre façon, par sa propre logique, les différents aspects de l'existence : avec les contemporains de Cervantès, il se demande ce qu'est l'aventure; avec Samuel Richardson, il commence à examiner "ce qui se passe à l'intérieur", à dévoiler la vie secrète des sentiments; avec Balzac, il découvre l'enracinement de l'homme dans l'Histoire; avec Flaubert, il explore la terra jusqu'alors incognita du quotidien; avec Tolstoï, il se penche sur l'intervention de l'irrationnel dans les décisions et le comportement humains. Il sonde de temps : l'insaisissable moment passé avec Marcel Proust; l'insaisissable moment présent avec James Joyce. Il interroge, avec Thomas Mann, le rôle des mythes qui, venus du fond des temps, téléguident nos pas. Et cætera, et cætera. » (p. 15)

« Je comprends et partage l'obstination avec laquelle Hermann Broch répétait : Découvrir ce que seul un roman peut découvrir, c'est la seule raison d'être d'un roman. Le roman qui ne découvre pas une portion jusqu'alors inconnue de l'existence est immoral. La connaissance est la seule morale du roman. » (p. 16)

« Comprendre avec Descartes l'ego pensant comme le fondement de tout, être ainsi seul en face de l'univers, c'est une attitude que Hegel, à juste titre, jugea héroïque.
Comprendre avec Cervantès le monde comme ambiguïté, avoir à affronter, au lieu d'une seule vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se contredisent (vérités incorporées dans des ego imaginaires appelés personnages), posséder donc comme seule certitude la sagesse de l'incertitude, cela exige une force non moins grande. » (p.17)

« En tant que modèle de ce monde, fondé sur la relativité et l'ambiguïté des choses humaines, le roman est incompatible avec l'univers totalitaire. Cette incompatibilité est plus profonde que celle qui sépare un dissident d'un apparatchik, un combattant pour les droits de l'homme d'un tortionnaire, parce qu'elle est non seulement politique ou morale mais ontologique. Cela veut dire : le monde basé sur une seule Vérité et le monde ambigu et relatif du roman sont pétris chacun d'une matière totalement différente. La Vérité totalitaire exclut la relativité, le doute, l'interrogation et elle ne peut donc jamais se concilier avec ce que j'appellerais l'esprit du roman. » (p. 25)

« La mort du roman n'est donc pas une idée fantaisiste. Elle a déjà eu lieu. Et nous savons maintenant comment le roman se meurt : il ne disparaît pas ; son histoire s'arrête : ne reste qu'après elle que le temps de la disparition où le roman reproduit sa forme vidée de son esprit. C'est donc une mort dissimulée qui passe inaperçue et ne choque personne. » (p. 26)

« […] le roman ne peut plus vivre en paix avec l'esprit de notre temps : s'il veut encore continuer à découvrir ce qui n'est pas découvert, s'il veut encore « progresser » en tant que roman, il ne peut le faire que contre le progrès du monde. » (p. 31)

« […] tous les romans de tous les temps se penchent sur l'énigme du moi. Dès que vous créez un être imaginaire, un personnage, vous êtes automatiquement confronté à la question : qu'est-ce que le moi? Par quoi le moi peut-il être saisi? C'est une des questions fondamentales sur lesquelles le roman en tant que tel est fondé. Par les différentes réponses à cette question, si vous le vouliez, vous pourriez distinguer différentes tendances et, peut-être, différentes périodes dans l'histoire du roman. » (p. 35)

« L'homme veut révéler par l'action sa propre image, mais cette image ne lui ressemble pas. Le caractère paradoxal de l'action, c'est une des grandes découvertes du roman. Mais si le roman n'est pas saisissable dans l'action, où et comment peut-on le saisir? Le moment arriva alors où le roman, dans sa quête du moi, dut se détourner du monde visible de l'action et se pencher sur l'invisible de la vie intérieure. » (p.36)

« […] le roman tout entier n'est qu'une longue interrogation. » (p. 45)

« J'ai trop peur des professeurs pour qui l'art n'est qu'un dérivé des courants philosophiques et théoriques. Le roman connaît l'inconscient avant Freud, la lutte des classes avant Marx, il pratique la phénoménologie (la recherche de l'essence des situations humaines) avant les phénoménologues. » (p. 46)

« Le roman n'examine pas la réalité mais l'existence. Et l'existence n'est pas ce qui s'est passé, l'existence est le champ des Dzés humaines, tout ce que l'homme peut devenir, tout ce dont il est capable. Les romanciers dessinent la carte de l'existence en découvrant telle ou telle Dzé humaine. Mais encore une fois : exister, cela veut dire : "être-dans-le-monde". Il faut donc comprendre et le personnage et son monde comme Dzés. » (p. 57)

