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Une discussion sur « Mille secrets mille dangers » avec Alain Farah

Alain Farah est professeur agrégé dans le Département des littératures de langue française, de traduction et de création à McGill. Son deuxième roman, «Mille secrets mille dangers», publié par le Quartanier en septembre 2021, est finaliste pour le Prix du Gouverneur Général 2022, dans la catégorie « Romans ».

Alain Farah nous invite à assister à son mariage. La première scène de s’ouvre le 7 juillet 2007, le jour des noces d’Alain Farah, et déclenche une histoire de famille, une histoire de couple, une histoire d’amitié, et une histoire de Montréal.

Né au Québec de parents d’origine libanaise d’Égypte, le roman trace l’histoire personnelle de Farah, et celles des membres de sa famille. Il explore divers sujets dont l’appartenance culturelle, les défis qu’éprouvent les enfants issus d’une première génération d’immigrants, l’anxiété sociale et les liens familiaux qui nous définissent en tant qu’individus.

Tout au long du roman, les lecteurs sont accueillis par des lieux de Montréal très connus : le Orange Julep, l’Oratoire Saint-Joseph, le Collège Villa Maria, le Petit Liban de l’arrondissement Saint-Laurent, L’Île Notre-Dame et le Circuit Gilles-Villeneuve. Montréal, toujours en arrière-plan du roman, nous suit alors que l’on découvre l’adolescence d’Alain, ponctuée par la découverte d’un premier amour et de soucis de santé, de ses angoisses prénuptiales, et de la mort d’une amie de longue date.

Image by Le QuartenierEn écrivant Mille secrets mille dangers, Farah a souhaité créer un roman décrivant une famille québécoise que les lecteurs québécois n’avaient probablement pas l’habitude de lire.

Nous avons parlé avec Alain Farah de son dernier roman, des influences littéraires qui ont façonné l’histoire d’Alain et des différents thèmes qui composent le roman.

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Q : Mille secrets mille dangers est un « roman autobiographique ». Votre premier roman, Pourquoi Bologne (2013), peut aussi être qualifié par ce genre littéraire. Quelle place occupe l’autofiction dans la tradition littéraire québécoise et qu’est-ce qui vous a motivé à choisir ce genre pour vos propres œuvres?

On associe souvent l’autofiction à l’impudeur, alors que cette façon de travailler l’articulation vie/littérature m’intéresse pour la raison opposée : il y a là un superbe terrain de jeu pour se découvrir soi-même en tant qu’autre, pour prendre la mesure de ce qui nous échappe à l’intérieur de nous-même, pour déployer avec un maximum de puissance cet effet de distanciation (Verfremdungseffekt) si cher à Brecht et à son théâtre politique.

Une autre méprise sur l’autofiction concerne le fait qu’il s’agirait d’une « mode », au Québec, en France, et ailleurs, alors qu’on pourrait, il me semble, lire des textes très anciens (même La Divine comédie, pourquoi pas !) comme des autofictions. Ceci dit, les dernières années ont permis aux lectrices et lecteurs d’ici de découvrir de grands textes de ce genre : je pense évidemment à Putain de Nelly Arcan, mais aussi plus récemment à Ouvrir son coeur d’Alexie Morin.

Q : L’Alain de Mille secrets mille dangers est-il le même Alain que celui qui a écrit le livre ? Comment vos lecteurs ont-ils réagit à votre roman ? Vos ami.e.s et votre famille ? Vos étudiant.e.s ? Ont-ils trouvé des similarités et des différences entre l’Alain du roman et vous, Alain l’ami, Alain le collègue, Alain le cousin, Alain le professeur ?

Il est vrai que le pacte que je propose mène très souvent à la question du vrai et du faux, du vrai faux ou faux vrai « Alain ». C’est ainsi depuis le début de ma pratique. Ça m’amuse. Les réactions ? Elles sont amusées, souvent perplexes, parfois frustrées. On oublie qu’il existe mille personnes à l’intérieur de nous. Ce n’est pas une maladie, c’est le propre de l’être humain que de s’adapter à son environnement. J’explique cela à mes étudiant.e.s en les menant à réfléchir à ceux et celles qu’ils deviennent face à leurs ami.e.s, leurs parents, leurs profs... Une personne qui ne se transforme pas a plus de risque d’être malheureuse que celle qui sait, même si c’est inconscient, s’adapter à ses interlocuteurs.

Q : Presqu’un an après sa parution, votre roman connaît un grand succès : finaliste du Prix du Gouverneur Général 2022, dans la catégorie « Romans », annonce d’une adaptation cinématographique par le réalisateur québécois Philippe Falardeau... Selon vous, pourquoi est-ce que cette histoire résonne tant pour ses lecteurs?

C’est difficile à dire, et j’ai la ferme conviction que l’enthousiasme autour de mon dernier roman s’explique aussi par le contexte. On a longtemps raconté le Québec d’un seul point de vue, et les lectrices et les lecteurs sont désormais curieux d’aller à la rencontre d’autres récits de familles québécoises.

Je suis si heureux du succès du Là où je me terre de ma collègue Caroline Dawson, ou de la pièce Mama de ma cousine Nathalie Doummar. J’ai été comblé par la rencontre d’une famille de réfugiés chiliens, ou celle avec une famille égyptienne au bord de l’implosion. Je veux maintenant aller vers les histoires de famille québécoise provenant de Chine, d’Haïti, du Brésil, etc. Mille secrets déploie des thématiques traditionnelles, voire universelles (amitié, famille, maladie, deuil, exil), mais d’une manière joueuse, peut-être.

