Obtenir une bourse Rhodes est une réalisation remarquable, peu importe les circonstances. Pour Arisha Khan, une entrée à l’Université d’Oxford à l’automne 2019 à titre de 145e boursière Rhodes de McGill tient pratiquement du miracle ou, à tout le moins, déjoue les statistiques.
Dès l’âge de six ans, Arisha a bien connu les services de protection de la jeunesse. « Aucune stabilité, déclare-t-elle. Au Canada, environ 50 % des enfants qui sont placés en famille d’accueil décrochent au secondaire, ce qui est nettement supérieur à la moyenne nationale. Et seulement 2 % de ces enfants obtiennent un diplôme universitaire. Toutes les statistiques étaient contre moi. »
« J’ai failli échouer ma neuvième année, et je n’aurais jamais pensé pouvoir aller à l’université », précise‑t-elle.
Arisha adore les statistiques, mais pas de ce genre-là , et elle ne comprend pas pourquoi tant de gens haussent simplement les épaules en se disant qu’il s’agit d’un destin triste, mais inévitable, pour ces jeunes. « C’est sous-entendu que les enfants en famille d’accueil échoueront, et les enfants ont tendance à croire les adultes. »
Manque de soutien aux Ă©tudes postsecondaires
Comme les attentes sont basses, il n’y a ni planification ni soutien pour les enfants issus de famille d’accueil qui veulent aller à l’université. « L’objectif est un diplôme d’études secondaires », affirme Arisha, qui a perdu tout accès aux services de soutien du gouvernement lorsqu’elle a eu 18 ans. « Après ça, plus rien. Combien de jeunes adultes vivent chez leurs parents ou reçoivent une aide de leur famille pendant leurs études universitaires? »
« Je travaillais à temps plein pendant mes études au secondaire, déclare-t-elle, et ça me met en colère lorsque des gens essaient de glorifier cette situation. Aucun enfant ne devrait avoir à faire ça. »
Comme le fait remarquer Arisha, le taux de décrochage élevé ne représente que la pointe de l’iceberg. Les « enfants du système », comme elle les appelle, risquent davantage de développer une dépendance aux drogues et de finir dans la rue ou en prison.
« Pourquoi les gens ne réagissent-ils pas face à de telles statistiques? Parce qu’ils considèrent que c’est normal pour les enfants du système. Personne ne se demande pourquoi le système n’arrive pas à protéger les enfants, alors que c’est sa mission. »
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La loi pour seule arme
Pour se protéger, Arisha s’est tournée vers l’autodéfense. À 14 ans, elle avait toujours dans son sac à dos un exemplaire de la loi sur la protection de l’enfance de l’Ontario, qui énonce les droits des enfants en famille d’accueil. « Une des clauses dit que dans l’intérêt de l’enfant, ce dernier a le droit de participer aux décisions qui le concernent, dit-elle avec un sourire en coin. On me trouvait bizarre, mais je brandissais la loi et je disais “Vous voyez? Vous devez m’écouter.” C’était ma seule arme. »
Ainsi armée, Arisha a pu atténuer certains des manquements graves dont elle a été témoin en famille d’accueil. « Le système m’a laissée tomber, déclare-t-elle sans détour. Ce n’est pas facile de se faire entendre. C’est pourquoi nous avons besoin de personnes qui défendront les enfants et les jeunes dans le système. »
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Agir dans l’ombre
Plus elle se renseignait sur le système et ses failles, plus elle avait envie de trouver des façons de corriger la situation.
C’est en 2013 qu’elle a fait sa première incursion dans la défense des politiques, en participant à la création de sièges réservés aux jeunes au sein du Conseil d’administration de la Société de l’aide à l’enfance, son « parent légal » en Ontario. Au même moment, elle était la plus jeune membre du Conseil d’administration de la Société pour la province.
Ensuite, Arisha a été conseillère pour le premier ministre de l’Ontario. Au cours des trois années qui ont suivi, elle a étudié tous les programmes gouvernementaux pour les jeunes, tout en dirigeant des consultations communautaires et en rendant visite à des jeunes dans des centres de détention, pour s’assurer que les politiques provinciales reflétaient la réalité des jeunes ontariens suivis par le système. « À partir de ce moment, je me suis rendu compte que je pouvais tirer des enseignements de mes propres difficultés et agir au sein de la fonction publique pour améliorer les institutions», affirme-t-elle.