« pour moi, les conditions sine qua non du contrepoint romanesque sont : 1. L'égalité des "lignes" respectives ; 2. L'indivisibilité de l'ensemble. Je me souviens du jour où j'ai fini la troisième partie du Livre du rire et de l'oubli, intitulée Les anges. J'avoue que j'étais terriblement fier, persuadé d'avoir découvert une nouvelle façon de construire un récit. Ce texte est composé des éléments suivants : 1.l'anecdote sur deux étudiantes et leur lévitation; 2. Le récit autobiographique; 3.l'essai critique sur un livre féministe; 4.la fable sur l'ange et le diable; 5.le récit sur Éluard qui vole au-dessus de Prague. Ces éléments ne peuvent exister l'un sans l'autre, ils s'éclairent et s'expliquent mutuellement en examinant un seul thème, une seule interrogation : « qu'est-ce qu'un ange? » Seulement cette interrogation les unit. La sixième partie, intitulée elle-aussi Les anges, est composée : 1.du récit originel sur la mort de Tamina ; 2.du récit autobiographique sur la mort de mon père; 3.de réflexions musicologiques; 4.des réflexions sur l'oubli qui ravage Prague. Quel lien entre mon père et Tamina torturée par des enfants? C'est, pour évoquer la phrase chère aux surréalistes, "la rencontre d'une machine à coudre avec un parapluie" sur la table du même thème. La polyphonie romanesque est beaucoup plus poésie que technique. » (p. 95)

« En dehors du roman, on se trouve dans le domaine des affirmations : tout le monde est sûr de sa parole : un politicien, un philosophe, un concierge. Dans le territoire du roman, on n'affirme pas : c'est le territoire du jeu et des hypothèses. La méditation romanesque est donc, par essence, interrogative, hypothétique. » (p. 97)

« Même si c'est moi qui parle, ma réflexion est liée à un personnage. Je veux penser ses attitudes, sa façon de voir les choses, à sa place et plus profondément qu'il ne pourrait le faire. La deuxième partie de L'insoutenable légèreté de l'être commence par une longue réflexion sur les rapports du corps et de l'âme. Oui, c'est l'auteur qui parle, mais pourtant tout ce qu'il dit n'est valable que dans le champ magnétique d'un personnage : Tereza. C'est la façon de Tereza (quoique jamais formulée par elle-même) de voir les choses. » (p. 99)

« Un thème, c'est une interrogation existentielle. Et de plus en plus, je me rends compte qu'une telle interrogation est, finalement, l'examen de mots particuliers, de mots-thèmes. Ce qui me conduit à insister : le roman est fondé tout d'abord sur quelques mots fondamentaux. C'est comme la "série des notes" chez Schönberg. Dans Le livre du rire et de l'oubli, la "série" est la suivante : l'oubli, le rire, les anges, la "litost", la frontière. Ces cinq mots principaux sont, dans le cours du roman, analysés, étudiés, définis, et ainsi transformés en catégories de l'existence. Le roman est bâti sur ces quelques catégories comme une maison sur des piliers. Les piliers de L'Insoutenable Légèreté de l'être : la pesanteur, la légèreté, l'âme, le corps, la Grande Marche, la merde, le kitsch, la compassion, le vertige, la force, la faiblesse. » (p. 104)

« Permettez-moi de comparer encore une fois le roman à la musique. Une partie, c'est un mouvement. Les chapitres sont des mesures. Ces mesures sont ou bien courtes, ou bien longues, ou bien d'une durée très irrégulière. Ce qui nous amène à la question du tempo. Chaque partie dans mes romans pourrait porter une indication musicale : moderato, presto, adagio, etc. » (p. 108)

« Beauté (et connaissance). Ceux qui disent avec Broch que la connaissance est la seule morale du roman sont trahis par l'aura métallique du mot "connaissance" trop compromis par ses liaisons avec la science. Il faut donc ajouter : tous les aspects de l'existence que le roman découvre, il les découvre comme beauté. Les premiers romanciers ont découvert l'aventure. C'est grâce à eux si l'aventure en tant que telle nous paraît belle et si nous la désirons. Kafka a décrit la situation de l'homme tragiquement piégé. Les kafkologues, autrefois, ont beaucoup disputé si leur auteur nous accordait ou non un espoir. Non, pas d'espoir. Autre chose. Même cette situation invivable, Kafka la découvre comme étrange, noire beauté. Beauté, la dernière victoire possible de l'homme qui n'a plus d'espoir. Beauté dans l'art : lumière subtilement allumée du jamais-dit. Cette lumière qui irradie des grands hommes, le temps n'arrive pas à l'assombrir car, l'existence humaine étant perpétuellement oubliée par l'homme, les découvertes des romanciers, si vieilles qu'elles soient, ne pourront jamais cesser de nous étonner. » (p. 145)

« Définition. La trame méditative du roman est soutenue par l'armature de quelques mots abstraits. Si je ne veux pas tomber dans le vague où tout le monde croit tout comprendre sans rien comprendre, il faut non seulement que je choisisse ces mots avec une extrême précision mais que je les définisse et redéfinisse […] Un roman n'est souvent, me semble-t-il, qu'une longue poursuite de quelques définitions fuyantes. » (p. 148)

« Le romancier ne fait pas grand cas de ses idées. Il est un découvreur qui, en tâtonnant, s'efforce à dévoiler un aspect inconnu de l'existence. Il n'est pas fasciné par sa voix mais par une forme qu'il poursuit, et seules les formes qui répondent aux exigences de son rêve font partie de son oeuvre. Fielding, Sterne, Flaubert, Proust, Faulkner, Céline.

L'écrivain s'inscrit sur la carte spirituelle de son temps, de sa nation, sur celle de l'histoire des idées.

