La physique quantique au bout du robinet
Nous savons tous intuitivement que les liquides ordinaires s’écoulent plus rapidement au fur et à mesure que le canal dans lequel ils se trouvent se resserre, à l’instar d’une rivière qui trouve son chemin dans une succession de rapides de plus en plus étroits.
Mais qu’arriverait-il si le tuyau était si minuscule que seuls quelques atomes d’hélium superfluide pouvaient s’échapper de son extrémité en même temps? Selon un modèle de la mécanique quantique établi depuis longtemps, l’hélium superfluide se comporterait différemment d’un liquide ordinaire : loin d’accélérer, il ralentirait.
Depuis plus de 70 ans, les scientifiques étudient l’écoulement de l’hélium dans des tuyaux de plus en plus petits et ce n’est que récemment, grâce à l’avènement de la nanotechnologie, qu’ils ont pu utiliser l’échelle nanométrique nécessaire pour mettre à l’essai le modèle théorique appelé « théorie de Tomonaga-Luttinger » (du nom des chercheurs qui l’ont élaboré).
Une Ă©quipe de chercheurs de l’UniversitĂ© McGill et de collaborateurs de l’UniversitĂ© du Vermont et de l’UniversitĂ© de Leipzig, en Allemagne, a rĂ©ussi Ă rĂ©aliser une expĂ©rience dans le plus petit canal jamais utilisĂ© – un microcanal de moins de 30 atomes de diamètre. Dans un article faisant Ă©tat des rĂ©sultats de ces travaux publiĂ© aujourd’hui en ligne dans la revue scientifique Science Advances, les chercheurs rĂ©vèlent que l’écoulement de l’hĂ©lium superfluide dans ce robinet miniature semble effectivement ralentir.Ěý
« Les résultats que nous avons obtenus suggèrent qu’un robinet quantique adopte effectivement un comportement fondamentalement différent », affirme Guillaume Gervais, professeur de physique à McGill, qui a dirigé le projet. « Nous n’en avons pas encore la preuve irréfutable, mais nous croyons avoir franchi une étape importante vers la confirmation expérimentale de la théorie de Tomonaga-Luttinger dans un véritable liquide. »
La zone oĂą tous les concepts physiques changent
PHOTO: L'appareil utilisé par les physiciens de McGill pour faire passer l'hélium superfluide par un nanopore. CREDIT: Pierre-François Duc
Les résultats de cette étude pourraient un jour contribuer à la mise au point de nouvelles technologies, comme des nanocapteurs dotés d’applications dans les systèmes GPS. Mais pour l’instant, affirme le professeur Gervais, les résultats sont intéressants simplement « parce qu’ils repoussent les limites de la compréhension des choses à l’échelle nanométrique. Nous approchons de la zone grise où tous les concepts physiques changent. »
Le professeur Adrian Del Maestro, de l’Université du Vermont, a recours à des simulations par ordinateur haute performance afin de comprendre jusqu’à quel point le robinet doit être petit pour que l’on puisse voir émerger cette nouvelle physique. « La capacité d’étudier un liquide quantique à des échelles de grandeur aussi petites en laboratoire est extrêmement fascinante, car elle nous permet d’approfondir notre compréhension fondamentale de la façon dont les atomes collaborent pour former une matière superfluide », explique-t-il. « Le ralentissement de ce superfluide que nous observons indique que cette collaboration commence à faillir lorsque le diamètre du microcanal atteint l’échelle nanométrique » et se rapproche davantage de la limite unidimensionnelle exotique proposée par la théorie de Tomonaga-Luttinger.
La mise au point de ce qui constitue probablement le plus petit robinet au monde n’a pas été chose facile. Le professeur Gervais en a eu l’idée au cours d’une conversation informelle de quelques minutes avec un éminent physicien théoricien, il y a huit ans. La réalisation de ce nanorobinet a toutefois nécessité « au moins 100 essais – peut-être même 200 », affirme Guillaume Gervais, boursier de l’Institut canadien de recherches avancées.
Un faisceau d’électrons comme foret
En utilisant un faisceau d’électrons comme foret, les membres de l’équipe ont percé de minuscules trous de sept nanomètres de diamètre dans un morceau de nitrure de silicium, un matériau résistant utilisé pour des applications telles que des moteurs diesel pour automobiles et des roulements à billes haute performance. En refroidissant l’appareil pour qu’il atteigne de très basses températures et en plaçant l’hélium superfluide d’un côté du trou et une pression négative de l’autre, les chercheurs ont pu observer l’écoulement du superfluide dans le canal. En modifiant la grosseur du canal, ils ont découvert que la vitesse maximale d’écoulement survenait lorsque le rayon du trou diminuait.
Ces expériences reposent sur une caractéristique unique des superfluides. Contrairement aux liquides ordinaires – l’eau ou le sirop d’érable, par exemple –, les superfluides peuvent s’écouler sans aucune viscosité. Ils peuvent donc traverser de très fins canaux sans frottement et, une fois en mouvement, ils ne nécessitent aucune pression pour poursuivre leur course. L’hélium est le seul élément naturel connu qui puisse devenir superfluide; il atteint cet état lorsqu’il est refroidi à des températures extrêmement basses.
Percée par inadvertance
Les chercheurs ont toutefois été ralentis pendant des années par une difficulté technique : le minuscule trou percé dans le nitrure de silicium était constamment obstrué par des contaminants. Puis, un jour, alors que le professeur Gervais était à l’étranger dans le cadre d’une conférence, un nouvel étudiant au sein de son laboratoire a dérogé par inadvertance au mode opératoire de l’équipe et laissé une valve ouverte dans l’appareil. « Nous avons alors découvert que cette valve gardait le trou ouvert », explique le professeur Gervais. « C’était la clé qui permettait à l’expérience de fonctionner. Il arrive que les percées scientifiques voient le jour par inadvertance! »
Le professeur Bernd Rosenow, physicien quantique à l’Institut de physique théorique de l’Université de Leipzig, a également contribué à cette étude.
Partenaires de recherche : Cette étude a été financée par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, le Fonds de recherche du Québec ‒ Nature et technologies, et l’Institut canadien de recherches avancées. Polytechnique Montréal a donné aux chercheurs l’accès aux installations où le trou a été percé aux fins de cette expérience. Les simulations sur ordinateur ont été réalisées au Vermont Advanced Computing Core.
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L’article intitulé « Critical flow and dissipation in a quasi–one-dimensional superfluid », par Pierre-François Duc, Michel Savard, Matei Petrescu, Bernd Rosenow, Adrian Del Maestro et Guillaume Gervais a été publié en ligne dans la revue spécialisée Science Advances le 15 mai 2015. DOI : 10.1126/sciadv.1400222
Contactes:
Chris Chipello, Bureau des relations avec les mĂ©dias, 514 398-4201,Ěýchris.chipello [at] mcgill.ca
Guillaume Gervais:Ěýgervais [at] physics.mcgill.ca
Joshua Brown, University of Vermont, 802-656-3039Ěýjoshua.e.brown [at] uvm.edu
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