Actuellement, Arisha est vice-présidente de Jeunes pris en charge Canada. Cet organisme de charité soutient les jeunes qui sont en famille d’accueil, ou qui l’ont déjà été, et milite pour la défense des politiques touchant les collectivités. Elle dirige l’évaluation de la conformité du Canada aux principes de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant et participe à l’organisation du congrès 2020 de l’International Foster Care Organisation.
Dans le cadre de son travail, Arisha a appris une chose : les politiciens ne sont pas toujours très bons pour tenir leurs belles promesses. « J’ai vu passer quatre ministres des Services à l’enfance et à la jeunesse qui ont tous promis de transformer le système; mais rien n’a changé. Ils attendent qu’une autre tragédie se produise pour en parler. Mais il faut arrêter d’en parler et enfin fournir des ressources et du soutien. »
Pour sa part, Arisha s’allie à ceux et celles qui travaillent dans les coulisses et qu’elle admire. « Les fonctionnaires ont été les mentors les plus importants pour moi. J’admire ces personnes qui, malgré les changements de gouvernement, travaillent chaque jour à améliorer le système. »
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L’aide financière est essentielle
L’aide financière est l’un des principaux aspects qui doivent changer. Pour Arisha, une aide financière continue est l’une des choses qui manquent le plus aux personnes issues du système de protection de l’enfance. « Personne ne devrait avoir à vivre dans cette précarité constante qui crée des situations que les gens associent aux enfants en famille d’accueil : itinérance, problèmes judiciaires, toxicomanie, décrochage scolaire. »
Aux États-Unis, notamment en Californie, des programmes de soutien ambitieux font augmenter considérablement le taux de diplomation au secondaire et à l’université chez les enfants placés en famille d’accueil. Et même si Arisha affirme que le Canada traîne de la patte, on peut voir que la situation change lentement.
Arisha fait remarquer qu’en Colombie-Britannique, les jeunes qui quittent leur famille d’accueil ont, grâce à une initiative récente, accès à la gratuité scolaire dans les 25 établissements postsecondaires publics de la province.
À McGill, Arisha a participé à la création de la bourse d’études permanente qui permet à des jeunes en famille d’accueil, ou issus de famille d’accueil, de toucher une somme minimale de 5 000 $ pour leurs études au baccalauréat.
« J’ai entendu dire qu’aux États-Unis, les jeunes pris en charge par la protection de la jeunesse ont accès à des bourses couvrant la totalité des frais de scolarité, mais aussi à des programmes d’aide, ajoute‑t‑elle. J’ai rédigé un rapport de 50 pages sur ces programmes qui obtiennent un taux de diplomation postsecondaire de 90 %. Au Canada, ce chiffre est d’environ 2 %. Nous devons nous inspirer des programmes américains. »
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Sortir de sa zone de confort
Arisha Khan termine sa dernière année en politiques sociales comparatives à McGill; elle suit des cours portant sur les politiques, la santé publique, le travail social et l’économie. À Oxford, elle poursuivra dans la même veine et axera ses études doctorales sur l’intervention en matière de politiques fondées sur des données probantes et sur l’évaluation des politiques. « Mes expériences m’ont appris que pour être percutantes, les lois et les politiques doivent être associées à des actions s’appuyant sur des faits et sur un processus de consultation. À Oxford, mes travaux de recherche porteront sur des protocoles de détection et d’intervention rapides dans les cas de maltraitance d’enfants, notamment au moyen d’une collaboration entre les services de protection de l’enfance et les services de santé. »
Comme les fonctionnaires qu’elle admire tant, Arisha préférerait réaliser l’essentiel de son travail dans l’ombre. Mais comme elle est probablement la première « enfant du système » à obtenir une bourse Rhodes, elle comprend qu’on lui offre une tribune bien spéciale. « C’est à la fois un privilège et une immense responsabilité, admet-elle. Auparavant, je parlais de politiques et de données parce que tout le monde est plus à l’aise avec des statistiques et des faits. Maintenant, j’estime avoir l’obligation de parler aussi de mon expérience personnelle parce que les gens ont besoin de l’entendre, même si ça les met mal à l’aise. »