Le seul contexte où l'on peut saisir la valeur d'un roman est celui de l'histoire du roman. Le romancier n'a pas de comptes à rendre à personne, sauf à Cervantès. » (p. 173)

« le romancier n'est le porte-parole de personne et je vais pousser cette affirmation jusqu'à dire qu'il n'est même pas le porte-parole de ses propres idées. Quand Tolstoï a esquissé la première variante d'Anna Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n'était que justifiée et méritée. La version définitive du roman est bien différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses idées morales, je dirais plutôt que, pendant l'écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. Il écoutait ce que j'aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont à l'écoute de cette sagesse suprapersonnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs oeuvres devraient changer de métier. » (p. 186)

Les testaments trahis, Paris, Gallimard (Folio), 1993, 330 p.

« La création du champ imaginaire où le jugement moral est suspendu fut un exploit d'une immense portée : là seulement peuvent s'épanouir des personnages romanesques, à savoir des individus conçus non pas en fonction d'une vérité préexistante, en tant qu'exemples du bien ou du mal, ou en tant que représentations de lois objectives qui s'affrontent, mais en tant qu'êtres autonomes fondés sur leur propre morale, sur leurs propres lois. » (p. 16)

« Qu'est-ce qu'un individu? Où réside son identité? Tous les romans cherchent une réponse à ces questions. En effet, par quoi un moi se définit-il? Par ce qu'un personnage fait, par ses actions? Mais l'action échappe à son auteur, se retourne presque toujours contre lui. Par sa vie intérieure donc, par les pensées, par les sentiments cachés? Mais un homme est-il capable de se comprendre lui-même? Ses pensées cachées peuvent-elles servir de clé pour son identité? Ou bien l'homme est-il défini par sa vision du monde, par ses idées, par sa Weltanschauung? » (p. 20)

[Sur l'histoire du roman en tant que vengeance sur l'Histoire tout court] « L'Histoire. Peut-on encore se réclamer de cette autorité désuète? Ce que je vais dire n'est qu'un aveu purement personnel : en tant que romancier je me suis toujours senti être dans l'histoire, à savoir au milieu d'un chemin, en dialogue avec ceux qui m'ont précédé et même peut-être (moins) avec ceux qui viendront. Je parle bien sûr de l'histoire du roman, d'aucune autre, et je parle d'elle telle que je la vois : elle n'a rien à faire avec la raison extra-humaine de Hegel; elle n'est ni décidée à l'avance ni identique à l'idée de progrès; elle est entièrement humaine, faite par les hommes, par quelques hommes et, partant, comparable à l'évolution d'un seul artiste qui tantôt agit de façon banale, puis imprévisible, tantôt avec génie, puis sans, et qui souvent rate des occasions.
Je suis en train de faire la déclaration de l'adhésion à l'histoire du roman, alors que tous mes romans exhalent l'horreur de l'Histoire, de cette force hostile, inhumaine qui, non invitée, non désirée, envahit de l'extérieur nos vies et les démolit. Pourtant, il n'y a rien d'incohérent dans cette double attitude car l'Histoire de l'humanité et l'histoire du roman sont choses toutes différentes. Si la première n'appartient pas à l'homme, si elle s'est imposée à lui comme une force étrangère sur laquelle il n'a aucune prise, l'histoire du roman (de la peinture, de la musique) est née de la liberté de l'homme, de ses créations entièrement personnelles, de ses choix. Le sens de l'histoire d'un art est opposé à celui de l'Histoire tout court. Par son caractère personnel, l'histoire d'un art est une vengeance de l'homme sur l'impersonnalité de l'Histoire de l'humanité.
Caractère personnel de l'histoire du roman? Pour pouvoir former un seul tout au cours des siècles cette histoire ne doit-elle pas être unie par un sens commun, permanent et, donc, nécessairement suprapersonnel? Non. Je crois que même ce sens commun reste toujours personnel, humain, car, pendant la course de l'histoire, le concept de tel ou tel art (qu'est-ce que le roman?) ainsi que le sens de son évolution (d'où vient-il et où va-t-il?) sont sans cesse définis et redéfinis par chaque artiste, par chaque nouvelle oeuvre. Le sens de l'histoire du roman c'est la recherche de ce sens, sa perpétuelle création et re-création. » (p. 25-26)

« […] la même formule, "la fin de l'histoire", appliquée à l'art me serre le coeur; cette fin, je ne sais que trop bien l'imaginer car la plus grande partie de la production romanesque d'aujourd'hui est faite de romans hors de l'histoire du roman […] qui ne disent rien de nouveau, n'ont aucune ambition esthétique, n'apportent aucun changement à notre compréhension de l'homme ni à la forme romanesque, se ressemblent l'un l'autre, sont parfaitement consommables le matin, parfaitement jetables le soir.
Selon moi, les grandes oeuvres ne peuvent naître que dans l'histoire de leur art et en participant à cette histoire. Ce n'est qu'à l'intérieur de l'histoire que l'on peut saisir ce qui est nouveau et ce qui est répétitif, ce qui est découverte et ce qui est imitation, autrement dit, ce n'est qu'à l'intérieur de l'histoire qu'une oeuvre peut exister en tant que valeur que l'on peut discerner et apprécier. » (p. 27-28)