Q : Plusieurs lieux emblématiques de Montréal et ses environs apparaissent dans votre livre : l’Oratoire St-Joseph, le Orange Julep, Le Toundra sur l’Île Notre-Dame, le quartier du Petit Liban dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Sur le programme « Quebec AM » avec Julia Caron sur CBC, vous expliquiez qu’en racontant l’histoire d’Alain vous vouliez aussi raconter l’histoire du Québec. À quel point est-ce que l’histoire d’Alain et celle de Montréal et Québec, sont-elles entrelacées?

On pourrait dire qu’elles sont tricotées très serrées ! J’ai mis du temps à faire entrer Montréal dans mes livres, car j’avais l’impression que la littérature devait avoir pour décor Paris, New York, ou Buenos Aires. Puis à un moment j’ai réalisé que le principe du « write what you know » permettait d’aller chercher à l’intérieur de notre passé une sorte de vérité de l’expérience.

Q : Votre livre traite de plusieurs sujets dont l’identité ethnique et l’appartenance culturelle. Vous utilisez les termes « pure laine » et « de souche » en portant une réflexion sur les Libanais d’Égypte. Ces termes, lorsqu’ils sont employés aujourd’hui au Québec par exemple, peuvent évoquer un sentiment d’exclusion. Pourquoi avez-vous choisi d’explorer ce concept dans le contexte de votre roman ? Comment vos personnages vivent-ils leurs identités culturelles/ethniques ?

Je suis bien placé pour savoir ce que de telles dénominations produisent comme effets, les ayant souvent expérimentés moi-même, surtout dans ma jeunesse. Nous sommes encore dans les contrecoups du « nous » employé par Jacques Parizeau ce soir fatidique d’octobre 1995. C’est triste : je considère nécessaire de revendiquer haut et fort la fierté d’être Québécois, tout en se préservant des périls du nationalisme.

Q : Dans son discours lors du mariage de son fils, Shafik Elias dit, « Cette vie où nous sommes plongés est un piège, un piège qui sommeille dans la prison du temps. » Selon vous, le passé est-t-il véritablement un ancrage qui nous retient comme l’explique Elias ou une source d’inspiration afin d’envisager un avenir avec plus de possibilités?

Je crois sincèrement que ça peut être l’un ou l’autre, l’un et l’autre. La littérature est un savoir tout à fait singulier, dont le second objet de travail, après le langage, est le temps. La littérature sert à nous montrer, à nous prouver, même, que le temps n’est pour personne une expérience linéaire.

Q : Comme Mrs. Dalloway de Virginia Woolf et Ulysses de James Joyce, votre roman se dĂ©roule sur une pĂ©riode de vingt-quatre heures, entrecoupĂ©e par des flashbacks de mĂ©moire personnels. Ces romans Ă©taient-ils une source d’inspiration pour vous? Pourquoi avez-vous choisi d’encadrer votre rĂ©cit avec les flashbacks »ĺ’A±ô˛ąľ±˛Ô?

Absolument. Pour des raisons très différentes, ces deux romans sont très importants pour moi. Ils sont d’ailleurs tirés de la littérature de langue anglaise, comme quoi contrairement à ce que me disait ma mère quand elle voyait mes amis boire du lait en mangeant leur spaghetti, les mélanges ne sont pas dangereux. La sensibilité de la narratrice de Mrs. Dalloway, sa capacité d’aller d’une tête à l’autre harnacher la matière sensible, c’est inégalé en littérature. À propos de Ulysses, ce roman m’obsède depuis presque vingt ans. J’ai beaucoup observé sa structure avant d’en déterminer une pour Mille secrets.

Q : En 2017, le premier chapitre du roman apparait sous forme de nouvelle, traduit en anglais par Lazer Lederhendler, dans la revue britannique Granta. Pourquoi dévoiler Mille secrets mille dangers au public, pour la première fois, par une traduction?

C’est un cadeau du destin. Granta avait fait un appel de textes pour les cent-cinquante ans du Canada, mais j’étais trop occupé entre ma session et les premières réécritures de MSMD pour proposer quoi que ce soit à cette publication mythique. Comme la vie fait parfois bien les choses, Madelaine Thien et Catherine Leroux, une fois la sélection terminée, ont pensé me faire signe pour ajouter peut-être un peu de cette contrived madness dont me parlait souvent Lazer en traduisant Pourquoi Bologne en 2014. Ça m’émeut de penser que cette ouverture du roman, si ancrée dans la vie de mon père, une vie déterminée par les dynamiques coloniales, soit d’abord parue dans une langue et une capitale étrangères, et pas n’importe lesquelles... Ce petit texte a eu une belle fortune, car il est ensuite paru en Israël dans une version dont mes amis qui lisent l’hébreu me disent beaucoup de bien.

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Alain Farah est professeur de littérature à McGill. Il a publié au Quartanier les romans Mille secrets mille dangers (2021, lauréat du Prix Ringuet, finaliste du Prix littéraire des collégiens, du Prix des libraires, du Grand Prix du livre de Montréal et du Prix littéraire du Gouverneur général), Pourquoi Bologne (2013, finaliste du Grand Prix du livre de Montréal) et Matamore no 29 (2008), ainsi que le livre de poèmes Quelque chose se détache du port (2004, finaliste du prix Émile-Nelligan). Il est le coauteur, avec l’illustratrice Mélanie Baillairgé, d’un roman graphique, La ligne la plus sombre, paru à La Pastèque en 2016, et a signé l’adaptation théâtrale du Déclin de l’empire américain de Denys Arcand, produite par le théâtre PÀP dans une mise en scène de Patrice Dubois, créée le 28 février 2017, et dont il y a eu près de quatre-vingts représentations. Il a été chroniqueur à l’émission Plus on est de fous, plus on lit! de 2011 à 2021.

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