[Les deux mi-temps de l'histoire du roman] : « Quand je pense à ces deux histoires [celle du roman et de la musique], je ne peux me libérer de l'impression qu'elles se sont déroulées à des rythmes semblables, pour ainsi dire, en deux mi-temps. Les césures entre les mi-temps, dans l'histoire de la musique et dans celle du roman, ne sont pas synchrones. Dans l'histoire de la musique, la césure s'étend sur tout le XVIIIᵉ siècle (l'apogée symbolique de la première moitié se trouvant dans L'Art de la fugue de Bach, le commencement de la deuxième dans les oeuvres des premiers classiques) ; la césure dans l'histoire du roman arrive un peu plus tard : entre le XVIIIᵉ et le XIXᵉ siècle, à savoir entre, d'un côté, Laclos, Sterne, et de l'autre côté, Scott, Balzac. Cet asynchronisme témoigne que les causes les plus profondes qui régissent le rythme de l'histoire des arts ne sont pas sociologiques, politiques, mais esthétiques : liées au caractère intrinsèque de tel ou tel art; comme si l'art du roman, par exemple, contenait deux Dzés différentes (deux façons différentes d'être roman) qui ne pouvaient pas être exploitées en même temps, parallèlement, mais successivement, l'une après l'autre. […] [N]ous sommes tous éduqués dans l'esthétique de la deuxième mi-temps. […] Les livres du romancier le plus célèbre du XVIIIᵉ siècle, Samuel Richardson, sont introuvables dans les librairies et pratiquement oubliés. Balzac, par contre, même s'il peut paraître vieilli, est toujours facile à lire, sa forme est compréhensible, familière au lecteur et, bien plus, elle est pour lui le modèle de la forme romanesque. […] La grande oeuvre fondatrice de Cervantès a été animée par l'esprit du non-sérieux, esprit qui, depuis fut rendu incompréhensible par l'esthétique romanesque de la deuxième mi-temps, par son impératif de la vraisemblance.
La deuxième mi-temps a non seulement éclipsé la première, elle l'a refoulée; la première mi-temps est devenue la mauvaise conscience du roman » (p. 73-75).

« Les plus grands romanciers de la période post-proustienne, je pense notamment à Kafka, à Musil, à Broch, à Gombrowicz ou, de ma génération, à Fuentes, ont été extrêmement sensibles à l'esthétique du roman, quasiment oubliée, qui a précédé le XIXᵉ siècle : ils ont intégré la réflexion essayistique à l'art du roman; ils ont rendu plus libre la composition; reconquis le droit à la digression; insufflé au roman l'esprit du non-sérieux et du jeu; renoncé aux dogmes du réalisme psychologique en créant des personnages sans prétendre concurrencer (à la manière de Balzac) l'état civil; et surtout : ils se sont opposés à l'illusion du réel : obligation qui a souverainement gouverné toute la deuxième mi-temps du roman.
Le sens de cette réhabilitation des principes du roman de la première mi-temps n'est pas un retour à tel ou tel style rétro; pas plus qu'un refus naïf du roman du XIXᵉ siècle; le sens de cette réhabilitation est plus général : éھԾé la notion même de roman; s'opposer à sa éܳپDz effectuée par l'esthétique romanesque du XIXᵉ siècle; lui donner pour baseٴdzܳٱl'expérience historique du roman. » (p. 91-92)

« ma pièce [Jacques et son maître] était l'exaltation de quelques principes familiers aux anciens romanciers, et qui, en même temps, m'étaient chers : 1) la liberté euphorique de la composition; 2) le voisinage constant des histoires libertines et des réflexions philosophiques; 3) le caractère non-sérieux, ironique, parodique, choquant, de ces mêmes réflexions. » (p. 97)

« Depuis toujours, profondément, violemment, je déteste ceux qui veulent trouver dans une oeuvre d'art une attitude (politique, philosophique, religieuse, etc.), au lieu d'y chercher une intention de connaître, de comprendre, de saisir tel ou tel aspect de la réalité. » (p. 111)

« Le besoin de s'opposer à la perte de la réalité fuyante du présent, le roman ne le connaît, me semble-t-il, qu'à partir d'un certain moment de son évolution. La nouvelle boccacienne est l'exemple de cette abstraction en laquelle se transforme le passé dès qu'on le raconte : c'est une narration qui, sans aucune scène concrète, presque sans dialogues, telle une sorte de résumé, nous communique l'essentiel d'un événement, la logique causale d'une histoire.
Les romanciers venus après Boccace étaient eux-mêmes d'excellents conteurs, mais capter le concret du temps présent, ce n'était ni leur problème ni leur ambition. Ils racontaient une histoire, sans nécessairement l'imaginer dans des scènes concrètes.
La scène devient l'élément fondamental de la composition du roman (le lieu de la virtuosité du romancier) au commencement du XIXᵉ siècle. Chez Scott, chez Balzac, chez Dostoïevski, le roman est composé comme une suite de scènes minutieusement décrites avec leur décor, leur dialogue, leur action; tout ce qui n'est pas lié à cette suite de scènes, tout ce qui n'est pas scène, est considéré et ressenti comme secondaire, voire superflu. Le roman ressemble à un très riche scénario. » (p. 154-155)

« Là, on touche à la conviction la plus profonde de tout romancier : rien n'est plus dissimulé que la prose de la vie; tout homme tente perpétuellement de transformer sa vie en mythe, tente pour ainsi dire de la transcrire en vers, de la voiler avec des vers (avec de mauvais vers). Si le roman est un art et non pas seulement un "genre littéraire", c'est que la découverte de la prose est sa mission ontologique qu'aucun autre art que lui ne peut assumer entièrement. » (p. 159)

« Par son refus du système, Nietzsche change en profondeur la façon de philosopher : comme l'a défini Hannah Arendt, la pensée de Nietzsche est une pensée expérimentale. Sa première impulsion est de corroder ce qui est figé, de miner des systèmes communément acceptés, d'ouvrir des brèches pour s'aventurer dans l'inconnu; le philosophe de l'avenir sera éԳٲٱܰ, dit Nietzsche; libre de parvenir dans différentes directions qui peuvent, à la rigueur, s'opposer.
Si je suis partisan d'une forte présence du penser dans un roman cela ne veut pas dire que j'aime ce qu'on appelle le "roman philosophique", cet asservissement du roman à une philosophie, cette "mise en récit" des idées morales ou politiques. La pensée authentiquement romanesque (telle que le roman la connaît depuis Rabelais) est toujours asystématique; indisciplinée; elle est proche de celle de Nietzsche; elle est expérimentale; elle force des brèches dans tous les systèmes d'idées qui nous entourent; elle examine (notamment par l'intermédiaire des personnages) tous les chemins de réflexion en essayant d'aller jusqu'au bout de chacun d'eux. » (p. 209)

« Le refus nietzschéen de la pensée systématique a une autre conséquence : un immense élargissement thématique; les cloisons entre les différentes disciplines philosophiques qui ont empêché de voir le monde réel dans toute son étendue sont tombées et dès lors toute chose humaine peut devenir objet de la pensée d'un philosophe. Cela aussi rapproche la philosophie du roman : pour la première fois la philosophie réfléchit non pas sur l'épistémologie, sur l'esthétique, sur l'éthique, sur la phénoménologie de l'esprit, sur la critique de la raison, etc., mais sur tout ce qui est humain. » (p. 209)

« Comme Nietzsche a rapproché la philosophie du roman, Musil a rapproché le roman de la philosophie. Ce rapprochement ne veut pas dire que Musil soit moins romancier que d'autres romanciers. De même que Nietzsche n'est pas moins philosophe que d'autres philosophes.
Le roman pensé de Musil accomplit lui aussi un élargissement thématique jamais vu; rien de ce qui peut être pensé n'est exclu désormais de l'art du roman. » (p. 211)

« L'ironie veut dire : aucune des affirmations qu'on trouve dans un roman ne peut être prise isolément, chacune d'elle se trouve dans une confrontation complexe et contradictoire avec d'autres affirmations, d'autres situations, d'autres gestes, d'autres idées, d'autres événements. Seule une lecture lente, deux fois, plusieurs fois répétée, fera ressortir tous les rapports ironiques à l'intérieur du roman sans lesquels le roman restera incompris. » (p. 241)

« Les contemporains de Robert Musil admiraient beaucoup plus son intelligence que ses livres; selon eux, ils auraient dû écrire des essais et non pas des romans. Pour réfuter cette opinion il suffit d'une preuve négative : lire les essais de Musil; qu'ils sont lourds, ennuyeux et sans charme! Car Musil est un grand penseur seulement dans ses romans. Sa pensée a besoin de se nourrir des situations concrètes de personnages concrets; bref, c'est une pensée romanesque, non pas philosophique. » (p. 281)

« Il y a une réflexion romanesque comme il y a un dialogue et une action romanesque. Les longues réflexions historiques dans La Guerre et la Paix sont impensables hors du roman, par exemple dans une revue scientifique. À cause du langage, bien sûr, plein de comparaisons et de métaphores intentionnellement naïves. Mais surtout parce que Tolstoï parlant de l'Histoire ne s'intéresse pas, comme le ferait un historien, à la description exacte des événements, à leurs conséquences pour la vie sociale, politique, culturelle, à l'évaluation du rôle d'un tel et d'un tel, etc. ; il s'intéresse à l'Histoire en tant que nouvelle dimension de l'existence humaine. » (p. 282)

Le Rideau : essai en sept parties, Paris, Gallimard, 2005, 196 p.

« La prose : ce mot ne signifie pas seulement un langage non versifié; il signifie aussi le caractère concret, quotidien, corporel de la vie. Dire que le roman est l'art de la prose n'est donc pas une lapalissade; ce mot définit le sens profond de cet art. L'idée ne vient pas à Homère de se demander si, après leurs nombreux corps-à-corps, Achille ou Ajax avaient gardé toutes leurs dents. Par contre, pour Don Quichotte et pour Sancho, les dents sont un perpétuel souci, les dents qui font mal, les dents qui manquent. […] Mais la prose, ce n'est pas seulement le côté pénible ou vulgaire de la vie, c'est aussi une beauté jusqu'alors négligée : la beauté des sentiments modestes, par exemple, cette amitié empreinte de familiarité qu'éprouve Sancho pour Don Quichotte. » (p. 21)

« Appliquée à l'art, la notion d'histoire n'a rien à voir avec le progrès; elle n'implique pas un perfectionnement, une amélioration, une montée; elle ressemble à un voyage entrepris pour explorer des terres inconnues et les inscrire sur une carte. L'ambition du romancier est non pas de faire mieux que ses prédécesseurs, mais de voir ce qu'ils n'ont pas vu, de dire ce qu'ils n'ont pas dit. La poétique de Flaubert ne déconsidère pas celle de Balzac de même que la découverte du pôle Nord ne rend pas caduque celle de l'Amérique. » (p. 29)

« […] le roman n'est pas pour moi un "genre littéraire", une branche parmi les branches d'un seul arbre. On ne comprendra rien au roman si on lui conteste sa propre Muse, si on ne voit pas en lui un art sui generis, un art autonome. Il a sa propre genèse (située à un moment qui n'appartient qu'à lui) ; il a sa propre histoire rythmée par des périodes qui lui sont propres […] ; il a sa propre morale (Hermann Broch l'a dit : la seule morale du roman est la connaissance; le roman qui ne découvre aucune parcelle de l'existence est immoral; donc : "aller dans l'âme des choses" et donner un bon exemple sont deux intentions différentes et inconciliables) ; il a son rapport spécifique avec le "moi" de l'auteur (pour pouvoir entendre la voix secrète, à peine audible, de "l'âme des choses", le romancier, contrairement au poète et au musicien, doit savoir faire taire le cri de sa propre âme); il a sa durée de création (l'écriture d'un roman occupe toute une époque dans la vie de l'auteur qui, à la fin du travail, n'est plus le même qu'au début) ; il s'ouvre au monde au-delà de sa langue nationale ». (p. 77-78)

« L'impératif qui exhorte le romancier à "se concentrer sur l'essentiel" (sur ce que "seul le roman peut dire") ne donne-t-il pas raison à ceux qui récusent les réflexions d'auteur comme élément étranger à la forme du roman? En effet, si un romancier recourt aux moyens qui ne sont pas les siens, qui appartiennent plutôt au savant ou au philosophe, n'est-ce pas le signe de son incapacité d'être pleinement romancier et rien que romancier, le signe de sa faiblesse artistique? En plus : les interventions méditatives ne risquent-elles pas de transformer les actions des personnages en une simple illustration des thèses de l'auteur? Et encore : l'art du roman, avec son sens de la relativité des vérités humaines, n'exige-t-il pas que toute réflexion soit réservée au seul lecteur?
La réponse de Broch et Musil fut on ne peut plus nette : par une porte grande ouverte, ils ont fait entrer la pensée dans le roman comme jamais personne avant eux. L'essai intitulé La dégradation des valeurs inséré dans Les Somnambules (il occupe dix chapitres dispersés dans le troisième roman de la trilogie) est une suite d'analyses, de méditations, d'aphorismes sur la situation spirituelle en Europe au cours de trois décennies; impossible d'affirmer que cet essai est impropre à la forme du roman, car c'est lui qui éclaire le mur sur lequel se brisent les destins des trois protagonistes, c'est lui qui réunit ainsi les trois romans en un seul. Je ne pourrai jamais le souligner assez : intégrer dans un roman une réflexion intellectuellement si exigeante et en faire, de façon si belle et musicale, une partie indissociable de la composition, c'est l'une des innovations les plus audacieuses qu'un romancier ait osées à l'époque de l'art moderne.
Mais il y a encore plus important à mes yeux : chez ces deux Viennois la réflexion n'est plus ressentie comme un élément exceptionnel, une interruption; difficile de l'appeler "digression" car dans ces romans qui pensent, elle est présente sans cesse, même quand le romancier raconte une action ou quand il décrit un visage. » (p. 85-87)

« Soulignons : la réflexion romanesque, telle que Broch et Musil l'ont introduite, n'a rien à voir avec celle d'un scientifique ou d'un philosophe; je dirais même qu'elle est intentionnellement a-philosophique, voire anti-philosophique, c'est-à-dire farouchement indépendante de tout système d'idées préconçu; elle ne juge pas; ne proclame pas des vérités; elle s'interroge, elle s'étonne, elle sonde; sa forme est des plus diverses : métaphorique, ironique, hypothétique, hyperbolique, aphoristique, drôle, provocatrice, fantaisiste; et surtout : elle ne quitte jamais le cercle magique de la vie des personnages; c'est la vie des personnages qui la nourrit et la justifie. » (p. 88)

« À l'époque où l'art du roman n'était ni encore sûr de son identité ni de son nom, Fielding l'a dénommé : é-Dzï-dz-é辱ܱ; il faut toujours garder cela à l'esprit : le comique était l'une des trois fées mythiques penchées sur le berceau du roman. » (p. 95)

« Un romancier qui parle de l'art du roman, ce n'est pas un professeur discourant depuis sa chaire. Imaginez-le plutôt comme un peintre qui vous accueille dans son atelier où, de tous côtés, ses tableaux vous regardent, appuyés contre les murs. Il vous parlera de lui-même, mais encore plus des autres, de leurs romans qu'il aime et qui restent secrètement présents dans son oeuvre propre. Selon ces critères de valeur, il remodèlera devant vous tout le passé de l'histoire du roman et, par là, vous fera deviner sa propre poétique du roman, laquelle n'appartient qu'à lui et dont, tout naturellement, s'oppose à la poétique d'autres écrivains. Ainsi, vous aurez l'immense impression de descendre, étonnés, dans la cale de l'Histoire où l'avenir du roman est en train de se décider, de devenir, de se faire, en disputes, en conflits, en confrontations. » (p. 95)

« Si j'imagine la genèse d'un romancier en forme de récit exemplaire, de "mythe" cette genèse m'apparaît comme l'histoire d'une conversion; Saül devient Paul; le romancier naît sur les ruines de son monde lyrique. » (p. 107)

« Le roman, par contre, est, face à l'oubli, un château piètrement fortifié. […] Un jour, après des années, l'envie me prendra de parler de ce roman à un ami; alors nous constaterons que nos mémoires, n'ayant retenu de la lecture que quelques bribes, ont reconstruit pour chacun de nous deux livres tout différents. » (p. 176)

Une rencontre, Paris, Gallimard, 2009, 203 p.

« Le roman est né avec les Temps modernes qui ont fait de l'homme, pour citer Heidegger, le "seul véritable subjectum", le "fondement de tout". C'est en grande partie grâce au roman que l'homme s'installe sur la scène de l'Europe en tant qu'individu. Loin du roman, dans nos vies réelles, nous ne savons pas grand-chose de nos parents tels qu'ils étaient avant notre naissance; nous ne connaissons nos proches que par fragments; nous les voyons arriver et partir; à peine disparaissent-ils, leur place est prise par d'autres : ils forment un long défilé d'êtres remplaçables. Seul le roman isole un individu, éclaire toute sa biographie, ses idées, ses sentiments, le rend irremplaçable : fait de lui le centre de tout. » (p. 53)

[En parlant d'Anatole France] : « chez un romancier, la passion de connaître ne vise ni la politique ni l'Histoire. Que peut-il encore découvrir de neuf, un romancier, sur les événements décrits et discutés dans des milliers de livres savants de toutes sortes? […] Non, le romancier n'a pas écrit son roman pour condamner la Révolution mais pour examiner le mystère de ses acteurs, et avec lui d'autres mystères, le mystère du comique qui s'est faufilé dans les horreurs, le mystère de l'ennui qui accompagne les drames, le mystère du coeur qui se réjouit des têtes coupées, le mystère de l'humour en tant que dernier refuge humain… » (p. 71)

« […] jusqu'à la fin du XVIIIᵉ siècle, de Rabelais à Laurence Sterne, l'écho de la voix du conteur n'a pas cessé de résonner dans les romans; en écrivant, l'écrivain parlait au lecteur, s'adressait à lui, l'injuriait, le flattait; à son tour, en lisant, le lecteur entendait l'auteur du roman. Tout change au début du XIXᵉ siècle; commence alors ce que j'appelle le "deuxième temps" de l'histoire du roman : la parole de l'auteur s'efface derrière l'écriture. » (p. 114-115)

Le livre du rire et de l'oubli, nouvelle édition revue par l'auteur, traduit du tchèque par François Kerel, Paris, Gallimard (Du monde entier), 1985, 321 p.

« La symphonie est une épopée musicale. On pourrait dire qu'elle ressemble à un voyage qui conduit, à travers l'infini du monde extérieur, d'une chose à une autre, de plus en plus loin. Les variations aussi sont un voyage. Mais ce voyage-là ne conduit pas à travers l'infini du monde extérieur. Vous connaissez certainement la pensée où Pascal dit que l'homme vit entre l'abîme de l'infiniment grand et l'abîme de l'infiniment petit. Le voyage des variations conduit au-dedans de cet autre infini, au-dedans de l'infinie diversité du monde intérieur qui se dissimule en toute chose.
Dans les variations, Beethoven a découvert un autre espace à explorer. Ses variations sont une nouvelle invitation au voyage.
La forme des variations est la forme où la concentration est portée à son maximum; elle permet au compositeur de ne parler que de l'essentiel, d'aller droit au coeur des choses. La matière des variations est un thème qui n'a souvent pas plus de seize mesures. Beethoven va au-dedans de ces seize mesures comme s'il descendait dans un puits à l'intérieur de la terre.
Le voyage dans l'autre infini n'est pas moins aventureux que le voyage de l'épopée. C'est ainsi que le physicien pénètre dans les entrailles miraculeuses de l'atome. A chaque variation Beethoven s'éloigne de plus en plus de thème initial qui ne ressemble pas plus à la dernière variation que la fleur à son image sous le microscope.
L'homme sait qu'il ne peut embrasser l'univers avec ses soleils et ses étoiles. Bien plus insupportable est pour lui d'être condamné à manquer l'autre infini, cet infini tout proche et à sa portée. Tamina a manqué l'infini de son amour, moi j'ai manqué papa et chacun manque son oeuvre parce qu'à la poursuite de la perfection on va à l'intérieur des choses, et là on ne peut jamais aller jusqu'au bout.
Que l'infini du monde extérieur nous ait échappé, nous l'acceptons comme une condition naturelle. Mais d'avoir manqué l'autre infini, nous nous le reprocherons jusqu'à la mort. Nous pensions à l'infini des étoiles, mais l'infini que papa portait en lui, nous nous en souciions pas.
[…] Tout ce livre est un roman en forme de variations. Les différentes parties se suivent comme les différentes étapes d'un voyage qui conduit à l'intérieur d'un thème, à l'intérieur d'une pensée, à l'intérieur d'une seule et unique situation dont la compréhension se perd pour moi dans l'immensité.
C'est un roman sur Tamina et, à l'instant où Tamina sort de la scène, c'est un roman pour Tamina. Elle est le principal personnage et le principal auditeur et toutes les autres histoires sont une variation sur sa propre histoire et se rejoignent dans sa vie comme dans un miroir.
C'est un roman sur le rire et sur l'oubli, sur l'oubli et sur Prague, sur Prague et sur les anges. » (p. 235-237)

« Préface » de Lakis Proguidis, La conquête du roman : De Papadiamantis à Boccace, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. IX-XIV.

« [L]a nouvelle et le roman ne sont pas jugés ici comme des entités différentes, opposées (à juste titre, selon moi : je n'ai jamais vu de différence essentielle entre une nouvelle de Tchekhov et un roman de Flaubert), mais comme deux Dzés formelles du même art (l'art qui, à cause du vocabulaire dont nous disposons, n'a pas de nom : l'art de la prose, si on veut; ou l'art du roman si on consent à considérer la nouvelle tout simplement comme la petite forme du roman.) » (p. XII)

« Aucune Histoire n'est pensable sans début et sans fin. Il serait indécent de parler de la mort du roman tant que vivent les grands romanciers. Pourtant, cette mort est déjà devant la porte, nous la sentons, nous la pressentons, nous ne pouvons pas nous empêcher d'y penser. Quand Scarpetta appelle notre siècle l'âge d'or du roman, c'est à la fois une évidence (puisque ce siècle nous a offert une fascinante explosion de grands romans) et une révolte (puisqu'on se trouve déjà dans le cercle maléfique de la mort possible du roman). Si, avec Boccace, l'art nouveau est né, qui découvre l'individu (l'être émancipé du destin collectif) et fait de son monde intérieur la cible de sa passion esthétique, cet art nouveau ne disparaîtra qu'avec l'avènement d'un autre monde, d'un monde qui lui est hostile : d'un monde où l'homme perdra son originalité, ses secrets, son autonomie, et se trouvera ainsi, d'emblée, nu : sans charme esthétique, sans attirance esthétique, sans intérêt esthétique. » (p. XIV)

« Préface » de François Ricard, La Littérature contre elle-même , Montréal, Boréal, 2002, p. 7-14.

« Définir la valeur d'un roman, d'un film, c'est tâcher de saisir ce que celui-ci a apporté de nouveau et d'irremplaçable, dire quels aspects jusqu'alors inconnus de l'existence il a découvert. Considérons donc le critique comme un découvreur de découvertes.
Étant donné que la découverte contenue dans une oeuvre d'art est par définition inattendue et imprévisible, il n'existe pour la saisir aucune méthode généralement valable et applicable ; la pensée critique est essentiellement non méthodique. De même qu'un roman restitue (contre l'esprit des sciences) le caractère irréductible et concret de la vie, la critique littéraire nous rend sensibles à ce qui, dans une oeuvre d'art, est singulier, donc imprévisible, donc incalculable par une méthode. » (p. 7-8)

« Clarifications, Elucidations: an interview with Milan Kundera », dans The Review of Contemporary Fiction, été 1989, p. 7-11.

« There are metaphysical problems, problems of human existence, that philosophy has never known how to grasp in all their concreteness and that only the novel can seize. This said, these novelists (particularly Broch and Musil) made of the novel a supreme poetic and intellectual synthesis and accorded it a preeminent place in the cultural totality. » (p.9)

« A personal recollection: The New Yorker published the first three parts of The Unbearable Lightness of Being – but they eliminated the passages on Nietzsche's eternal return! Yet, in my eyes, what I say about Nietzsche's eternal return has nothing to do with a philosophic discourse; it is a continuity of paradoxes that are no less novelistic (that is to say, they answer no less to the essence of what the novel is) than a description of the action or a dialogue. » (p.9)

[sur le fait que l'appellation “roman européen” semble exclure le roman américain] : « I'll never stop repeating that they only context that can reveal the meaning and value of a novelistic work is the context of the history of European novel. […] It really bothers me to not be able to find the right term. If I say “Western novel”, it will be said that I am forgetting the Russian novel. If I say “world novel”, I am concealing the fact that the novel I am speaking of is the one historically linked to Europe. That is why I say “European novel”; but I understand this adjective in the Husserlian sense: not as a geographical term, but a “spiritual” one which takes in both America and, for example, Israel. What I call the “European novel” is the history that goes from Cervantes to Faulkner. » (p.10)

« It is the sex of the novels and not that of their authors that must interest us. All great novels, all true novels are bisexual. This is to say that they express both a feminine and a masculine vision of the world. The sex of the authors as physical people is their private affair. » (p.10)

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